LE « MARCHÉ » DU TRAUMATISME: IMPORTATION DU PTSD AUPRÈS DE LA POPULATION BURUNDAISE DES COLLINES

 

par Nathalie Zajde


Conférence prononcée le 12 octobre 2006 au colloque La psychothérapie à l'épreuve de ses usagers.
QU’EST CE QUE LE PTSD ?  
 

Le PTSD — Post Traumatic Stress Disorder, (en français : l’État de Stress Post Traumatique) — est actuellement le trouble psychique le plus reconnu internationalement. Il est la raison principale — et parfois unique — des interventions humanitaires dans le champ de la santé mentale. Ainsi, c’est pour prévenir des risques de PTSD ou bien pour prendre en charge les personnes souffrant de PTSD que les organismes gouvernementaux et non gouvernementaux s’invitent dans les pays en crise ou en sortie de crise — politique, sociale ou écologique.

Le PTSD est un syndrome psychiatrique inscrit au DSM — le Manuel Statistique et Diagnostique des maladies mentales américain [1] — depuis 1980 ; la reconnaissance officielle de ce syndrome eut lieu sur l’insistance des Vétérans de la guerre du Vietnam qui contraignirent l’armée ainsi que la psychiatrie américaine et par conséquent les compagnies d’assurance à admettre comme cause de leur dysfonctionnement psychique leur participation au combat [2]. Cette reconnaissance eut pour effet l’attribution de pensions d’invalidité.

L’origine du PTSD remonte en réalité aux début des années 1960, époque à laquelle la psychiatrie élabore un nouveau syndrome pour décrire les souffrances des anciens déportés des camps de concentration nazis. Le « le Syndrome des Camps de Concentration » [3] ou encore le « Syndrome du survivant » a permis d’établir un consensus international, donnant lieu à une prise en charge médicale gratuite et à des réparations financières versées en grande partie par les autorités allemandes aux rescapés – quelque soit le pays où les survivants avaient reconstruit leur vie après la guerre [4].
Quand les Vétérans de la guerre du Vietnam contraignirent la psychiatrie américaine à reconnaître leurs souffrances et surtout l’origine de leurs maux [5], le CCSS (Syndrome du Survivant de Camp de Concentration) fut employé à nouveau quasiment à l’identique, mais changea logiquement de nom — il devint le Post Traumatic Stress Disorder, terme général pouvant servir à toutes sortes de situations à venir et non encore répertoriées.

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Le tableau clinique [6] du PTSD  
 

— sentiments intenses de peur, de terreur et d'abandon;
— reviviscences de l'événement traumatique;
— évitements de stimuli liés à l'événement;
— émoussement de la réactivité générale;
— hyperactivité neurovégétative;
— rêves traumatiques;
— souvenirs récurrents;
— périodes sensibles au moment des anniversaires;
— états dissociatifs;
— irritabilité particulière;
— perte de la capacité de concentration;
— labilité émotionnelle;
— sentiment que l'avenir est bouché;
— réduction de la capacité de modulation des affects;
— peurs et soucis injustifiés et excessifs.

LE BURUNDI  
 
Le Burundi est un tout petit pays (environ 28 000 Km2) situé dans une région montagneuse et enclavée, au centre de l’Afrique, limitrophe du Rwanda, avec lequel il a longtemps constitué un même royaume. Ils est aujourd’hui peuplé d’environ 6,5 millions d’habitants qui vivent dans des hameaux sur les collines et qui sont essentiellement cultivateurs et bergers. La langue nationale est le kirundi [7]. Le swahili et le français sont les langues secondes, parlées par la petite partie de la population qui vit en ville.

C’est au début du 19ème siècle, que des étrangers commencent à connaître la région et à recueillir des informations par écrit. C’est l’époque où les caravanes des maîtres musulmans de la côte de Zanzibar s’installent sur les bords du lac Tanganyika afin de ponctionner les populations locales païennes destinées au commerce des esclaves [8]. C’est probablement de cette époque que datent les premières conversions à une religion monothéiste. Plus tard, vers la fin du 19ème, la région est pénétrée par les explorateurs blancs (venus d’Allemagne, d’Angleterre et de France) à la recherche des sources du Nil, ainsi que par les Pères Blancs et les missionnaires protestants (français et hollandais) à la recherche d’âmes « sauvages » à christianiser. Le Burundi (comme le Rwanda) sont à l’époque des royaumes très structurés, unifiés culturellement, religieusement, linguistiquement, politiquement et gérés de manière centralisée. La société burundaise est gouvernée par des rois et des clans et peuplée de trois types d’habitants — les Twa, des Hutu et les Tutsi [9] ; chaque groupe occupant une place et une fonction complémentaires aux deux autres. Les Hutu étaient traditionnellement agriculteurs, les Tutsi, bergers, propriétaires de troupeaux de vaches et administrateurs, alors que les Twa, maîtres de la forêt, étaient chasseurs et potiers — sans doute aussi, comme souvent en pareil cas, les guérisseurs les plus réputés. Une quatrième catégorie, les Ganwa, assurait la direction du royaume; c’est de ce tout petit groupe que provenaient les familles royales. Mais les catégories n’étaient autrefois pas si étanches qu’aujourd’hui. On pouvait devenir tutsi alors qu’on était né hutu — en se mariant par exemple, ou en achetant des vaches. Jusqu’à très récemment encore, les mariages entre Hutu et Tutsi, étaient fréquents — la règle de patrilinéarité étant appliquée aux descendants de ces mariages « mixtes ».

Le Burundi (comme le Rwanda), d’abord sous domination allemande, fut confié au royaume de Belgique par un mandat de la Société des Nations après la première guerre mondiale — mandat réactualisé par les Nations Unies sous forme de tutelle après 1945 [10].

Les Belges ont développé le pays en y installant leurs institutions, leurs églises et leurs prêtres. Le Burundi, ainsi que le Rwanda sont devenus en très peu de temps des états extrêmement fervents. La vie religieuse catholique continue à l’heure actuelle d’occuper une place de premier ordre et les prêtres et les Sœurs restent des personnages socialement très importants.

Auparavant, les Burundais, comme les Rwandais, respectaient des cultes païens, des cultes aux ancêtres (kubandwa) et aux esprits des lieux (baganza) [11]. Bien que toujours connus à l’heure actuelle, ces cultes ont pratiquement entièrement cessé d’être pratiqués sous la pression acharnée des Pères Blancs et celle à présent des évangélistes d’inspiration charismatique. Dès 1930, 70% de la population était convertie au catholicisme [12].

Depuis la décolonisation et les indépendances (juillet 1962), le Burundi , comme le Rwanda, sont le triste théâtre d’assassinats de présidents, de coups d’état, et surtout de massacres épisodiques dont les derniers ont pris la dimension de génocides (1959, 1962, 1965, 1972, 1988, 1992, 1993, 1994) [13]. Les Nations Unies ont reconnu officiellement que le Rwanda avait été le théâtre d’un génocide perpétré par les Hutu contre les Tutsi durant l’année 1994 qui fit entre 800 000 et 1 million de morts. La présence de soldats étrangers (Nations Unies) n’a pas empêché les massacres et certains dénoncent aujourd’hui non seulement l’inertie des forces étrangères mais également leur éventuelle participation à la préparation du génocide [14]. La reconnaissance institutionnelle du génocide a été suivie de la création par le Conseil de Sécurité (résolution 955 de 1994) d’un tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), installé à Arusha en Tanzanie.

Quant aux tueries qui ont suivi l’assassinat du président burundais Melchior Ndadayé en octobre 1993[15], et qui ont provoqué depuis la mort d’au moins 300.000 personnes, elles n’ont pour l’instant fait l’objet d’aucun statut international reconnu et encore moins engendré de procédures officielles ni de jugement. En outre, l’institution juridique burundaise étant totalement exsangue, aucune procédure n’est pour l’instant envisagée, aucun coupable n’est identifié, aucune victime ne peut porter plainte. De plus, des amnisties ont été régulièrement proclamées par les différents chefs de gouvernements afin de ne pas ajouter de motifs supplémentaires aux exactions quotidiennes. Comme de nombreux pays d’Afrique, le Burundi est depuis son indépendance gouverné par des hommes politiques très liés à l’armée, quand ils n’en sont pas directement issus. Le treillis militaire, la mitraillette ou le fusil en bandoulière, font partie intégrante du paysage. Au Burundi, depuis plus de dix ans, les gens se sont habitués aux tirs de mortiers, aux rafales de mitraillettes et à l’instauration régulière de périodes de couvre-feu. Les alentours de Bujumbura habités jusqu’à très récemment par les groupes rebelles les plus agressifs, ont fait de la capitale une ville dangereusement accessible par la route jusqu’en 2004. Durant cette période, ceux qui la prenaient tout de même étaient obligés de verser leur dîme aux combattants parfois même de renflouer au péril de leur vie, des voleurs affamés.

Les chercheurs s’entendent pour reconnaître qu’il est fort difficile d’analyser les conflits armés au Rwanda et au Burundi à partir de la notion d’ « ethnie » [16]. Tous rappellent que Hutu, Tutsi et Twa parlent une même langue, ont la ou les mêmes religions, revendiquent un même ancêtre fondateur et vivaient, jusqu’à l’arrivée des blancs, en relative harmonie — dans un équilibre social à tout le moins stable. Autrement dit, la différence de statut social et d’ «espèces » d’humains – c’est le concept qu’utilise la langue kirundi pour désigner Hutu, Tutsi et Twa, terme identique à celui employé pour dire une « espèce » de plante ou une « espèce » animale — n’impliquait pas de comportement raciste ni violent jusqu’à la fin des années 50. Le discours le plus répandu tant de la part des intellectuels et des chercheurs belges et français que des Rwandais et Burundais, accuse la présence coloniale belge d’avoir insufflé une haine raciste entre les Hutu et les Tutsi. Cette haine serait donc une conséquence des politiques des gouverneurs belges qui pour mieux coloniser le pays agissaient selon la logique du « diviser pour régner ». Ce serait en privilégiant tour à tour les uns au détriment des autres, en faisant jouer les privilèges, en manipulant les Rwandais et les Burundais, que les Belges auraient fait naître une détestation réciproque et meurtrière. Autrement dit, l’une des manière les plus répandues d’envisager la logique des problèmes graves des sociétés rwandaises et burundaises contemporaines est historique, causale et en quelque sorte étiologique et accusatrice. L’histoire et les événements passés sont en quelque sorte pris comme source explicatives, comme arguments pouvant rendre compte des massacres. Selon cette logique, les deux sociétés burundaise et rwandaise seraient essentiellement de tristes et maudits produits des politiques de gouvernance de la tutelle belge.

Notons tout de même que certains chercheurs et intellectuels [17] commencent à penser que si les guerres dans la région n’étaient pas motivées par des différends de nature ethnique, elles ont certainement contribué à fabriquer une réalité « ethnique » qui semblait jusqu’alors absente du paysage. En effet, aujourd’hui les mariages entre Hutu et Tutsi sont devenus très rares, presque impossibles, les quartiers ne sont plus mixtes, les églises sont devenues « mono groupe »… Il semble donc plus intéressant de rechercher ce qu’ont produit les conflits et les tueries plutôt que de s’interroger sur ce qui les a produits… Les guerres ne seraient-elles pas également une réponse structurelle à la déstabilisation imposée par la décolonisation ? Ne devrait-on pas considérer ces guerres comme les sinistres conditions présidant à l’émergence de groupes, de poches identitaires rendues nécessaires par la désorganisation générale ? Si c’était le cas, le refus de reconnaissance de ces distinctions identitaires en train de naître ne ferait que renforcer la violence des conditions de leur apparition.

QUELQUES ÉLÉMENTS PSYCHO-SOCIAUX CONTEMPORAINS  
 
La crise ouverte au Burundi a duré de 1993 à 2004.

Malgré un gouvernement de transition composé de 17 partis politiques, malgré la présence de différents organismes internationaux de maintien de la paix et d’aide humanitaire, les agressions armées étaient quotidiennes, les conditions de vie extrêmement difficiles et la peur se lisait sur la plupart des visages.

C’est lors d’un séjour de deux années, de 2003 à 2004, que j’ai pu recueillir les données sur la situation psycho-sociale du Burundi.

En 2003, on recense 6000 enfants soldats et 660 000 orphelins dus à la guerre, aux tueries, aux rapines, au Sida ou à la maladie [18] dont une quantité impressionnante de jeunes enfants devenus « chefs de famille » et d’autres devenus membres ou chefs de bande de délinquants qui errent dans la capitale et sèment la terreur.

A cette période, le Burundi, à l’encontre du Rwanda, est encore un pays difficile d’accès et classé dangereux par les Nations Unis (dont les employés sont contraints de laisser conjoints et enfants dans un pays limitrophe par mesure de sécurité).

En 2004, le Burundi est classé pays le plus pauvre au monde. L’insécurité due aux attaques régulières des bandes armées, aux rapines par des individus ou des groupes affamés et aux viols quotidiens des femmes et des jeunes gens, rend impossible la culture des terres, la libre circulation des personnes, l’accumulation de biens. On recenses plusieurs centaines de milliers de personnes déplacées – vivant loin de chez elles, dans des camps ou dans des habitations de fortune.

LE SOIN DU TRAUMATISME  
 

Les dispositifs de soin spécifiques aux populations psychiquement traumatisées en raison des situations de meurtre de masse, de génocide et d’insécurité sont soutenus essentiellement par les organismes étrangers. Ces dispositifs sont peu nombreux au regard des besoins immenses de la population.

La formation psychologique des professionnels burundais est essentiellement psycho-dynamique, largement inspirée des théories psychanalytiques des enseignements francophones — français ou belges — reçus dans les 1970, période où la psychanalyse s’enseignait systématiquement dans les cursus de psychiatrie et de psychologie clinique européens. Rappelons que l’université du Burundi — jadis l’une des plus prisées de la région — est elle aussi en crise depuis plus de dix ans. Elle ne possède pratiquement pas d’ordinateurs, pas d’Internet — tout au moins jusqu'en 2004 —, pas de livres publiés après 1990, ne dispose pas de moyens de protection des ouvrages vite abîmés par l’humidité, la poussière et la lumière. Elle subit, comme toutes les institutions du pays, les aléas liés aux difficultés de paiement des salaires, aux coupures d’électricité et à l’entretien défectueux. La plupart des professeurs, dès qu’ils le peuvent, s’exilent dans des pays où leur salaire est assuré de manière décente et régulière, où leurs conditions de vie et de travail sont normales — le Burundi souffre de la malheureuse « fuite des cerveaux » propre pays en guerre et pauvres. Seuls quelques fidèles, profondément attachés à leur pays restent et luttent, quelles que soient les conditions, pour le maintien d’un minimum de savoir et de transmission au Burundi. C’est le cas du Docteur Sylvestre Barancira, l’unique psychiatre du Burundi, formé en France dans les années 1980 revenu vivre au pays et soigner ses compatriotes. Il est donc le seul psychiatre des 6,5 millions de Burundais. En outre, le Burundi ne dispose pas de spécialisation à la psychiatrie dans sa faculté de médecine.

Les théories « psy »

Les théories utilisées par les nouveaux formateurs non universitaires, souvent mandatés par des ONG protestantes américaines, consistent en un savant mélange de théorie du sujet, de théorie du renforcement du moi, théorie de l’affect et de sa libre expression, mêlées à la nomenclature du Manuel Diagnostique Statistique des troubles mentaux (DSM). À cet ensemble, il faut ajouter des propositions directement inspirées des croyances et pratiques des églises charismatiques protestantes et évangélistes, telles que l’encouragement au partage des émotions, l’incitation à la parole publique, l’exhortation au pardon.

Les psychotropes sont rares (trop chers) et souvent d’ancienne génération.

Comme dans bon nombre de pays d’Afrique, ici, la plupart des dispositifs psychologiques et psychothérapiques dépend directement d’institutions religieuses (chrétiennes) ou laïques étrangères (essentiellement des organismes non gouvernementaux) implantées dans la Région. C’est grâce à ces organismes que les psychologues burundais reçoivent une formation supplémentaire à la psychothérapie.

Le Frère Michael Lapsley SSM

L’un des formateurs est un pasteur blanc, néo zélandais vivant en Afrique du Sud [19], auquel il manque les deux avant bras (remplacés par des tiges et des crochets en métal). Cet homme sillonne l’Afrique et l’Amérique en relatant son histoire : avant le changement de régime en Afrique du Sud, alors qu’il était connu pour ses positions anti-apartheid, un matin sans se méfier, il a ouvert un paquet piégé que le postier venait de lui déposer. Lors des conférences qu’il donne dans des salles combles, il montre ses crochets et explique qu’il pardonne à son agresseur, qu’il croit en l’humanité, qu’il a confiance dans la force et la bonté qui existent en chacun des hommes. Il dit même que si d’aventure il rencontrait celui qui lui a envoyé la bombe qui a si radicalement changé le cours de sa vie, il ne le blâmerait pas, mais lui proposerait de travailler pour lui, de l’aider à accomplir toutes sortes de tâches qui, depuis cet attentat, lui sont devenues difficiles ou impossibles. Ce pasteur a créé un dispositif psychothérapique qu’il a appelé « Guérison des mémoires » (« Healing of Memories »), qui a été retenu par l’ONG Search For Common Ground.

Search For Commom Ground

Search For Common Ground est un organisme américain qui dépend de l’ONG américaine USAID. Search For Common Ground est largement implantée en Afrique et en particulier au Burundi depuis de longues années. Dans un programme appelé Integrated Victims Of Torture program (IVOT), SFCG vient en aide aux victimes de torture et de maltraitance, tant psychologiquement que juridiquement. Dans ce cadre, elle informe et forme la population burundaise sur la définition de la torture et son statut, votés par les Nations Unies en 1984, ainsi que sur les conséquences psychologiques et psychopathologiques des actions traumatiques.

Le programme de sensibilisation est destiné au plus grand nombre, et s’attache à former des formateurs, qui eux mêmes informent les populations des collines sur la définition de la torture. Il s’agit donc d’un systême en cascade, ou en pyramide, visant à atteindre la majeure partie de la population burundaise. Les personnes intervenant au premier niveau sont généralement étrangères – américaines, africaines, européennes. Elles informent des Burundais auxquels est confiée la tâche de former à leur tour, qui eux mêmes informent les burundais des collines.

Définition retenue par les nations Unies à New York en 1984[20].

Première partie, Article premier

1. Aux fins de la présente Convention, le terme "torture" désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d'obtenir d'elle ou d'une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d'un acte qu'elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d'avoir commis, de l'intimider ou de faire pression sur elle ou d'intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu'elle soit, lorsqu'une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Ce terme ne s'étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes, inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles. [21]

Les Burundais victimes de torture et de viol selon cette définition, sont encouragés à dénoncer leurs agresseurs et à les poursuivre en justice. Cette formation à l’échelle d’un pays entier soulève un certain nombre de questions tant d’ordre socio éthique que pratique : il s’agit là d’importer à l’aide de certains moyens financiers des options ontologiques et des modalités de gestion des désordres intimes autant que sociaux radicalement étrangères à la société burundaise. L’importation de ces théories et de ces concepts ayant trait au malheur et à la maladie se fait comme si la société burundaise n’était pas porteuse de ses propres valeurs, de ses propres théories explicatives et de ses propres techniques thérapeutiques. Certes, face à l’immensité de la crise, la société proprement burundaise ne parvient d’évidence pas à résoudre les conflits et à guérir les plaies, mais on est en droit de questionner l’efficacité et surtout les implications sociales de l’imposition d’un système étranger qui efface totalement les attachements, les « choses » et les « objets » [22] du peuple burundais. Pour l’heure, observons les modalités d’introduction de tels concepts par les ONG et la manière dont ils sont accueillis par la société burundaise.

Le système juridique burundais fonctionne fort mal — les juges sont trop peu payés et préfèrent souvent travailler pour le compte d’organismes étrangers à d’autres fonctions nettement mieux rémunérées et moins risquées (chauffeur ou même homme de ménage) ; les gardiens de prisons, dans certaines collines, en manque de finance, exigent de la victime qui a porté plainte qu’elle nourrisse chaque jour l’agresseur qu’elle a fait arrêter. Il va sans dire que, dans un tel contexte, les violeurs ne sont pratiquement jamais arrêtés.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le Frère Michael Lapsley

Exemple d’un dispositif de guérison
« La guérison des mémoires » [23]
 
 
La séance de "thérapie" dure une journée entière, dans les locaux de Search for Common Ground, du centre ville de Bujumbura. L’animation est assurée par une jeune psychologue burundaise. Cette séance réunit une vingtaine de « victimes de torture » — enfants et adultes, hommes et femmes — tous pauvres, certains mutilés auxquels il manque bras, jambe, oreille, œil, etc. — qu’un mini bus affrété par l’ONG est allé chercher dans les collines qui surplombent Bujumbura. Les participants sont assis en cercle, sur des chaises en matière plastique blanche, et sont très attentifs au discours de la psychologue. Chacun porte son prénom écrit sur un morceau de sparadrap collé sur sa chemise (Evariste, Jean-Claude, Pierre Claver, Gervais, Gloriose, Revocate, Germaine etc.). La psychologue explique en Kirundi la définition de la torture retenue par les Nations Unies, les différents types de torture, ainsi que les conséquences psychosociales pouvant en découler. Afin d’être bien comprise, l’animatrice dispose d’un tableau sur lequel elle inscrit les différents termes spécialisés qu’elle utilise – notamment ceux de l’État de stress post traumatique du D.S.M. traduits en Kirundi [24].

Sur un pan du mur sont accrochés des posters dans un style naïf africain, assez réalistes, montrant des individus soumis à différents types de torture ayant court dans la région : un homme se tient à genoux les mains ligotées dans le dos, un autre est battu à l’aide d’un gourdin, un autre encore tel un animal rapporté de la chasse, est suspendu à un tronc d’arbre, par les chevilles et les poignets. Un petit documentaire d’une durée de 5 minutes environ — montrant la vie quotidienne d’une toute jeune adolescente ayant eu les mains coupées lors de massacres en Sierra Leone, et tâchant de survivre avec son handicap — est projeté afin d’expliciter ce qu’on attend des participants: qu’ils témoignent en public et sans pudeur des sévices subis, qu’ils dénoncent les auteurs, qu’ils rendent compte des graves conséquences médicales et sociales de la torture dans leur vie personnelle, qu’ils expriment en toute liberté leurs émotions et leur indignation, qu’ils disent ce dont ils ont à présent besoin : aide psychologique, aide médicale et ou aide juridique — les trois types d’aide que proposent l’ONG. Chacun son tour, vivement encouragé par la psychologue à combattre sa timidité ou sa pudeur, se lève, se place devant l’assemblée, et expose, durant quelques minutes, avec plus ou moins de gène, son expérience de torture en montrant les parties de son corps mutilées. L’animatrice attire l’attention des participants sur la similitude de leurs souffrances, en les incitant, de ce fait, à mettre en commun par la parole les expériences des traumatismes vécus .

Cette réunion dure une journée entière, avec une interruption à midi au cours de laquelle sont offerts aux participants un déjeuner et un "fanta". En fin de journée, la psychologue distribue à chacun un morceau de papier sur lequel les participants sont invités à écrire le ou les termes inscrits au tableau désignant les séquelles ou les problèmes dont ils souhaiteraient se débarrasser. Quand ils ne savent pas écrire, c’est elle-même qui le fait pour eux. Quand ils proposent une souffrance ou une plainte qui n’existe pas dans le tableau clinique, elle leur demande d’en trouver une autre [25]. Une fois que tous ont inscrit leur mal sur le bout de papier, ils se lèvent, déchirent en tout petits morceaux le bout de papier qu’ils jettent à terre, tout en entonnant une chanson lancée par l’animatrice « Gira Amahoro Mu Mutima » (Que tu aies la paix dans le cœur ! Que tu aies la paix dans le cœur ! ). Chacun prend la main du voisin, de manière à former un grand cercle et chanter avec plus d’entrain. La réunion se clôture après que la psychologue ait pris soin de fixer à chacun des participants un rendez-vous en fonction de ses besoins correspondant aux services offerts par le programme de l’ONG - La Guérison des mémoires étant également un dispositif de recensement et d’orientation des cas de torture existant dans le pays.
 
CONCLUSION  
 

Dans un contexte de crise générale et meurtrière où l’on a souvent l’impression que le Burundi, petit pays enclavé, difficile d’accès et détruit, est abandonné du reste du monde et n’intéresse plus personne, la présence des ONG avec leur importation de concepts psycho-sociaux typiquement occidentaux peut laisser espérer aux Burundais qu’ils appartiennent encore à la communauté des nations.

Mais au vu du succès des églises charismatiques et de leur capacité à fédérer des opposants politiques, à rassembler des foules immenses, à récolter des fonds provenant de populations autrement en demande, à soigner et venir en aide, enfin, à donner au Burundi une place dans la carte mondiale des pays attirés par les nouveaux mouvements religieux, il semble que les ONG soient sur le point d’être largement surpassées.

Search For Commun Ground comme l’ensemble des ONG qui s’inspirent des théories psychologiques pour venir en aide aux populations burundaises des collines traumatisées et terriblement appauvries se trouve en réalité en directe concurrence avec les églises charismatiques occupant aujourd’hui au Burundi, un espace social et thérapeutique majeur. En effet, la grande majorité des Burundais, des plus pauvres aux plus nantis, appartient à une église, qu’elle soit charismatique ou catholique et romaine. « Appartenir » signifie participer financièrement et socialement à la vie de l’église. Bon nombre de Burundais se font soigner dans ces églises, qui proposent, plusieurs fois par semaine, des séances de prière, de guérison, de transe et même, lorsqu’un prêtre étranger célèbre est de passage, des séances où l’on prétend "ressusciter les morts". L’expertise du projet IVOT de Search for Common Ground, a montré que les thérapeutes, embauchés et formés par l’ONG pour soigner les victimes de torture utilisent en réalité, non pas des techniques psychothérapiques, mais les procédés enseignés dans leur église: imposition des mains, prières, psaumes.

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Notes

[1]. American Psychiatric Association.
[2]. Cf. sur la création du PTSD et les Vétérans de la guerre du vietman, cf. Allan Young 1995.
[3]. Eitinger 1961. Niederland, 1964.
[4]. Pour une présentation critique du syndrome du survivant, cf. Zajde 2005.
[5]. Sur le traumatisme psychique comme unique pathologie psychiatrique causé par un évenement social et necessitant une prise en charge « sociale » ou psychologique, cf. Zajde 1998.
[6]. Notons que dans la version originale, en anglais, les termes sont souvent plus courts et plus précis : « Intrusive thoughts; distress at reminders; flashbacks; nightmares; avoidance of thoughts; avoidance of situations; psychogenic amnesia; diminished interest; emotional detachment; restricted range of affect; sense of foreshortened future; difficulties with sleep; irritability; impaired concentration; hyper vigilance; exaggerated startle response; physiological reactivity ».
[7]. Mworoha 1987 et J.P. Chrétien 2000.
[8]. Renault & Daget, 1985.
[9]. La proportion entre ces différents groupes est aujourd’hui estimée comme suit : les Twa 1% de la population, des Hutu 84 % et les Tutsi 14%.
[10]. Harroy 1984 , Gahama 1983.
[11].Barancira, à paraître.
[12]. Collart 1981, Linden 1999.
[13]. Guichaoua 1997.
[14]. La Pradelle 2005.
[15]. Poulain 1998, Birabuza 1998.
[16]. J.P. Chrétien 1997 & 2000, Breackman 1994, Amselle & M’Bokolo 1999.
[17].Parmi lesquels Sylvestre Barancira et Tobie Nathan.
[18]. Ces chiffres sont ceux de l’UNICEF .
[19]. Il s’agit de Fr. Michael Lapsley SSM, Directeur de « Institute of healing of memories ».
[20]. Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants adoptée et ouverte à la signature, à la ratification et à l'adhésion par l'Assemblée générale dans sa résolution 39/46 du 10 décembre 1984.
[21]. Pour l’ensemble de la convention, cf. http://www.unhchr.ch/french/html/menu3/b/h_cat39_fr.htm.
[22]. Tobie Nathan, 2001.
[23]. J’ai choisi de présenter ici un exemple de thérapie du traumatisme, il en existe bien sur d’autres. Pour une expérience de formation et de soin à l’opposé de ce type de démarche et qui prend en compte les pratiques culturelles de la société burundaise, cf. Lucien Hounkpatin, 2005.
[24]. « Akabonge, Intuntu, gutekegwa n’ubwoba ; kuba muvyagutuntuje nkuko umengo bisubiye kugaruka ; Kwiyumanganya ivyibutso bituntuje ; Kuyinga ; kurandamuka, kuzanzamuka ; Kuravuta, ou indoto mbi ; Intezi ; Ibihe vy’ivyibutso bigoye ; Kudedemba ; Gushangashirwa bidasanzwe ; kuba umwehu wahora wiyumvira neza ; Mahindagu, kuhindagurika; Kwihebura birenze urugero ; kuba utacihangana mu bibabaje canke binezereza ; ubwoba burenze atampamvu, kugira ikinya » cette traduction du tableau clinique du PTSD est de Verdiane BUKUMI, que je remercie.
[25]. L’expertise du projet de formation et de prise en charge de cette ONG installée au Burundi a permis de montrer que « le sentiment d’injustice » et « la spoliation des biens » constituent des définitions de la torture rentenues par les bénéficiaires alors qu’elles n’existent pas dans le tableau clinique proposé. Effectivement, les deux plus grands drames pour la population rurale burundaise après 10 ans de crise sont la pauvreté et l’insalubrité dans lesquelles elle est plongée ainsi que le sentiment de déshonneur que cette situation engendre, sans entrevoir pour l’instant aucun espoir d’amélioration réelle. Pour un compte rendu de cette expertise, cf. www.sfcg.org/sfcg/evaluations/burundi.pdf.

 
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