crocodile du Nil

 

Mon ombre s'est embarquée un jour dans un bateau que je voyais s'éloigner assis sur une valise, sur un quai du port d'Alexandrie. Et je me dis «Pleure! Maintenant il faut pleurer! » Crocodile du Nil, les larmes sèches, désormais cramponné au rivage, métamorphosé en bois mort pour ne pas entendre cette voix qui sifflait dans un mauvais arabe : « Tu es toi! »

 

 

 

Voila des millions d'années que les crocodiles du Nil contemplent silencieusement le courant. Ils ont vu le Dieu-fleuve s'assécher et vagabonder certaines nuits dans le lit des rivières consentantes. Ils ont mordu les fellah, accueilli des 'afarit, croqué des souliers mignons de filles de pharaons. Ils ont surveillé le Nil, s'étalant à perte de vue, le pied en Delta, se prenant pour la mer. Ils l'ont moqué, époux trompé des femmes répudiées des juifs et juge vendu de procès truqués d'esclaves. Ils l'ont consolé, se retirant avec lui dans de dignes hauteurs lorsqu'il subissait les bulldozers socialistes d'Assouan. Ils se sont vautrés dans son limon ; nul ne connaît comme eux la profondeur de sa matrice et les secrets de ses jouissances aveugles et torrides.

L'un d'eux, un petit vieux pelé aux écailles eczémateuses, a tristement sorti un œil de l'eau, puis a poursuivi sa lente nage millénaire, contre le courant…

 

 

Une réflexion sur l'exil…
Ce texte se trouve dans Tobie Nathan, Psychanalyse païenne, Odile Jacob 2000, p. 201.