« Je donne à manger aux morts »

Pour soigner la dépression et les autres maladies mentales des migrants, l'ethnopsychiatre Tobie Nathan fait appel aux djinns, au surnaturel... Explications

Propos recueillis par Michel de Pracontal

 

 

Une interview de Tobie Nathan dans le Nouvel Observateur — Semaine du 20/01/1994

 


 

Traiter la souffrance mentale de patients issus de cultures traditionnelles – Africains, Maghrébins, Antillais... – en se servant de leurs propres systèmes de pensée et de représentation : tel est le défi de Tobie Nathan, professeur de psychologie clinique à l'université Paris-VIII. Il dirige au Centre Georges-Devereux – nommé d'après le fondateur de l'ethnopsychiatrie, dont Nathan a été l'élève – une consultation destinée à des patients migrants. Lors de séances qui durent parfois de longues heures, et auxquelles participent une trentaine de « cothérapeutes » issus de cultures très variées, on n'hésite pas à évoquer les mythes, la sorcellerie, les esprits ou la magie. Comment un psychanalyste, universitaire, mû par un idéal de rationalité, peut-il utiliser des techniques thérapeutiques faisant appel à la communication avec des djinns et des êtres surnaturels ? Les réponses de l'ethnopsychiatre.

Le Nouvel Observateur. – La dépression est-elle une maladie universelle ?

Tobie Nathan. – Du point de vue de l'ethnopsychiatrie, la maladie ne peut pas être dissociée de la théorie qui la décrit et plus largement de l'univers culturel qui contient cette théorie. Dans un univers donné, il y a des systèmes de représentation du mal, du désordre, et des techniques qui permettent d'agir sur ces désordres. Pour un psychiatre occidental, le monde ne contient que des sujets humains, et la dépression est universelle. Mais dans les cultures africaines, par exemple, les sujets importants peuvent aussi être le clan, la lignée, et le monde est peuplé d'êtres surnaturels, d'esprits, de démons. Dans un tel univers, le concept de dépression devient caduc.

 

Chapelle d'une guérisseuse, île de la Réunion, 1993 ©photo T. Nathan
 

 

Le Nouvel Observateur. – Est-ce à dire que les Africains ne sont jamais déprimés ?

Tobie Nathan. – Une pathologie qui ressemble à ce qu'on qualifierait ici de pathologie dépressive sera interprétée autrement en Afrique. Le psychiatre occidental dira d'un sujet qui manifeste une attitude de retrait, s'enferme dans le mutisme, qu'il désinvestit la réalité. Les Africains pourraient dire qu'il est en relation avec un autre monde, qu'il a investi une réalité surnaturelle. On le soignera en le séparant de cette réalité surnaturelle. Il n'existe pas dans la pensée africaine l'idée que quelqu'un n'a pas de communication. Cela implique une manière complètement différente de penser la thérapie.


Le Nouvel Observateur. – Comment cela se passe-t-il en pratique ?

Tobie Nathan. – A la Réunion, culturellement proche de l'Afrique, j'ai assisté au traitement
d'un patient par une guérisseuse créole. Il s'agit d'un homme d'une soixantaine d'années, dont la fille s'est suicidée deux ans plus tôt. Lorsqu'il se présente chez la guérisseuse, il est très amaigri, retiré en lui-même, il ne mange plus, il montre les signes de la mélancolie, la forme la plus grave de la dépression. Il avait d'ailleurs été traité par des psychiatres qui lui avaient prescrit des antidépresseurs. Sans résultat. En le voyant, la guérisseuse dit que s'il ne mange pas, c'est parce qu'un être « mange sur lui ». Le traitement va consister à préparer un repas dont le patient est enduit de la tête aux pieds. Il se laisse faire passivement, puis a une réaction. La guérisseuse éventre alors un poulet et le pose sur la tête de l'homme...

Le Nouvel Observateur. – Que signifient ces opérations ?

Tobie Nathan. – Elles visent à agir sur l'être qui cause la maladie. Et il y a une action effective. A la fin du traitement, le patient, après avoir pris une douche, dit avec un grand sourire qu'il se sent beaucoup mieux. La guérisseuse livre alors une interprétation : « Un esprit a attaqué ta fille et l'a poussée à se suicider. Une fois qu'elle est morte, il n'avait plus rien à manger, alors il s'en est pris à toi. » A aucun moment la guérisseuse n'a parlé de dépression. Ce qu'un psychiatre occidental appellerait dépression est ici expliqué par l'attaque d'un être surnaturel cannibale.

 


Sacrifice thérapeutique d'un poulet, île de la Réunion, 1993 ©photo T. Nathan

 

Le Nouvel Observateur. – Cette explication est-elle plus pertinente que celle du psychiatre qui parle de dépression ?

Tobie Nathan. – On ne voit jamais une dépression, on voit un type qui pleure, qui est triste, qui n'arrive pas à investir le monde extérieur. La question est de savoir comment agir là-dessus. Ce qu'on observe, c'est que le système de la guérisseuse est actif. La psychopathologie est fondée sur des concepts de type métaphorique qui sont des outils d'intervention sur la personne. La réalité n'est pas dans un concept isolé, c'est un ensemble formé du symptôme, de la théorie qui le décrit et de la technique thérapeutique. Un concept isolé n'a pas de sens, il ne peut être dissocié de l'intervention, ni du système qui permet de penser cette intervention. Il faut acheter le concept et la technique qui va avec.

Le Nouvel Observateur. – Et vous, vous achetez ?

Tobie Nathan. – Non, le concept de dépression ne me fournit pas des techniques qui correspondent à ma manière de travailler. Le tour de force de l'idéologie médicale est de présenter les concepts comme si c'étaient des objets du monde sensible, auxquels on ne puisse que se soumettre. On peut être dans un système de pensée où le patient n'a de relation qu'avec des humains ou des représentations d'humains. Ou, comme la guérisseuse, dans un système qui implique des relations avec des êtres surnaturels, des non-humains. Il n'est ni plus ni moins réel que l'autre, et l'expérience montre qu'il fonctionne.

En Afrique, quand les membres d'une famille ne cessent de se disputer, on dit que des morts viennent dévorer la vitalité des vivants. Il faut nourrir les morts pour rétablir l'équilibre. Cela nous paraît irrationnel, mais est-il plus rationnel de vouloir définir une pathologie en ignorant la culture du patient ? Comme je
le dis souvent, ou bien l'on donne à manger aux morts, ou l'on donne des antidépresseurs aux
vivants.

Le Nouvel Observateur. – Donc, vous, ethnopsychiatre, donnez « à manger aux morts » pour soigner ceux que vos confrères appellent des dépressifs ?

Tobie Nathan. – Oui, et c'est un choix thérapeutique. Mon expérience m'a montré qu'un système qui admet que le monde n'est pas seulement constitué d'humains, qu'il existe des relations avec des non-humains, est plus maniable. Dans un tel cadre, la dépression n'a pas de sens.

 

 
 
Propos recueillis par Michel de Pracontal