L’ENTRETIEN DU MOIS
—> Tobie Nathan

 

Nš 403 | DÉCEMBRE 2006 | 64-67

Tobie Nathan :

« Le thérapeute doit négocier avec l’invisible »

       
 
Pourquoi critiquez-vous la psychanalyse ?
TOBIE NATHAN : La psychanalyse joue sur deux tableaux : elle se veut à la fois une démarche de développement personnel et une méthode de soins. Ayant moi-même suivi une psychanalyse lors de ma formation, j’ai compris en me consacrant à l’ethnopsychiatrie que la psychanalyse est une bonne démarche de questionnement personnel mais pas une thérapie. On ne peut pas soigner quelqu’un à partir de lui seul : une thérapie travaille toujours sur la relation de la personne avec des êtres ou des « choses » extérieurs à lui. En biologie, il s’agit de virus ou de bactéries, ou même de gènes ; dans le domaine du psychisme, ce sont des esprits, des démons, ou encore des dieux. Les thérapeutes traditionnels – les chamans, les guérisseurs africains – essaient d’éloigner du patient ces êtres maléfiques en les dupant. L’art de ces thérapeutes ressemble plus à du marchandage qu’à l’énonciation de vérités singulières. La psychanalyse, au contraire, oblige la personne à se soumettre à cette vérité aussi banale que cruelle, selon laquelle ses désirs ne seront jamais assouvis. Je n’ai jamais compris en quoi la résignation pouvait guérir quiconque…
 
Comment êtes-vous devenu ethnopsychologue ?
TOBIE NATHAN : J’ai commencé par des études de sociologie et d’anthropologie à la Sorbonne. Âgé de 20 ans en 1968, j’étais surtout impliqué dans les mouvements politiques et, comme beaucoup, je ne savais pas très bien où j’allais. J’ai eu la chance de rencontrer Georges Devereux en 1969. Cela a été décisif : il m’a poussé vers l’ethnopsychiatrie. J’ai donc passé une thèse en psychologie sous sa direction.

Qui était Georges Devereux ?

TOBIE NATHAN : Un personnage invraisemblable… Son nom n’était pas son vrai nom. Il a choisi « Devereux » à la place du hongrois « Dobo » qui avait déjà remplacé, à la génération précédente, un patronyme juif à consonance
allemande. Né en Transylvanie en 1908, imprégné
de culture austro-hongroise, Devereux parlait parfaitement huit langues. Il a eu quasiment autant de vies. D’abord pianiste, il vient ensuite à Paris pour étudier la physique avec Marie Curie et Jean Perrin. De là il se met à l’ethnologie auprès de Marcel Mauss et de Paul Rivet. Immigré aux États-Unis, il passe sa thèse sur la sexualité des Indiens mohaves de Californie, et part étudier l’ethnie
des Sedang en Indochine. Après guerre, il se forme à la psychanalyse à la clinique de Karl Menninger à Topeka, en Arizona. Après avoir exercé très peu de temps à New York, il obtient enfin ce qu’il souhaitait depuis l’époque heureuse de ses études à Paris, un poste de professeur en France, à l’École pratique des hautes études. C’est lui qui a introduit l’ethnopsychiatrie dans notre pays.


Qu’est-ce qui vous a intéressé dans son enseignement ?

TOBIE NATHAN : J’ai surtout été fasciné par sa personnalité multiple et complexe. Pourtant tout est parti

TOBIE NATHAN, professeur de psychologie,
est l’inspirateur de l’ethno-psychiatrie en France. Il a consacré vingt-cinq ans à l’enseignement et à la recherche autour de cette discipline à l’université Paris-VIII. Depuis septembre 2004, il occupe un poste de conseiller de coopération et d’action culturelle auprès de l’ambassade de France en Israël.
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d’un malentendu. Quand Devereux parlait de cultures traditionnelles, il avait en tête les Indiens d’Amérique
et les Indochinois, alors que nous, ses étudiants, nous pensions aux Africains et aux Maghrébins que nous rencontrions en France. Nous lui posions des questions sur la meilleure façon de prendre en charge nos patients, il nous répondait avec des schémas
venant d’autres mondes. Il n’avait jamais mis les
 
avons autant à apprendre d’eux qu’à leur transmettre. Cette discipline est donc fondée sur l’échange. Nous chercherons par exemple si ce que nous observons des pratiques vaudous en Haïti ou des techniques d’un chaman cachinawa du Pérou nous conduit à modifier notre conception de telle maladie mentale ou à revoir nos pratiques thérapeutiques. Nous faisons en sorte d’apprendre des psychiatries des autres mondes. Sur
 
pieds en Afrique ! Décalé, son discours n’en restait pas moins passionnant : son enseignement nous obligeait à remettre en question nos dogmes en anthropologie et en psychologie. Il contestait
Les thérapeutes occidentaux
ont autant à apprendre des guérisseurs et des chamans qu’à leur transmettre
ce point, l’ethnopsychiatrie se situe à l’opposé de la psychiatrie transculturelle qui cherche à mondialiser les théories des Occidentaux. Lorsque des études épidémiologiques évaluent l’impact de la dépression

par exemple la fameuse période de latence sexuelle qui interviendrait, selon la psychanalyse, entre cinq ans et la puberté. Il avait vu dans certaines sociétés traditionnelles en Indochine, et surtout chez les Mohaves de Californie, les enfants faire l’amour dès l’âge de 5 ans. L’ethnopsychiatrie qu’il nous enseignait nous contraignait à remettre perpétuellement en cause nos énoncés soi-disant universels.

Sur quoi se fonde l’ethnopsychiatrie ?
TOBIE NATHAN : Elle implique que les peuples traditionnels ont leur propre psychopathologie et que nous

 

au Botswana ou au Burkina Faso, le corollaire en sera nécessairement la vente des médicaments occidentaux aux Africains. On pourrait au contraire mettre en valeur leurs ressources culturelles plutôt que de contribuer à les transformer en consommateurs passifs.

Cela a donc peu à voir avec la psychanalyse?
TOBIE NATHAN : Devereux avait une vision américaine, thérapeutique, de la psychanalyse, très éloignée de la pratique française de l’époque et a fortiori de celle d’aujourd’hui, qui est de nature plus philosophique. Il m’a convaincu de me former à cette démarche, ce

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que j’ai fait au sein de la société psychanalytique de Paris. Mais mon but premier était de me diriger vers l’ethnopsychiatrie : j’ai lancé en 1980 la première consultation à l’hôpital Avicenne de Bobigny sous le parrainage du professeur Serge Lebovici. À l’époque, c’était un concept révolutionnaire. Nous considérions que les patients, même s’ils n’en étaient pas totalement conscients, savaient plus ou moins confusément que quelqu’un de leur entourage, un guérisseur, un devin, saurait les soulager.
Et ce qui nous intéressait, c’était d’apprendre les méthodes et les théories de ces thérapeutes.
 
Et vous, on vous a laissé créer ce centre ?
TOBIE NATHAN : Oui, car il s’agissait d’aide aux populations
défavorisées et qu’il existait un besoin spécifique
de prise en charge psychosociale des migrants.
À l’université, je pouvais trouver des thérapeutes bénévoles
– chercheurs, étudiants en doctorat – acceptant de se réunir pendant trois heures autour d’un cas, sans faire payer le patient. Au centre Georges-Devereux, les consultations sont facturées aux institutions qui nous adressent les personnes. Aujourd’hui encore, les patients ne déboursent rien pour leur prise en charge.
   
 
 
Comment procédiez-vous ?
TOBIE NATHAN : On ne pouvait pas mettre en oeuvre un tel concept dans une consultation
classique. Si l’on avait demandé directement à la personne quelle était la meilleure méthode pour la soigner, elle ne nous aurait pas répondu : les migrants n’ont pas envie d’apparaître
différents ! Il fallait donc inventer un dispositif permettant
de révéler ces forces implicites. Nous avons décidé de recevoir le patient et sa situation, c’est-à-dire souvent
une famille, des amis, des voisins, un traducteur, un spécialiste du pays, et aussi d’autres thérapeutes, voire des philosophes intéressés par la différence culturelle. Les séances accueillaient de dix à vingt personnes et duraient souvent plus de trois heures. C’était hors norme : s’il avait fallu calculer leur coût, nous

 

Pouvez-vous citer un cas emblématique
de votre méthode ?

TOBIE NATHAN : Lorsque l’on pratique l’ethnopsychiatrie, on a nécessairement une relation
avec l’invisible. Ainsi je me souviens de Nadine, une Camerounaise envoyée par une association de parents isolés. Vivant seule avec sa fille, elle est plongée dans une dépression si grave qu’elle n’arrive
plus à s’occuper de son enfant. Je lui parle en lui touchant
les mains, dans un geste que je veux rassurant. Aussitôt, elle entre en transe et déclare, d’une voix d’homme – en fait, la voix de son père décédé un an auparavant : « Je veux que Nadine vienne immédiatement sur ma tombe au Cameroun. » Puis, s’adressant à moi : « Qui es-tu toi pour me parler ? » Et elle (il) ajoute : « Comment peux-tu t’occuper de ma fille, tu n’es même pas Noir. » Dans ce cas, vous avez deux solutions :
 
 


[1] T. Nathan, Psychologie française, 45, 99, 2000.

aurions atteint des sommes astronomiques. Mais nous considérions que nous faisions avancer la recherche. Ensuite, je suis parti pour créer le centre Georges-Devereux à l’université Paris-VIII.

Pourquoi avez-vous rejoint l’Université ?
TOBIE NATHAN : N’étant pas médecin, je savais que ce que je développais ne pourrait avoir d’avenir en faculté de médecine. Alors j’ai créé un centre de consultation dans une université. En France, cette expérience est hélas restée unique. Dans tous les pays occidentaux, il existe des centres universitaires de psychologie clinique. C’est le meilleur moyen pour que les étudiants apprennent à soigner. Les psychologues devraient faire un internat, comme les médecins [1]

 

soit vous arrêtez la séance, soit vous engagez une négociation avec l’esprit qui vient d’apparaître. C’est le parti que j’ai pris. Ainsi, en quelques séances, après avoir fait venir son frère, puis sa soeur, j’ai aidé Nadine à sortir de sa déprime, en « entrant en relation » avec l’esprit du père.

Que signifie « négocier avec un esprit » ?
TOBIE NATHAN : Bien que la séance se déroule en présence du traducteur, de la famille, des thérapeutes, des chercheurs, l’interlocuteur du thérapeute reste l’esprit qui « possède le malade ». C’est lui qui peut renseigner sur la pathologie et la manière dont elle serait prise en charge dans la société du patient. Il faut donc trouver le moyen d’entrer en discussion avec l’esprit, pour lui démontrer que vous êtes prêt à apprendre de lui, de

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2] T. Nathan.
Nous ne sommes pas seuls au monde. Essai d’écologie
des invisibles
non-humains.
Les Empêcheurs de penser en rond, 2001.
[3] T. Nathan, Genèses, 38, 136, 2000.
[4] Tobie Nathan et Jean-Luc Swertvaegher, Sortir d’une secte, Seuil/Les Empêcheurs
de penser en rond, 2003.

sa présence et de son influence sur le monde. Et ne surtout pas essayer d’interpréter le cas jusqu’à le ramener à des points de vue connus dans votre monde. Accepter cette joute avec l’esprit, c’est se révéler prêt à accueillir des patients avec des problèmes spécifiques et des théories différentes [2]. La thérapie consiste à identifier cet esprit, cette intentionnalité – et surtout à ne pas rendre le malade responsable de son état ! Si la personne souffre,
c’est qu’une force travaille à sa perte. Nous proposons de chercher ensemble à l’identifier.

Que retirez-vous de cette longue expérience de consultations ?
TOBIE NATHAN : Tout d’abord, celui qui connaît le mieux son problème, c’est le patient, sa famille ou, plus exactement, son monde. C’est là où l’on trouvera la solution la plus adaptée. Ensuite, la langue est fondamentale. Il faut travailler avec des traducteurs. Les migrants ont honte de raconter leur histoire en français ; ils ont peur qu’on ne les croie pas – souvent à raison. Enfin les mots peuvent avoir plusieurs sens : si un sorcier « mange » quelqu’un, ce qui est fréquent au Sénégal, au Congo, au Cameroun, cela signifie en fait qu’il absorbe les forces de l’autre jusqu’à l’anéantir.

Comment a été reçue l’ethnopsychiatrie en France ?
TOBIE NATHAN : Elle a été critiquée, parfois avec violence, par des psychanalystes, principalement lacaniens. À mon sens à cause de ses implications politiques. L’ethnopsychiatrie a commencé en France dans les années 1970, à l’époque où le regroupement familial s’est développé. On reprochait à la méthode, non sans une certaine mauvaise foi, de conduire à la constitution de groupes de citoyens différents, de seconde catégorie. Au contraire, l’ethnopsychiatrie est un combat pour l’égalité des chances. Soigner quelqu’un à partir de ses références culturelles, c’est reconnaître à sa culture une dignité de même nature que la sienne propre. C’est aussi lui donner le maximum de chances de guérir et par conséquent de s’intégrer dans notre société. Si, par miracle, les politiques avaient pris la décision d’institutionnaliser
l’ethnopsychiatrie, cela aurait ouvert un débat salutaire sur la différence. Les sciences humaines en France ont fait l’erreur d’abandonner la pensée de la différence à l’extrême droite. Je me suis toujours opposé à la négation de la différence et j’ai été critiqué pour cela. Quand mes idées ont commencé à être un peu connues au milieu des années 1990, mes collègues m’ont accusé d’« enfermer les migrants dans leur culture ».

Comment avez-vous répondu à ces critiques ?
TOBIE NATHAN : J’ai rappelé que je « n’enfermais » personne. Je proposais une réflexion sur le désordre, sur la maladie mentale et j’offrais des thérapies à des patients libres de venir et d’adhérer à ma démarche [3]. L’idée maîtresse de l’ethnopsychiatrie est de penser la personne

 

à partir de ses attachements – gènes, famille, langue, culture –, afin de ne pas la couper de ses liens, mais au contraire de l’inciter à s’enrichir de sa propre histoire. Si un immigré revient dans son village en Afrique pour apprendre ce qu’exige l’esprit de son père décédé, cela augmente le cercle de ses relations et le rapproche de sa famille. Il ne s’agit pas d’enfermer mais de complexifier les mondes, de les enrichir. J’ai soigné ainsi des « Français de souche », des victimes de sectes, et cela marchait, presque mieux qu’avec des migrants car il y avait moins de barrières culturelles [4].

Que pensez-vous du courant cognitivo-comportementaliste venu des États-Unis ?
TOBIE NATHAN : Ces méthodes sont remarquables parce qu’elles tiennent compte des singularités du patient, même les plus absurdes. L’une de mes étudiantes les a appliquées dans la prise en charge de boulimiques. Elle accompagnait à la boulangerie une patiente qui ne pouvait
s’empêcher d’avaler des gâteaux. Elle lui demandait lequel l’attirait, et pour quelle raison, comment il serait possible de lui résister, comme si le gâteau était animé d’une intentionnalité propre. Ainsi, le problème ne provenait plus de la seule patiente mais aussi du gâteau !Pour ma part, j’ai appliqué des méthodes semblables avec des patients phobiques des transports : comprendre quel « objet » dangereux ils percevaient dans le métro qu’ils refusent d’emprunter. Les psychanalystes se trompent lorsqu’ils prétendent que les cognitivistes veulent « dresser » les patients comme des animaux. Au contraire, ils essaient d’apprendre d’eux, comme le font les ethnopsychiatres.

Quelle est la place de l’ethnopsychiatrie aujourd’hui ?
TOBIE NATHAN : Après tous les remous qu’elle a traversés, elle est relativement bien acceptée. En France, les psychanalystes
accusent les cognitivistes, les Américains et les médicaments d’être responsables de leur déclin. Et moins l’ethnopsychiatrie dont ils acceptent certains apports. Il existe des formations à cette discipline mais elle n’a créé ni dogmes ni écoles. Car l’ethnopsychiatrie s’intéresse plus aux méthodes qu’aux théories ; plus à la technique qu’à l’idéologie. Au fond, l’ethnopsychiatrie demeure la méthodologie la plus efficace pour la prise en charge psychosociale de populations spécifiques et un formidable outil de démontage des certitudes.


Propos recueillis par Marie-Laure Théodule

Photos : Yaël Tzur/Israel Sun

    POUR EN SAVOIR PLUS
   
Tobie Nathan (dir.), La Guerre des psys, Les Empêcheurs
de penser en rond, 2006.
Catherine Meyer (dir.), Le Livre noir de la psychanalyse,
Les Arènes, 2005.
Tobie Nathan, L’Influence qui guérit, Odile Jacob, 1994.
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