Allocution du président de l’UNAFAM, première association française d’usagers de la « psy » et de leurs proches

UNAFAM

 

par Jean Canneva[1]


Allocution prononcée le 12 octobre 2006 au colloque La psychothérapie à l’épreuve de ses usagers, organisé par le Centre Georges Devereux à l’Institut Océanographique de Paris les 12-13 octobre 2006.
   
 

Merci au Centre Devereux de faire parler les usagers, je crois que vous avez raison.

Je vais essayer de vous donner un témoignage de ce qui est en train de se passer dans le domaine de la Santé mentale, effectivement c’est nouveau, et c’est aussi très efficace, y compris dans le domaine politique puisque nous sommes en train de prendre des positions extrêmement fortes, plus particulièrement en ce moment contre la loi sur la prévention de la délinquance qui prétend, dans ses articles 18 à 24, que les personnes malades sont des pré-délinquants. L’UNAFAM fait son possible pour empêcher de laisser passer le train. Le constat n’est pas gagné car les enjeux sont politiques, comme vous le savez.

L’UNAFAM est une association de familles et amis de malades psychiques, créée il y a 40 ans, au moment où les hôpitaux psychiatriques ont supprimé des lits (et je vous rappelle que depuis quelques dizaines d’années ce sont plus de 100 000 lits qui ont été supprimés). Actuellement, 95% des personnes malades vivent en dehors de l’hôpital.

L’UNAFAM c’est aujourd’hui plus de 13000 familles, soit au minimum 50 à 60000 personnes, parmi lesquels les conjoints, les frères et sœurs, les enfants etc., qui sont toutes concernées par des maladies souvent appelées — par euphémisme — « affections de longue durée », ce que les professionnels appellent des psychoses. Quand je dis familles concernées, c’est une réalité que certains d’entre vous connaissent professionnellement, mais je vous assure que l’arrivée d’une psychose dans une famille est un séisme qui touche non seulement la personne malade effectivement mais aussi ses proches et « touche » cela veut dire met en cause l’identité des personnes. Quand un enfant dit à ses parents « pourquoi tu m’as fait comme ça ? », il y a une part de vérité qui ébranle l’identité des adultes. Les frères et sœurs sont souvent les premiers témoins, et peut-être un peu plus que témoins, de l’arrivée d’une psychose. Nous sommes au moment de l’adolescence, et si la personne malade dit à ses frères et sœurs « surtout ne préviens pas les parents », vous voyez dans quelle situation on peut mettre ces frères et sœurs. Nous recevons maintenant de plus en plus de conjoints et d’enfants de personnes malades. Le fait d’être concerné c’est une « compétence », car vivre 24 heures sur 24, 365 jours et nuits par an pendant cinq, dix, quinze et vingt ans, fait que vous êtes contraint d’apprendre, vous êtes contesté dans votre propre identité, et de deux choses l’une : ou bien vous êtes épuisé et à la limite s’il y a un bon psychothérapeute dans le coin il vous dira « éloignez-vous du problème parce que vous allez tomber » ou bien vous entrez dans une association comme l’UNAFAM qui fonctionne avec trois objectifs :

1. l’entraide,
2. la formation,
3. la défense des intérêts et des droits.

Le travail accompli, grâce au milieu associatif, est superbe, j’en témoigne.

L’entraide, c’est 1500 bénévoles qui dans toute la France assurent des permanences dans les maisons des associations, c’est-à-dire dans des lieux neutres, où les gens viennent parce que la psychiatrie a une image détestable. On attend le plus longtemps possible, on va voir un généraliste et, quand on tombe sur un médecin sensibilisé à la psychiatrie, il n’y a pas de problèmes mais quand on tombe sur quelqu’un qui ne sait pas reconnaître la gravité des faits, c’est une autre affaire. La situation peut durer des années et le cas devient de plus en plus difficile. Donc, 1500 bénévoles qui se mettent à la disposition des familles et qui, tout doucement, amènent les personnes vers les soins ; c’est une opération qui demande beaucoup d’égards, avec des souffrances dont je vous épargnerai le détail. Cela peut se passer par téléphone : à l’UNAFAM, nous avons un centre d’écoute téléphonique qui reçoit actuellement 800 appels par mois, d’une durée moyenne de 20 minutes, dans certains cas cela peut durer une heure et demie. Les cas sont souvent dramatiques : « mon fils ne sort plus de chez lui, il est à l’université mais il ne travaille plus… » L’association essaye de rentrer dans une logique de compétence basée sur la modestie et l’expérience partagée. Les personnes qui appellent n’ont pas besoin de dire leur nom et les entretiens commencent toujours par une communication qui permet d’exprimer sa souffrance.

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Des formations sont nécessaires parce que la psychose déstructure, tandis que les formations reconstruisent. Vous avez raison [à Isabelle Stengers], c’est un problème de compétence : on ne peut pas se laisser écraser ou exproprier comme vous l’avez très bien dit ; il faut retrouver l’initiative et cela se retrouve par ce que nous appelons « l’alliance ». Cette alliance est inter-familiale et c’est aussi une alliance avec des professionnels de la santé d’une part, du social d’autre part et avec des associations de patients.
Quand je suis arrivé à la présidence de l’UNAFAM j’avais l’expérience du travail collectif, puisque j’avais eu la chance de porter la robe du juge, un moment. Je me suis aperçu que la personne malade ne pouvait pas s’en sortir toute seule et la famille non plus. Mais nous prétendons que le professionnel ne le peut pas non plus, pas plus le professionnel des soins que le professionnel de la psychothérapie ou du social. Par conséquent, nous avons proposé une alliance en rédigeant ensemble un livre blanc (en 2001). L’association de patients s’appelle la fédération de la FNAP-Psy. Pour les médecins, comme nous nous sommes retrouvés face à quinze syndicats de médecins, il a fallu choisir. Nous avons donc choisi la Conférence de présidents de CME. Et puis nous avons dit ce que nous voulions. En politique, il faut toujours annoncer la couleur. Ce que nous voulions, c’était :

1. faire exister une population qui, il y a quelques années, n’avait aucun droit : quand on parlait d’une personne malade on disait « allez à l’hôpital » mais dans la cité, elle n’existait pas. Donc, alliance en annonçant qu’on voulait faire exister cette population.

2. Dire que le partenariat était indispensable, et là nous avons eu des difficultés avec certaines professions qui voulaient conserver leur chapelle, leur pouvoir personnel. Nous sommes pour la promotion des réseaux que nous devons mettre en œuvre avec les soignants volontaires.

3. Le troisième objectif que nous avions en 2001 était de créer des clubs en nous inspirant de ce que la psychothérapie institutionnelle avait découvert à l’intérieur des hôpitaux lorsqu’il a été clair qu’il fallait soigner en même temps les soignants et les soignés. Je m’excuse de la brutalité du propos, mais c’est un peu cela ! La psychothérapie institutionnelle a découvert des techniques extraordinairement efficaces. Nous n’avons que deux reproches à lui faire. Elle s’était mélangée à une certaine antipsychiatrie ce que nous désapprouvons et deuxièmement elle avait considéré que les solutions qu’elles proposaient étaient réservées à l’hôpital, ce qui est une erreur puisque les malades sont dans la cité.

 


Nous avons donc pris les bonnes idées de la psychothérapie institutionnelle pour les appliquer dans la cité, en disant : maintenant il faut créer des droits pour les personnes malades là où ils vivent. Vous savez que dans la cité il faut des noms. En droit, s’il n’y a pas de nom, vous n’existez pas, et nous nous sommes aperçus que nos concitoyens ne connaissaient que le handicap mental, qui est une déficience souvent de naissance et qui n’a absolument rien à voir avec la maladie. Nous avons donc décidé ensemble, avec les soignants, d’inventer un autre mot : le « handicap psychique ». Cela veut dire la même chose -— d’un côté c’est du latin et de l’autre du grec — mais dans la cité la vie est faite de conventions et le droit aussi. Donc nous avons inventé ce mot-là et nous avons dit au législateur : vous ajoutez le handicap psychique. Cela n’a pas été facile, nous avons dû nous expliquer, expliquer ce que cela signifiait et ce que nous voulions. Nous avons dit, par exemple, que nous voulions des lieux pour que ces personnes puissent exister et retrouver du lien humain. En effet, la logique de la maladie c’est que la maladie isole et plus on est isolé, plus on est malade et plus on est malade, plus on est isolé et ainsi de suite. Donc nous voulons casser cette logique-là et nous avons demandé des lieux, comme la psychothérapie institutionnelle l’avait prévu dans les hôpitaux. On nous a répondu : « des clubs, cela ne fait pas sérieux, le Conseil d’Etat ne va jamais accepter ce mot-là ! Est-ce que vous accepteriez qu’on les appelle des groupes d’entraide mutuelle » Soit ! Créons des groupes d’entraide mutuelle ! Au ministère, nous avons eu la chance de rencontrer des personnes qui ont tout compris. Cela a abouti à une circulaire qui a été publiée le 29 août 2005 dont l’intérêt est évident, et nous sommes en train de généraliser ces espaces relationnels. Alors quand on nous a dit « mais qu’est-ce qu’ils vont faire les gens ? », nous avons répondu surtout de ne rien imposer parce que les malades sont épuisés et qu’ils veulent la tranquillité. On nous dit « ce n’est pas possible, on ne va pas créer une structure sans dire ce qu’on y fait ! » Nous avons insisté en expliquant qu’à travers la solidarité et l’entraide, les personnes sauront trouver entre elles les mots pour faire en sorte qu’elles viennent. J’ai invité personnellement la secrétaire d’état dans des clubs existants. Nous en avions quelques uns qui étaient à l’essai. La secrétaire d’état, qui s’occupait des personnes handicapées, a rencontré pendant deux heures et demie des personnes malades : elle n’en avait jamais vues. C’est le problème de l’administration. Je vous raconte cela parce que c’est vraiment très intéressant : le service d’ordre était là, les gardes du corps aussi, le quartier bouclé… Et pourtant les entretiens ont été très faciles ! Ils ont demandé à la ministre « est-ce qu’on peut vous poser des questions ? ». Elle leur a répondu qu’elle était là pour cela. « Madame, vous savez, depuis que vous êtes au gouvernement, vous avez augmenté le prix des cigarettes et nous on ne peut pas s’empêcher de fumer parce que c’est l’angoisse qui nous oblige! Ce n’est pas bien, on ne va plus voter pour vous ! » Ça commençait bien ! Il a fallu expliquer qu’à un certain degré de maladie on ne peut plus travailler. Pour des gens qui ne connaissent pas la maladie, la seule façon de rentrer dans la cité, c’est l’insertion par le travail. Alors qu’en fait 95% des adhérents de l’UNAFAM ne peuvent pas travailler. A l’UNAFAM, nous disons qu’ils ont le droit d’être des citoyens, même s’ils ne travaillent pas. Ce à quoi on me répondait : « Monsieur Canneva, ce n’est pas humain ! » C’est la raison pour laquelle j’ai provoqué la rencontre avec la secrétaire d’état pour que les personnes elles-mêmes lui expliquent. La ministre demande à quelqu’un « pourquoi vous ne travaillez pas ? » Il répond « Madame, j’ai essayé au moins dix fois et rien ne marche ». « Et alors ? » lui demande la ministre. L’homme répond : « ici on m’a donné à m’occuper de la bibliothèque un jour par semaine et c’est juste ce dont j’ai besoin, ça me va, je suis reconnu, etc… » Ensuite, elle demande à quelqu’un d’autre « mais comment se manifeste l’angoisse ? » La personne répond : « quand je suis ici, ça va, quand je commence à rentrer à mon domicile déjà ça ne va plus très bien, et alors chez moi ça ne va plus du tout, je n’ai plus envie de vivre, etc » « Alors ? lui demande la ministre, et il répond « je téléphone à l’animateur, au psychothérapeute, enfin à la personne qui s’occupe de nous dans les clubs et quand j’ai parlé pendant une heure et quart, je suis calme ». On a évité une hospitalisation. C’est ce genre de témoignage qui est utile, il faut emmener les politiques sur le terrain, rencontrer les gens, voir ce que font beaucoup de gens, parce que c’est vrai qu’il y a des professionnels sûrement parmi vous qui font des choses extraordinaires, notre rôle à nous c’est d’emmener les décideurs voir ce que vous faites. Mais modestement, personne n’a de leçon à donner, on regarde ce qui se passe, comment on aide les gens qui sont en grande difficulté.

La ministre en sortant m’a dit : « Monsieur Canneva il faut faire 300 clubs dans la France entière. Combien d’années il vous faudra pour faire les 300 clubs ? » Je lui ai répondu que je n’en savais rien mais qu’on allait essayer et qu’on allait voir. Moins d’un an après, il y avait déjà les 300 clubs prévus. Cela veut dire qu’on répond à un besoin, les professionnels se sont appropriés l’outil. On apprend à travailler, on ne sait pas d’avance, ça marche et je vous assure que l’expérience transforme la vie des gens. Il y a des malades qui ne sont pas sortis de chez eux depuis 15 ans, ils sortent une fois de temps en temps pour aller au club : c’est le début d’une resocialisation. On doit s’occuper aujourd’hui, nous, des gens qui ne demandent plus rien. Voilà le problème que nous avons, dans la société. Ils sont isolés, quand ils vont chez le médecin ou même chez le psychothérapeute, le problème est déjà partiellement résolu, c’est avant qu’il faut intervenir. Les familles sont les mieux placées pour savoir à quel moment la personne a impérativement besoin de l’aide d’un professionnel, quand elle arrête de prendre ses médicaments, c’est à ce moment là que les risques deviennent exponentiels, quand en plus ils prennent de l’alcool ou de la drogue, c’est vrai que les problèmes empirent. Donc c’est ce trait de liaison que les usagers peuvent faire entre les professionnels du médical, entre les personnes malades et entre les professionnels du social, et aussi avec les élus. C’est-à-dire que la valorisation de votre travail passera par là - c’est à nous de dire ce que vous faites. Parce que si vous le dites vous-même, on va vous dire « ils se mettent des auréoles, ils ne sont pas crédibles » mais si les familles disent aux financeurs et aux élus qu’il y a besoin de psychothérapies, c’est totalement différent, nous n’avons pas de corporation à défendre, si on dit qu’on a besoin d’aide, et c’est absolument ce qui est en train de se passer, par exemple dans le deuxième grand volet que je vais aborder rapidement. Maintenant que le handicap psychique a été reconnu, il y a dans tous les départements des maisons de personnes handicapées. Actuellement, les personnels des maison de personnes handicapées ne connaissent rien à la maladie psychique, c’est le désert absolu, alors on leur a dit « faites quand même attention parce que si vous faites attendre les gens pendant une heure et demi dans une salle d’attente, vous allez peut-être avoir des problèmes ! » Nous définissons, avec les professionnels, ce qu’il faut faire dans les maisons de personnes handicapées, aussi bien à l’accueil qu’au niveau des décisions ou du suivi. Pour les personnes qui sont en souffrance, nos proches, les personnes en grande difficulté, il y a six points que je répète indéfiniment et que les 1500 bénévoles de l’UNAFAM connaissent par cœur :

1. la continuité des soins : c’est impératif pour nous qu’il n’y ait pas d’interruption ;

2. il faut leur donner des ressources pour ceux qui ne peuvent pas travailler, les malades eux-mêmes ne le demanderont jamais, c’est à nous de le demander ;

3. un hébergement soit dans la famille soit ailleurs, il y a tous les hébergements possibles, on est en train de créer des maisons relais pour eux parce que, jusqu’à présent, les maisons relais étaient réservées aux SDF (Xavier Emmanuelli a 15 ans d’avance sur nous dans ce domaine) ;

4. un accompagnement adapté ;

5. si nécessaire, une protection juridique ;

6. si possible, des activités, pas nécessairement du travail mais des activités.

Voilà, tout le message que nous portons avec les soignants, avec les psychologues, avec les travailleurs sociaux, pour que les pôles de créateurs de droits dans la cité sachent ce qu’il faut faire et ils ne le sauront pas sans nous ! Je vous le dis très sincèrement, si ensemble avec les psychologues, les psychothérapeutes, les soignants et les travailleurs sociaux spécialisés, si on ne leur dit pas ce qu’il faut faire, ça ne viendra pas tout seul ! Je suis d’accord avec l’interprétation qui a été donnée tout à l’heure comme quoi c’est à nous de dire ce que l’on veut, c’est notre expérience collective. Je terminerai par deux points.

Si j’ai un petit conseil à vous donner, si nous avons marqué beaucoup de points ces dernières années, c’est parce que nous avons fait des alliances. Il y a une dimension collective que vous devez donner aux psychothérapies. Il faut que vous trouviez un moyen d’ouvrir le champ, peut-être sur des collègues, je ne sais pas ou des gens compétents, mais dans notre société aujourd’hui, seuls les gens alliés peuvent parler. Je vous donne le message comme ça. Et je terminerai juste par ce que m’a dit Xavier Emmanuelli quand j’ai été le voir pour lui dire « mais comment se fait-il que vous ayez quinze ans d’avance sur nous avec le SAMU social ? » Il m’a répondu « Monsieur Canneva, c’est de votre faute. Pourquoi ? Comme vous êtes les seuls à savoir ce qu’il faut faire, si vous ne dites pas ce qu’il faut faire il n’y a aucune raison pour que quelqu’un le fasse ! » La deuxième idée c’est : notre hantise à nous c’est l’urgence. Dès qu’on est en situation d’urgence, les risques sont majeurs, physiques même, il y a des agressions à l’intérieur des familles. Donc, nous avons une crainte épouvantable de l’urgence et je terminerai en disant que le seul moyen pour nous de gérer l’urgence c’est l’alliance, y compris avec les psychothérapeutes. Merci de votre attention.

 

 


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Notes

[1]. Président de l’Union nationales des amis et familles de malades psychiques (UNAFAM) : www.unafam.org


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