samedi 08 février 2003 : http://www.liberation.fr/page.php?Article=87247

L'événement
samedi 08 février 2003 Les plaintes d'anciens patients se multiplient auprès des associations de défense et des centres spécialisés
Par Marie-Joëlle GROS

La psychothérapie, malade de dérives sectaires

Pas réglementée mais très en vogue, l'activité est parasitée par des manipulateurs. Avec l'aval de médecins.

Pour le centre Georges-Devereux qui soigne notamment les "sortants de secte", "la proposition des sectes est souvent une thérapie d'avant-garde".

 

 

 

 

 

 

 

 

La quête d'un mieux-être a toujours été le fonds de commerce des sectes. Mais, depuis quelque temps, la porosité du secteur de la santé inquiète. Sont particulièrement concernés : l'exercice classique de la médecine et le champ des psychothérapies. Dans les deux cas, les recrutements ne sont plus massifs mais individuels. Et les groupes sectaires qui s'y rattachent apparaissent de manière moins visible que Moon ou l'Eglise de scientologie il y a quelques années. "Le paysage est plus diffus", souligne Anne Fournier, chargée de mission à la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) et auteure de plusieurs ouvrages sur les sectes (1). L'offre attire beaucoup de "consommateurs ponctuels". Des gens qui se laissent tenter par des thérapies par le tarot, des stages de communication pour "apprendre à gérer ses émotions", qui dévorent des ouvrages new age, commandent des compléments alimentaires. Tous n'entrent pas forcément dans une secte, mais ils gravitent autour. Parmi ce public, l'attirance est forte pour les médecines parallèles, mais pas seulement. "Nouveau souffle".

Les médecins traditionnels se font parfois avoir. Dans un rapport du 27 septembre 1996, le conseil de l'ordre des médecins, en lien avec les Renseignements généraux, estimait qu'il existait 3 000 médecins sectaires en France (soit 1 % de la profession). "Des professionnels de la santé, les libéraux, se tournent vers le sectarisme au bout de dix ou de quinze ans de pratique. Au moment où ils sont à la recherche d'un nouveau souffle", explique Marilyne Deuxdeniers, conseillère santé à la Miviludes. A l'occasion d'une formation, ils peuvent croiser une organisation sectaire et se laisser piéger. Ou encore, comme ce chirurgien-dentiste qui pense à réaménager son cabinet, à moderniser son système informatique et qui tombe sur un groupe sectaire déguisé en prestataire de services. La capacité de financement des médecins attise la convoitise des groupes sectaires.

Enrôlés comme "agents recruteurs", ils garantissent une couverture de sérieux. La Mils (Mission interministérielle de lutte contre les sectes), ancêtre de la Miviludes, avait déjà tiré la sonnette l'alarme dans son rapport de 2001. Tout en nuançant : "Pour inquiétantes qu'elles soient, ces observations ne doivent pas donner l'impression d'une infiltration généralisée dans la santé et le secteur médico-social (...). Les collectivités hospitalières sont moins exposées que l'exercice libéral." Mais l'hôpital n'est pas une citadelle imprenable. C'est un vivier de proies faciles, de gens désemparés face à la maladie. Des groupes de guérison par la prière, par exemple, tentent de les attirer.

"Très prenant". "N'importe qui peut tomber dans une secte", assure Anne Fournier. Comme Jeanne, infirmière et femme de médecin. En 1994, elle découvre qu'elle est atteinte d'un cancer. La gastro-entérologue qui a diagnostiqué sa maladie lui conseille d'entrer en contact avec un "groupe qui pourrait l'aider". Jeanne s'est rendue à une réunion, organisée à la cité universitaire à Paris. Il y avait là près de 200 personnes : malades du sida, du cancer ; parents d'enfants malades, anorexiques et boulimiques, des gens qui avaient vécu un deuil et ne s'en remettaient pas. "Je rentrais épuisée de ces stages. On y travaillait de 7 heures à minuit, on avait à peine le temps de déjeuner. Tout tournait autour de nos émotions. C'était très prenant." Mais, quand le groupe commence à lui téléphoner sur son lieu de travail, elle rompt. Jeanne s'est laissé entraîner pendant deux ans, laissant à cette organisation de belles sommes d'argent.

Enfants "indigo". L'indifférence à la souffrance psychique des malades et de leur famille peut favoriser une forte perméabilité. "Les groupes sont protéiformes, ils s'adaptent à la demande", préviennent les spécialistes. Ainsi, Kryeon, un groupe qui cible des parents désarmés face au comportement de leurs enfants hyperactifs, surdoués ou violents. Dans la doctrine de la secte, ces "enfants indigo" sont appelés à gouverner le monde. Aux Etats-Unis, la sauce a pris. En France, les premiers témoignages sont là. "Reçus dans le cabinet d'un thérapeute connecté au groupe, les "enfants indigo" sont un excellent vecteur de recrutement d'adultes déstabilisés", estime Hayat el-Mountacir, chercheur au Centre contre les manipulations mentales (2). Dimanche 26 janvier, sur Europe 1, une "psychothérapeute" a pu tout à loisir exposer les "dons" des "enfants indigo" dans l'émission de Marc Menant sur le paranormal.

Le centre Georges-Devereux (université de Saint-Denis) propose depuis trois ans un accompagnement psychologique aux "sortants de sectes" (3). Une expérience menée en liaison avec l'Adfi (Association pour la défense des familles et de l'individu), l'autre grande association d'aide aux victimes. Cette démarche a fait apparaître qu'il existait "énormément de plaintes de gens victimes de psychothérapie", explique l'équipe de psychologues du centre Georges-Devereux. "La proposition des sectes est souvent d'avant-garde : une offre de thérapie plus efficace et plus rapide que les autres", poursuivent Jean-Luc Swertvaegher et Catherine Grandsard. Pour eux, "l'offre de soins, dans le domaine des thérapies, est extrêmement floue et doit conduire à une réflexion sur le statut du psychothérapeute". Un statut pour l'instant non réglementé et non contrôlé.

Les deux grandes associations de soutien aux victimes des sectes sont assaillies d'appel à l'aide. Les victimes sont profondément déstabilisées. D'autant qu'il arrive que le thérapeute "déviant" soit un authentique professionnel de la psychologie, happé par un groupe sectaire ou qui dérape à un moment donné de sa pratique (lire ci-dessous). Pour Philippe Gauer, président du Syndicat national des praticiens en psychothérapie, il est maintenant urgent d'"imposer une autorégulation de la profession". Peu à peu, le dispositif de lutte contre les dérives sectaires s'affine. La loi About-Picard, du 12 juin 2001, a écarté la possibilité de créer un "délit de manipulation mentale". Mais elle a retenu celui d'"abus de faiblesse", qui existait dans le droit commercial et intègre désormais le droit commun. "Il est très difficile de comprendre pourquoi quelqu'un choisit de se laisser dominer par un autre et abdique son pouvoir de juger, souligne le philosophe Emmanuel Cattin. Et comment on peut confondre son aliénation avec son désir le plus haut." Certains tenteront d'y répondre, plus tard, dans le cabinet d'un psychiatre.

(1) Sectes, démocratie et mondialisation, Anne Fournier et Catherine Picard, Puf, 2002.

(2) CCMM (Centre contre les manipulations mentales) : 01 44 64 02 40.

Unadfi (Union nationale des associations pour la défense des familles et de l'individu) : 01 44 92 35 92.

(3) Centre Georges-Devereux : 01 49 40 68 51

 

Georges Dever

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