Usagers de therapies et producteurs de maladies.

Brèves remarques historico-spéculatives sur l’état présent du champ ‘psy’.

 

par Mikkel Borch-Jacobsen


Conférence prononcée le 13 octobre 2006 au colloque La psychothérapie à l'épreuve de ses usagers.
 

Première évidence : les associations de patients représentent l’irruption du politique, sous sa forme démocratique, dans le champ médical. Jusqu’ici, dans nos sociétés du moins, le malade était seul face à son mal et aux divers experts – médecins, apothicaires, thérapeutes -- qui l’aidaient à le combattre. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Sous l’influence conjuguée du consumérisme, du self-help movement anglo-saxon, des formes d’auto-organisation militante des années 1960-70 et du networking rendu possible par Internet, de plus en plus de patients s’organisent en collectifs pour défendre leurs intérêts, revendiquer leurs droits, faire pression sur les politiques, militer pour tel traitement ou contre tel médicament. De patients isolés et passifs, les malades (ou leurs proches, dans le cas de maladies trop invalidantes) sont devenus des acteurs sociaux à part entière, qui interviennent dans l’espace public et participent en tant que citoyens aux débats et controverses qui les concernent.

Seconde évidence : cet activisme les met inévitablement en tension (ce qui ne veut pas forcément dire en conflit) avec les professionnels de la santé et les diverses institutions ou organisations professionnelles qui garantissent leur expertise. Si les malades s’organisent en collectifs, c’est bien parce qu’ils ne se satisfont pas, à un titre ou à un autre, du savoir des spécialistes et entendent faire valoir leur propre savoir, leur propre expertise de la maladie. On s’accorde généralement pour faire commencer l’histoire des associations de patients en 1935, avec la naissance aux Etats-Unis des Alcooliques Anonymes (Alcoholics Anonymous). Or les Alcooliques Anonymes, avant de fournir le modèle d’innombrables “groupes de soutien” et “twelve steps programs”, se sont d’abord caractérisés par leur refus de l’approche individualisante et culpabilisante qui leur était appliquée par les professionnels de la santé: “Nous, alcooliques, en savons plus, collectivement, sur l’expérience de l’alcool et sur les moyens d’en sortir que les psychiatres, psychologues et autres alcoologues. Partageons donc ce savoir entre nous afin de multiplier nos chances de quitter la bouteille.” En ce sens, la caractéristique première des collectifs de patients n’est pas tant l’assistance mutuelle que se portent leurs membres que la revendication d’une expertise de la maladie différente de celle des experts et pourtant tout aussi essentielle, sinon plus, que celle-ci. Une chose est la connaissance objective, savante, de la maladie, autre chose l’expérience quotidienne, en première personne, des problèmes qu’elle pose aux patients et à leur entourage. Si les patients s’organisent en collectifs, c’est pour faire reconnaître la légitimité de ce savoir et avoir leur mot à dire dans la gestion de leur mal, en se posant en interlocuteurs à part entière des médecins, de l’industrie pharmaceutique et des politiques.

 

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Cette tension entre l’expertise des patients et celle des experts se module très différemment selon les maladies en cause et elle peut aller, comme l’ont montré Michel Callon et Volona Rabeharisoa, du partenariat à l’opposition[1]. Certains groupes de patients, comme les Alcooliques Anonymes par exemple, rejettent purement et simplement l’aide des professionnels au profit d’une autogestion de leur différence, clairement affirmée et revendiquée. A la limite, cette revendication identitaire peut aller jusqu’à la remise en cause de leur statut de malades, comme lorsque les associations gays et leurs alliés au sein de l’ American Psychiatric Association ont réussi en 1974 à rayer l’homosexualité de la nomenclature du DSM-III alors en préparation, en dépit de l’opposition des psychiatres d’orientation psychanalytique[2]. D’autres groupes, par contre, collaborent étroitement avec les spécialistes, que ce soit en sponsorisant la recherche sur leur maladie, comme l’Association française contre les myopathies (AFM) [3], ou bien en s’engageant directement, à titre d’“experts-profanes” (lay-experts), dans les controverses entre experts au sujet des protocoles d’essais cliniques, comme cela a été le cas avec les activistes du SIDA aux Etats-Unis [4]. Dans leur très intéressante étude sur les listes de discussion électroniques entre patients, Madeleine Akrich et Cécile Méadel racontent comment les animateurs d’une liste de parkinsonniens ont élaboré, sur la base de données fournies par les membres du groupe, un logiciel d’aide à la médication permettant de suivre l’évolution de la maladie et d’adapter le dosage des médicaments aux variations individuelles de l’état du malade – superbe exemple d’expertise “fine” des patients complétant celle, plus générale, du neurologue [5].

Pour utiliser une expression anglo-saxonne difficilement traduisible en français, le regroupement des patients en collectifs a été pour eux une source d’empowerment: elle leur a donné le pouvoir d’agir par eux-mêmes sur leur propre condition, là où ils étaient auparavant impuissants et dépendants d’ experts et de bureaucrates qui “savaient mieux”. La forme la plus visible de cet empowerment est bien sûr le lobbying politique de certaines grandes associations, notamment américaines, qui rivalisent souvent avec succès avec celui des laboratoires pharmaceutiques et des organisations professionnelles de médecins. Mais il y a aussi un aspect thérapeutique à cet empowerment – du moins est-ce l’une des thèses les plus ardemment défendues par le self-help movement: être actif vis-à-vis de sa propre maladie au lieu de la subir passivement est en soi thérapeutique. Dans une étude fameuse publiée en 1989, le psychiatre David Spiegel avait cru pouvoir établir que les femmes souffrant d’un cancer du sein avancé qui participaient à un groupe de soutien vivaient en moyenne 18 mois de plus que celles qui n’y participaient pas [6]. Ce chiffre a été contredit depuis par une autre étude contrôlée [7] qui n’a trouvé aucune différence entre les deux échantillons de malades, mais l’idée n’en survit pas moins: prendre une part active à son propre traitement en en discutant avec d’autres permet de mieux affronter la maladie. Le groupe, autrement dit, est thérapeutique.

Enfin, et de façon plus générale, cet empowerment des malades s’inscrit dans la revendication d’autonomie et de responsabilité individuelle qui caractérise nos sociétés libérales avancées. Même la maladie et la façon de l’affronter sont maintenant une affaire de choix responsable, de gestion de soi et de calcul des risques en vue d’une optimisation des résultats. De bénéficiaire de soins, le malade devient un usager de thérapie, un consommateur éclairé qui s’informe sur ses options, réclame la transparence de la part des professionnels et des autorités, demande à comparer les résultats pour pouvoir décider librement et en toute connaissance de cause. Les collectifs d’usagers de thérapie jouent à cet égard un rôle analogue à celui des organisations de défense des consommateurs, qui au demeurant mènent souvent des enquêtes de satisfaction sur les médicaments ou les thérapies (je pense notamment à l’enquête sur les psychothérapies publiée en 1995 par Consumer Reports, la grande revue américaine de défense des consommateurs [8] ). Les experts proposent, les usagers disposent.

Reste que la marge de liberté et de discussion des usagers dépend des maladies autour desquelles se regroupent les divers collectifs. Certains traitements sont à l’évidence moins discutables, disputables, que d’autres. Dans leur article sur les listes de discussion électroniques de patients, Madeleine Akrich et Cécile Méadel soulignent que les participants à la liste sur le cancer qu’elles ont étudiée ne remettaient à aucun moment en cause les protocoles de traitement chimiothérapique qui leur étaient proposés par les oncologues, aussi pénibles fussent-ils, et réagissaient même avec agacement à toute suggestion de traitement alternatif [9] . Ceci ne veut pas dire que la liberté de discussion s’arrêterait ici devant les hard facts de la science, mais simplement que dans ce cas comme dans d’autres, il y a consensus entre experts et patients autour du traitement, qui s’impose comme le seul possible en l’état. A l’inverse, les médicaments antipsychotiques utilisés en psychiatrie ont toujours fait débat et controverse , du fait de leurs effets secondaires extrêmement invalidants. Aux Etats-Unis, la très puissante National Alliance for the Mentally Ill, qui regroupe plus de cent mille membres, milite pour que la maladie mentale soit reconnue comme une maladie biologique comme une autre et soutient à ce titre les traitements psychopharmacologiques, combinés à de la psychothérapie de soutien. D’autres collectifs de patients, qui se qualifient parfois de “survivants psychiatriques” (psychiatric survivors), rejettent au contraire avec véhémence le modèle biomédical et l’usage des psychotropes, qu’ils assimilent à une toxicomanie forcée [10]. Si l’on se tourne vers le champ ‘psy’ au sens large, l’absence de consensus est encore plus marquée, chaque groupe d’usagers prenant parti pour telle forme de thérapie contre telle autre. On l’a bien vu lors de la récente “guerre des psys” en France, durant laquelle les associations de patients soutenant les thérapies cognitivo-comportementales se sont violemment heurtées aux usagers de thérapie analytique réunis dans ces associations de patients d’un genre un peu particulier que sont les sociétés et écoles de psychanalyse. Au demeurant, le fait même qu’on ait pu parler de “guerre” à ce propos montre assez qu’on est ici dans le domaine de la politique sous sa forme la plus crue, quels qu’aient pu être les appels des uns et des autres à la Science-du-Psychisme ou à la Vérité-du-Sujet.

Certaines associations, comme on sait, ont réclamé du Ministère de la Santé qu’il fasse procéder à une évaluation comparative rigoureuse des diverses formes de psychothérapie, afin que la science tranche enfin dans le dissensus. Décision fort malencontreuse, car cela revenait de fait à déléguer aux experts la charge d’évaluer les traitements, alors que cette évaluation, en fin de compte, est toujours celle des patients, même dans les essais cliniques les plus “contrôlés”. Ce sont eux, en effet, qui décident en dernière instance si tel traitement leur convient en y répondant de façon positive ou négative. De ce point de vue, les collectifs d’usagers jouent par eux-mêmes un rôle important d’évaluation, bien plus décisif et pertinent que celui des experts ès essais cliniques, avec leur vision étroite de l’efficacité d’un traitement [11]. Comme le montre l’attitude des patients atteints de cancer vis-à-vis des chimiothérapies, un traitement va “tenir” d’autant mieux qu’il suscite un consensus informé parmi les usagers et fait taire, serait-ce momentanément, les débats et les controverses. Inversement, quand le consensus ne se fait pas, comme cela arrive si souvent dans le champ ‘psy’, c’est manifestement que le traitement ne convient pas à tout le monde et que sa généralisation fait problème. Et quand il y a rejet massif du traitement par les usagers, comme dans le cas des thérapies d’inspiration analytique imposées jusqu’à il y a peu aux toxicomanes français, l’affaire est alors entendue: c’est que les experts ont tort. Comme le suggère fort justement Tobie Nathan [12], ce sont les usagers et leurs proches qui sont finalement les véritables évaluateurs, les vrais “testeurs” de thérapies. Il n’y a pas meilleur “groupe de contrôle”, car ils sont le mieux à même de juger de la valeur de tel ou tel traitement pour eux. Autre façon de dire que les résultats de la science, aussi bardés de preuves et de statistiques soient-ils, n’ont de sens que s’ils sont acceptés par la communauté.

On objectera, bien sûr, que donner le dernier mot aux collectifs d’usagers équivaudrait à livrer la médecine à la “mob psychology” et aux charlatans, en jetant par-dessus bord l’ardu travail de la preuve auquel s’astreignent les spécialistes dans leurs laboratoires et unités de recherche. On ne peut pas, disent les défenseurs de l’ “evidence-based medicine”, faire confiance aux patients pour juger objectivement des traitements qui leur sont appliqués, car ils ne sont que trop portés à des enthousiasmes ou à des peurs sans fondement. C’est même là, comme l’ont montré les historiens des essais cliniques Harry Marks et Ted Kaptchuk [13], le point de départ des diverses techniques de contrôle élaborées depuis la fin du XVIIIe siècle pour ne pas se laisser tromper par les patients, tels que les protocoles en aveugle et contre placebo. A cet argument des experts, il convient de répondre que leur méfiance méthodique à l’égard des patients est non seulement mal placée, mais proprement insultante. Elle fait injure à l’intelligence des patients, car rien n’intéresse plus ces derniers que de trouver le bon traitement et ils sont tout à fait prêts à s’incliner devant les “preuves” que leur fournissent les spécialistes si elles font sens pour eux. Tout ce qu’ils demandent, c’est à voir par eux-mêmes et à évaluer les effets des traitements qu’on leur propose, sans être systématiquement disqualifiés comme faux témoins de leur propre condition. Si aucun consensus ne se dégage entre eux, comme c’est le cas aujourd’hui dans le champ ‘psy’, c’est qu’on est effectivement dans le domaine des préférences subjectives, chaque groupe de patients se prononçant pour la thérapie qui lui convient le mieux. Mais alors il y a peu de chance que la méthodologie des essais cliniques contrôlés parvienne de toute façon à créer le consensus manquant. L’histoire récente des évaluations comparatives des psychothérapies le prouve assez.

On observera que je n’ai parlé, jusqu’à présent, que de l’évaluation collective des traitements, en laissant de côté l’attitude des patients vis-à-vis de leur maladie. Le fait est que ceux-ci débattent abondamment des traitements qui leur sont proposés, mais que cette discussion s’étend rarement à la maladie dont ils souffrent. Il y a à cela une raison évidente: les collectifs de patients s’organisent à chaque fois autour d’une maladie ou d’un trouble particulier qui les définit en tant que groupe -- association de personnes souffrant du diabète, de la maladie de Parkinson, de la sclérose en plaques, etc. Soumettre ce “donné” premier à débat reviendrait donc à mettre en question le groupe dans son existence même. Au demeurant, qui pourrait douter de la terrible réalité de maladies comme le cancer, les myopathies, la schizophrénie? Ce serait non seulement absurde, mais particulièrement cruel.
Pourtant, cette évidence de départ se brouille immédiatement lorsqu’on se tourne vers des troubles comme la fibromyalgie, le syndrome de fatigue chronique, la dépression, l’anxiété, la phobie sociale, l’anorexie, la personnalité multiple ou le stress post-traumatique. Tous ces troubles font débat, certains arguant qu’il s’agit de maladies psychosomatiques, ou socialement construites, ou “transitoires” au sens de Hacking [14], d’autres qu’ils sont dûs à des déséquilibres bio-chimiques, à quelque anomalie génétique ou encore à des traumatismes psychiques réels. Or les collectifs de patients, dans ces débats, se rangent spontanément du côté des “réalistes” contre les “constructivistes” et objectent avec véhémence à toute relativisation de leurs symptômes, en invoquant leur expérience vécue de la maladie. Akrich et Méadel racontent ainsi comment les fibromyalgiques de la liste discussion électronique qu’elles ont étudiée s’opposent fermement à toute psychologisation de leur état et marginalisent très vite ceux qui s’aventurent à la suggérer[15]. Pour eux, même si l’incertitude règne parmi les spécialistes sur la nature de leur mal, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une maladie spécifique, au même titre que la maladie d’Altzheimer ou le syndrome de Gilles de la Tourette. Le tout est de trouver le bon médicament, qui le prouvera une fois pour toutes en stabilisant le diagnostic de la maladie.

Une telle attitude rend les collectifs de patients particulièrement perméables à ce que les anglo-saxons appellent le disease mongering, c’est-à-dire, littéralement, la vente ou promotion de maladies. Le terme a été forgé en 1992 par Lynn Payne[16] pour désigner le marketing de nouvelles maladies par divers groupes d’intérêts médicaux et pharmaceutiques désireux de créer une niche commerciale pour l’un de leurs produits. C’est ainsi qu’ont été récemment lancées sur le marché, à grand renfort de colloques scientifiques, de campagnes de presse alarmistes, de statistiques gonflées et d’essais cliniques soigneusement calibrés, toutes sortes de “maladies” inédites dont la caractéristique principale est de répondre, comme par hasard, au traitement proposé par le laboratoire X ou la molécule brevetée par le laboratoire Y: la “dysfonction érectile”, la “dysfonction sexuelle féminine”, la calvitie masculine, le “syndrome d’irritabilité intestinale” (irritable bowel syndrome), l’ostéoporose, le trouble du déficit d’attention avec hyperactivité (attention-deficit/hyperactivity disorder), et bien d’autres encore [17].

Les responsables de cette incroyable promotion de maladies, qui mobilise les moyens les plus sophistiqués du marketing et de la communication, sont le plus souvent les laboratoires pharmaceutiques. David Healy a montré ainsi comment la firme Merck, au début des années soixante, a activement démarché le concept de dépression pour vendre les propriétés antidépressives de l’amitryptiline [18]. Lilly, Janssen et Astra-Zeneca, de même, ont promu les troubles bi-polaires et l’idée de “stabilisateurs de l’humeur” afin d’étendre le marché de leurs antipsychotiques olanzapine, risperidone et quetiapine, malgré qu’aucune étude contrôlée n’ait jamais réussi à établir leur efficacité et que d’autres études aient fait apparaître, au contraire, un accroissement significatif de la mortalité et du risque de suicides [19]. Roche et GlaxoSmithKline, quant à eux, ont lancé sur le marché la “phobie sociale”, censée être une bonne indication pour leurs médicaments Aurorix et Paxil [20] . La revue britannique Pharmaceutical Marketing, dans son “Guide pratique d’éducation médicale”, cite d’ailleurs en exemple cette campagne particulièrement bien menée: “Il arrive même qu’on ait besoin d’étayer l’existence réelle d’une maladie et/ou l’intérêt de la traiter. On en a eu un exemple classique avec le besoin de faire reconnaître en Europe la phobie sociale comme une entité clinique distincte et le potentiel d’agents antidépresseurs comme la moclobémide dans son traitement” [21] .

Le disease-mongering, toutefois, n’est pas propre à l’industrie pharmaceutiques, car il est tout aussi présent – et ce depuis bien plus longtemps -- dans le champ ‘psy’. De même que George Beard, au XIXe siècle, avait lancé la “neurasthénie” pour créer un marché pour sa technique électrothérapique et que Freud avait inventé les “psycho-névroses” pour alimenter son divan, les thérapeutes cognitivo-comportementalistes, de nos jours, promeuvent les troubles obsessifs-compulsifs, les troubles anxieux, le stress et la phobie sociale, toutes pathologies particulièrement adaptées aux thérapies brèves qu’ils pratiquent. On pourrait aussi citer le lancement commercial en bonne et due forme dont a fait l’objet la personnalité multiple de la part de l’éditeur du livre-culte Sybil au début des années 70 [22] et l’intense lobbying psychiatrique qui a abouti dix ans plus tard à l’inclusion du “Multiple Personality Disorder” dans la nomenclature du DSM-III [23]. Quant au “syndrome de stress post-traumatique”, on sait qu’il est pareillement entré dans le DSM-III au terme d’une véritable campagne politique menée par les organisations de vétérans de la guerre du Vietnam et des cliniciens favorables à leur cause, en dépit du fait que rien ne justifiait de séparer ce syndrome d’autres diagnostics déjà établis tels que la dépression, le trouble d’anxiété générale et le trouble panique [24]. Le syndrome de stress post-traumatique est à présent au coeur d’une florissante industrie psychothérapique qui va du “trauma work” à l’EMDR.

Or le fait est que les collectifs de patients, loin d’être critiques vis-à-vis de cette promotion-production de maladies, y ont souvent collaboré activement. Tous les laboratoires pharmaceutiques savent que l’un des moyens les plus efficaces pour lancer un nouveau médicament est de mettre sur pied une association de patients et un website idoine. Quoi de plus efficace, en termes de communication, qu’un groupe de patients réclamant à cor et à cri qu’on prenne au sérieux leur maladie et que les tiers payants prennent en charge les frais souvent élevés de traitement? Sur la brochure d’un séminaire de formation professionnelle consacré en 1996 à “La création de campagnes ciblées d’éducation des patients”, on pouvait lire: “Les campagnes d’éducation des patients soigneusement planifiées […] deviennent de plus en plus courantes dans la mesure où les compagnies pharmaceutiques deviennent conscientes des bénéfices qu’elles apportent. Durant ce séminaire de deux jours, vous découvrirez comment créer avec succès des campagnes ciblées d’éducation des patients qui établiront votre expertise dans le domaine de certaines maladies et augmenteront le profil de votre compagnie”. [25] Moynihan, Heath et Henry, trois auteurs australiens, décrivent ainsi comment le laboratoire Roche, dans les années 90, a collaboré étroitement avec une association de patients souffrants de TOCs et de troubles anxieux, la Obsessive Compulsive et Anxiety Disorders Foundation of Victoria, pour mettre sur pied un colloque sur la phobie sociale. Ils rapportent les propos de l’animateur de cette association: “Roche consacre plein d’argent à la promotion de la phobie sociale. […] Roche a subventionné le colloque afin de faire connaître la phobie sociale aux [médecins généralistes] et aux professionnels de la santé. […] C’était aussi un moyen de faire prendre conscience [de la maladie] aux médias” [26]. La question qui se pose ici, évidemment, est de savoir si la maladie existait avant que Roche en fasse prendre conscience aux malades…

La même dynamique est à l’oeuvre du côté des psychothérapies dynamiques, où l’on voit certains collectifs de patients militer, très littéralement, pour la reconnaissance de syndromes lancés sur le marché par tel ou tel lobby psychothérapique. L’exemple le plus frappant est sans doute celui de la personnalité multiple dans l’Amérique des années 1970-80, qui s’est développée comme un mouvement activiste et prosélyte sur le modèle des groupes féministes radicaux, à grand renfort de newsletters de patients, de groupes d’entraide et de “coming outs” de personnalités en vue dans les médias. La International Society for the Study of Multiple Personality and Dissociation, dont les congrès, selon Daniel C. Dennet et Nicolas Humphrey, ressemblaient étrangement à des réunions de fidèles [27], était à la fois une société savante et une association de patients, au point qu’il était souvent impossible de distinguer les thérapeutes de leurs clients. Comme j’ai pu m’en rendre compte lors d’un travail de terrain mené au début des années 90 dans des groupes de contrôle de thérapeutes spécialisés dans la personnalité multiple et l’ “abus rituel satanique”, ceux-ci se présentaient quasiment toujours comme des “survivants” d’inceste et d’abus sexuels et/ou rituels, au même titre que leurs patients. De même qu’on ne devient psychanalyste qu’après avoir été soi-même sur le divan, les “experts” en dissociation étaient eux-mêmes d’anciennes victimes de traumatisme et militaient avec leurs patients pour la “Cause”, the Cause, en portant témoignage du mal qui leur avait été fait à tous.

On voit bien, dans ce cas il est vrai extrême, comment l’expertise des collectifs de patients, loin de fournir un contre-poids critique à l’expertise des experts, peut au contraire s’identifier purement et simplement à celle-ci et amplifier le cercle vicieux du disease mongering. Ici, pour renverser à peine la formule de Karl Krauss au sujet de la psychanalyse, la maladie est véritablement la thérapie qui prétend la guérir, chacune renforçant l’autre, chacune créant, co-produisant l’autre: folie à deux, folie à plusieurs.
Qu’en conclure? J’ai commencé cet exposé avec des évidences, mais arrivé en ce point je n’ai plus que des questions inconfortables et des pensées mal ruminées. Je me bornerai à faire quelques remarques, très brèves et très spéculatives.


Remarque no 1 : s’il est vrai que les collectifs de patients représentent l’irruption du politique sous sa forme démocratique dans le champ médical, il ne faut pas s’étonner si cela donne lieu aussi à des dérapages. La démocratie, comme chacun sait, ne protège pas contre les errements collectifs et ne fournit aucune solution toute faite pour y parer, si ce n’est la poursuite du débat démocratique lui-même. Aux Etats-Unis, ce ne sont ni les psychiatres-thérapeutes, ni les collectifs de patients qui ont mis fin à la propagation de la personnalité multiple et à la chasse aux sorcières auquel donnait lieu la “recovered memory therapy”, c’est un troisième acteur politique, la False Memory Foundation créée par les parents accusés d’inceste et de maltraitance sur la foi de “souvenirs” retrouvés en thérapie. Les collectifs d’usagers de thérapie n’ont donc pas forcément le dernier mot sur leur maladie, car cela se discute avec d’autres collectifs concernés ou intéressés par celle-ci. Ainsi, lorsque le laboratoire Pfizer a cherché à promouvoir la “dysfonction sexuelle féminine” pour vendre du Viagra aux femmes, ce n’est pas une association de patients qui lui a fait barrage, mais un groupe de cliniciennes et d’universitaires féministes, le “Working Group On A New View Of Women’s Sexual Problems” [28]. Gardons-nous, par conséquent, de tout focaliser sur les rapports entre collectifs de médecins-thérapeutes et collectifs d’usagers, car la maladie concerne également d’autres collectifs, d’autres acteurs qui ont leur mot à dire


Remarque no 2 : le disease mongering affecte le champ médical dans son ensemble, mais c’est dans le domaine ‘psy’ qu’il est le plus virulent et qu’il recrute le plus efficacement des malades. La raison en est que les troubles ‘psys’ ne sont pas des maladies spécifiques s’incarnant dans une entité discrète et indépendante des individus qu’elle affecte, comme dans le cas, disons, de maladies infectieuses ou neurologiques. Quelle que soit leur nature par ailleurs, les troubles ‘psys’ ne peuvent pas être séparés des patients et de leur réaction aux diagnostics, aux théories et aux traitements dont ils sont l’objet, comme il se voit au fait que ces troubles varient selon les lieux et les époques [29]. On n’est pas “schizophrène” ou “déprimé” ou “traumatisé” de la même façon ici ou là, et s’il en va ainsi c’est parce que les personnes en souffrance interagissent avec les catégories qu’on leur applique, apprennent à y reconnaître la nature de leur mal et s’y adaptent en modelant leur comportement et leur auto-compréhension sur ce qui est attendu d’eux. Les anthropologues parlent à cet égard d’ “idiome de détresse” [30], comme si une quantité x de détresse flottante s’exprimait en adoptant des idiomes culturels différents selon les endroits. Ce n’est peut-être pas tout à fait exact, car la véritable épidémie de “dépressions” à laquelle nous avons assisté depuis une trentaine d’années dans le monde occidental montre que nous en sommes arrivés à un point où c’est la détresse elle-même qui est fabriquée et vendue avec l’idiome, ici psychopharmacologique, dans lequel elle est censée s’exprimer. Le disease mongering, de ce point de vue, n’est jamais que la forme moderne et industrielle de la co-production des maladies ‘psys’, qu’il se contente d’amplifier, d’accélérer et de mondialiser avec le cynisme qui caractérise le capitalisme libéral avancé. Quant aux collectifs d’usagers ‘psys’, ils rendent pareillement visible la participation active, si même involontaire, des patients à la fabrication et à la diffusion de leurs maladies.
 


Remarque no 3 : Cette participation des usagers à la construction de leurs propres maladies rend la critique du disease mongering particulièrement malaisée et peut-être même sans objet dans le champ ‘psy’. Les intentions des disease mongerers sont bien évidemment détestables, mais à quel titre dénoncer la fabrication des maladies et la manipulation des usagers si ces derniers sont en demande de maladies pour se fabriquer eux-mêmes, s’ils se construisent une identité et un soi avec ces médicaments et ces thérapies qu’on leur propose? Critiquer la fausse conscience et l’aliénation inhérentes à ce processus supposerait qu’on puisse leur opposer une vraie conscience, un soi non fabriqué. Mais c’est précisément ce qui n’est plus possible dans un monde ‘psy’ où les patients choisissent eux-mêmes les traitements – c’est-à-dire aussi les maladies -- qui leur conviennent le mieux et s’organisent en collectifs autour de ces “formes de vie”, de ces manières d’être ensemble. Qui sommes-nous pour leur dire qu’ils se trompent? Tout ce qu’on peut leur proposer, peut-être, est une autre façon de se construire, une autre façon de se fabriquer en collectif. C’est-à-dire une autre politique.

enquête sur l'histoire de la psychanalyse



Remarque no 4 : J’ignore complètement ce que pourrait être cette “autre politique”. Peut-être est-ce un mot creux. Fin des remarques.
 
 
 
Notes

[1]. Volona Rabeharisoa et Michel Callon (avec la collaboration de Michel Demonty), “Les associations de malades et la recherche. II. Les formes d’engagement des associations de malades dans la recherche en France”, Médecine / Sciences 2000, 16, p. 1225-31.
[2]. Voir Stuart Kirk Et Herb Kutchins, Aimez-vous le DSM? Le triomphe de la psychiatrie américaine, Paris, Institut Synthélabo / Les Empêcheurs de penser en rond, 1998, p. 139-154; Edward Shorter, A History of Psychiatry. From the Era of the Asylum to the Age of Prozac, New York, John Wiley and Sons, 1997, p. 303-304.
[3]. Voir Michel Callon et Volona Rabeharisoa, Le pouvoir des malades, Paris, Presses de l’Ecole nationale des Mines de Paris, 1999.
[4]. S. Epstein, “The construction of lay expertise: AIDS activism and the forging of credibility in the reform of clinical trials”, Science, Technology & Human Values, 4 (1995), p. 408-437; B. Freedman, Suspended Judgment: AIDS and the Ethics of Clinical Trials, Learning the Right Lessons, Controlled Clinical Trials, 13 (1992), p. 1-5; K. K.
[5]. Madeleine Akrich et Cécile Méadel, “Prendre ses médicaments / prendre la parole: usage des médicaments par les patients dans les listes de discussion électroniques”, Sciences sociales et santé, 2002, 20, 1, p. 1-22.
[6]. D. Spiegel, J. R. Bloom et E. Gotthell, “Effects of psychosocial treatment on survival of patients with metastatic breast cancer”, Lancet, 2 (1989), p. 888-891.
[7]. Gina Kolata, “Cancer study finds support groups do not extend life”, New York Times, 13 décembre 2001.
[8]. “Mental health: Does therapy help?”, Consumer Reports, novembre 1995, p. 734-739.
[9]. Akrich et Méadel, art. cit., p. 8-10.
[10]. Voir Tanya Luhrmann, Of Two Minds. The Growing Disorder in American Psychiatry, New York, Knopf, 2000, chap. 7 et plus particulièrement p. 269.
[11]. Voir Mikkel Borch-Jacobsen, “La psychothérapie, hier et aujourd’hui”, actes du colloque “Psychologie, idéologie et philosophie: la psychothérapie (ou les Psys) en question”, Bruxelles, juin 2006 (à paraître).
[12]. Tobie Nathan, “Pour une psychothérapie enfin démocratique”, La guerre des psys. Manifeste pour une psychothérapie démocratique, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond / Le Seuil, 2006, p. 21-27.
[13]. Harry M. Marks, The Progress of Experiment: Science and Therapeutic Reform in the United States, 1900-1990, Cambridge, Cambridge University Press, 1997; Harry M. Marks, “Trust and mistrust in the marketplace: statistics and clinical research, 1945-1960”, History of Science, vol. 38 (2000), p. 344-355; Ted J. Kaptchuk, “Intentional ignorance: a history of blind assessment and placebo controls in medicine”, Bulletin of the History of Medicine, vol. 72 (1998), no. 3, p. 389-433.
[14]. Hacking, Mad Travelers, op. cit.
[15]. Akrich et Méadel, art. cit., p. 8-10; Shorter.
[16]. Lynn Payne, Disease-Mongers: How Doctors, Drug Companies, and Insurers Are Making You Feel Sick, New York, Wiley and Sons, 1992.
[17].Voir Ray Moynihan, Iona Heath, David Henry, British Medical Journal, 324 (2002), p. 886-891; ainsi que les articles réunis dans PloS Medicine, 3 (2006): 4.
[18]. David Healy, The Antidepressant Era, Cambridge, Mass., Harvard University Press., 1998, p. 76.
[19]. David Healy, “The latest mania: selling bi-polar disorder”, PloS Medicine, 3 (2006): 4.
[20]. Moynihan, Heath et Henry, art. cit., p. 888; David Healy, “Shaping the intimate: influences on the experience of everyday nerves”, Social Studies of Science, 34 (2004): 2, p. 222.
[21]. J. Cook, “Practical guide to medical education”, Pharmaceutical Marketing, 6 (2001), p. 14-22.
[22]. Voir Mikkel Borch-Jacobsen, “Une boîte noire nommée ‘Sybil’”, Folies à plusieurs: de l’hystérie à la dépression, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond / Le Seuil, 2002.
[23]. Ian Hacking, Rewriting the Soul. Multiple Personality and the Sciences of Memory, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1995. p. 51-52.
[24]. Wilbur J. Scott, “PTSD in DSM-III: a case in the politics of diagnosis and disease”, Social Problems, 37 (1990), p. 294-310; Allan Young, The Harmony of Illusions. Inventing Post-Traumatic Stress Disorder, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1995, p. 108-111; Shorter, A History of Psychiatry, op. cit., p. 304-305.
[25]. Brochure du séminaire de formation “Creating Targeted Patient Education Campaigns”, organisé par l’Institute for International Research à Londres les 29-30 octobre 1996; cité in Healy, “Shaping the intimate”, art. cit., p. 226.
[26]. Cité in Moynihan, Heath et Henry, art. cit., p. 888.
[27]. “Maybe it is not surprising […] that at meetings like the one we attended in Chicago [the Fifth International Conference on Multiple Personality/Dissociative States, 1988] there is a certain amount of well-meaning exaggeration and one-upmanship. We were, however, not prepared for what, if it occurred in a church, would amount to ‘bearing witness’” , Nicholas Humphrey et Daniel C. Dennett, “Speaking for ourselves: an assessment of multiple personality disorder”, Raritan, 9 (1989), p. 68-98.
[28]. Leonore Tiefer, “Female sexual dysfunction: a case study of disease mongering and activist resistance”, PloS Medicine, 3 (2003): 4.
[29]. Edward Shorter, From Paralysis to Fatigue: A History of Psychosomatic Illness in the Modern Era, New York, The Free Press, 1992; Ian Hacking, Mad Travelers. Reflections on the Reality of Transient Mental Illnesses, Charlottesville-London, University Press of Virginia, 1998; Mikkel Borch-Jacobsen, Folies à plusieurs. De l’hystérie à la dépression, Paris, Les empêcheurs de penser en rond/Seuil, 2002.
[30]. Mark Nichter, “Idioms of distress: alternatives in the expresion of psychosocial distress”, Culture, Medicine and Psychiatry, 5 (1981), 4, p. 379-408.

 
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