SYSTEMES D'INFLUENCE ET TRAUMATISMES

par Françoise Sironi, Maître de Conférences — Centre Georges Devereux — Université Paris 8


Colloque : Les etats du traumatisme — Nevers,26 et 27 novembre 1999

 

 

 

INTRODUCTION : LA CLINIQUE EN TANT QU'ENGAGEMENT POLITIQUE

Procéder à un état des lieux de la question sur les états traumatiques dans notre monde est devenu réellement nécessaire du fait de la généralisation et de l'étendue de l'utilisation du concept d'état traumatique aux champs cliniques les plus diversifiés: clinique de l'urgence, tortures, survivants et enfants de survivants de l'holocauste nazi, guerres, déplacements massifs de population, maltraitance, violences, inceste, …..

La pratique clinique et la technique thérapeutique sont toujours contextuelles, c'est à dire qu'elles apparaissent dans un contexte social, culturel et politique donné. Elles ne sont donc jamais neutres. De même les théories avec lesquelles nous pensons le désordre dont est atteint un patient ne sont jamais neutres. Ceci nous contraint à la vigilance et à la réflexion, formulable de la manière suivante: les concepts psychopathologiques que j'utilise pour penser une situation et pour mettre en place une thérapeutique adéquate compte-tenu du problème à traiter sont-ils adaptés à la situation? Quelles sont les conditions qui permettent de mettre en place une prise en charge adaptée à la situation, et d'éviter une approche dogmatique et rigide? Voilà de vraies questions que je n'ai cessé de me poser au long de mon parcours de clinicien, de chercheur et de thérapeute.

Il me paraît justifié de brièvement décrire ici mon parcours, afin de montrer d'où je parle et qu'est-ce qui me légitime à disserter sur le rôle des systèmes d'influence dans les traumatismes psychiques.

Depuis la fin de mes études de psychologie et le début de ma pratique clinique voilà quinze ans, j'ai toujours su que je ne m'intéresserai jamais à la clinique ronronnante d'un cabinet feutré. Après un engagement militant actif pour le soutien de la cause palestinienne (tous mes meilleurs amis étant du reste juifs, et pour certains juifs israéliens), j'ai commencé des études de psychologie. En cycle de doctorat, j'ai activement participé aux travaux et aux recherches de la Commission Médicale d'Amnesty International. Ces travaux d'une grande richesse portaient sur la participation des professionnels du soin à la torture, sur les raisons de leur actions malveillantes dans des situations coercitives, sur les endroits (géographiques et institutionnels) où la psychologie et la médecine sont utilisées pour nuire et non pour traiter.

Mon doctorat de psychologie clinique et pathologique, dirigé par le Professeur Tobie Nathan, et obtenu en Décembre 1994, était consacré à la torture (publiée sous le titre : Bourreaux et victimes. Psychopathologie de la torture — Paris, Odile Jacob, 1999). J'y démontrais — tout au moins j'essayais de le faire — l'hypothèse que la compréhension clinique des victimes de torture était impossible sans avoir procédé à l'analyse des systèmes tortionnaires, des méthodes de torture et à l'analyse de la formation des tortionnaires. Dans ce travail de doctorat j'ai également décrit la méthode de traitement spécifique que j'ai élaboré pour pouvoir traiter de façon adéquate (et avec succès) des victimes de tortures et de traumatismes intentionnels. Etant intimement convaincue qu'il fallait traduire la clinique en actes, j'ai été une des fondatrices du Centre Primo Lévi, centre de soins pour victimes de tortures et de violences politiques. Ce centre à vu le jour grâce à l'action d'un poignée de cliniciens psychologues, médecins généralistes, kinésithérapeutes, interprètes et surtout grâce au soutien inconditionnel de diverses associations: Amnesty International, Médecins du Monde, l'Association des Chrétiens pour l'Abolition de la Torture et Juristes sans Frontières.

Parallèlement à une lourde activité clinique et une activité intense de diffusion nationale et internationale de notre travail au Centre Primo Lévi, j'ai également été immergée dans une pratique thérapeutique difficile, auprès de populations en souffrance psychologique dans l'une des banlieues les plus violentes et les plus précarisées de la région parisienne: à savoir au centre médico-psychologique de la ville d'Epinay-sur-Seine et à l'hôpital psychiatrique de Ville-Evrard (dans le service du docteur Abraham).

Compte tenu de mes activités universitaires d'une part en tant que de maître de conférences en Psychologie Clinique et Pathologique et d'autre part en tant que thérapeute et chercheur au Centre Georges Devereux (centre universitaire de soins psychologiques) que j'ai aussi pour fonction de diriger au sein de l'Université Paris 8, je ne travaille plus ni au Centre Primo Lévi, ni à l'hôpital psychiatrique, ni au centre médico-psychologique.

De 1996 à 1998, j'ai contribué à mettre en place, avec deux autres collègues médecins généralistes (Nathalie Mombet-Marijon et Yves Grandbesançon) un centre de réhabilitation pour les vétérans russes de la guerre d'Afghanistan à Perm (Oural, Russie). Ce projet était financé par l'Union Européenne et portait à la fois sur la création du centre et sur la formation des cliniciens (médecins, psychologues et sociologues) à la prise en charge psychologique et médicale des invalides et des traumatisés de guerre. Cette mission, très enrichissante pour tous les acteurs de ce projet superbe, unique en son genre, a néanmoins fait l'objet de critiques par certains collègues psychologues du centre, critiques qui partaient des interrogations suivantes : faut-il soigner des vétérans de guerre ? Faut-il veiller au mieux-être d'anciens agresseurs ? Or ces appelés n'étaient pas des guerriers nés. Ils apprenaient trois heures avant l'atterrissage, dans l'avion qui les menaient au front en Afghanistan, qu'ils allaient combattre les rebelles islamistes. Guerriers, ils le sont devenus. Je demeure persuadée, pour avoir réfléchi à la psychopathologie des vétérans de la guerre du Vietnam, d'Indochine et d'Algérie, que lorsque des combattants, visiblement traumatisés au retour de guerres perdues, ne font l'objet d'aucun traitement psychologique parce qu'une chape de plomb s'abat sur ces guerres perdues, ils constituent de véritables bombes humaines à retardement dans la société civile. En tant que clinicienne, je ne suis pour personne, je ne suis contre personne, je suis pour les gens que je traite.

 

Actuellement donc, et mise à part mes travaux d'enseignement et de recherche, j'ai pour fonction de diriger le Centre Georges Devereux, centre universitaire de soins psychologiques, fondé et présidé par le directeur de l'UFR de psychologiede l'Université de Paris 8, le Professeur Tobie Nathan. Au Centre Georges Devereux, nous recevons non seulement des populations migrantes, mais également des populations en grande précarité culturelle et sociale, et des populations marginalisées. Très souvent les patients nous sont adressés en thérapie par les équipes soignantes qui s'occupent habituellement d'eux car celles-ci sont confrontées à des échecs thérapeutiques. Enfin pour finir cette présentation, j'ajouterai que je suis également à l'origine de la création d'une consultation d'accompagnement et de recherche pour personnes transsexuelles à ce même centre Georges Devereux.

Il y a un point commun entre tous ces types de situations : il s'agit de situations cliniques où l'articulation entre le contexte, la culture, l'histoire collective et l'histoire singulière est déterminante. Il s'agit de situations cliniques qui viennent mettre en échec nos théories et concepts habituels en psychologie clinique. De deux choses l'une: soit on n'en tient pas compte, on baisse les bras devant une clinique difficile et on fait l'autruche (en faisant en sorte de croire que le patient manifeste une résistance au traitement), soit on en tient compte et on devient inventif et créatif en mettant en place des dispositifs thérapeutiques réellement adaptés aux types de populations que l'on soigne. C'est ce que fait l'ethnopsychiatrie clinique, telle qu'elle se pratique au Centre Georges Devereux, et telle que nous l'enseignons à l'Université Paris 8.

Je suis intimement convaincue que les dispositifs et techniques thérapeutiques mis en œuvre par le clinicien procèdent en vérité d'un choix et d'un engagement philosophique et politique du clinicien. Choix et engagement philosophique et politique étant entendus au sens où on prend des risques (jamais pour le patient mais pour le clinicien), à créer des dispositifs adaptés aux situations mais souvent radicalement différents des dispositifs habituels. Ils sont souvent perçus comme politiquement incorrects dans notre discipline. Cette démarche a, plus d'une fois, heurté les cliniciens dogmatiques. Je n'hésite pas à qualifier cet engagement clinique de politique au sens où il a non seulement un effet sur le patient, mais également sur la société dans son ensemble.

Les propositions théoriques et cliniques que je propose ici s'appuient sur mon expérience clinique auprès des victimes de tortures et de traumatismes collectifs (quatre vingt patients, soit soixante adultes et vingt enfants que j'ai traités en psychothérapie), et sur une trentaine de patients que j'ai suivis pour maltraitance, viols, abus sexuels, inceste….

 

1. PROPOSITION THEORIQUE. DONNER UN SENS A LA SOUFFRANCE PSYCHOLOGIQUE AU TRAVERS DE L'ANALYSE DE L'INTENTION ET DES METHODES DE L'AGRESSEUR

On ne peut soigner une personne délibérément traumatisée, si on ne s'intéresse pas au système qui produit le traumatisme, si on ne s'intéresse pas aux agents qui le mettent en œuvre, si on ne s'intéresse pas à la formation de ces agents. Pourquoi? Précisément parce que ce n'est pas de folie privée dont souffrent les victimes de traumatismes intentionnels. Ces traumatismes ont été pensés, élaborés en amont par des humains qui en connaissaient l'impact.

 

Première illustration de la proposition théorique: retrouver l'intentionnalité du bourreau

Ce n'est pas pour faire parler que l'on torture, c'est pour faire taire. L'objectif majeur et la fonction des traumatismes délibérément induits par l'homme est de produire de la déculturation en désaffiliant la personne d'avec son groupe d'appartenance. Déculturation car à travers une personne singulière que l'on torture, c'est en fait son groupe d'appartenance que l'on veut atteindre: appartenance professionnelle, religieuse, ethnique, politique, sexuelle, …On attaque la part collective de l'individu, celle qui le rattache à un groupe désigné comme cible par l'agresseur, en désintriquant l'articulation entre le singulier et le collectif. Quand le processus à atteint son objectif, l'individu que l'on a torturé devient sujet isolé au sein du groupe. Il va diffuser, à son insu, tout autour de lui, des fragments du virus que l'on a logé au creux de son ventre et qui continue à être actif des années après la torture. Tant que l'on n'a pas extirpé ce qui ronge les victimes de traumatismes intentionnels de l'intérieur, le processus d'influence continue.

 

Deuxième illustration de la proposition théorique : incidences logiques de l'utilisation de techniques traumatiques dans la formation des bourreaux sur la psychopathologie des victimes

On ne naît pas tortionnaire, on le devient. La formation des tortionnaires est conforme à un rituel initiatique qui a pour but d'affilier le tortionnaire à un groupe d'appartenance fort (corps d'armée, groupuscule para-militaire,…). Des techniques traumatiques sont utilisées. Prenons l'exemple de la police politique grecque, la Kesa, à l'époque des Colonels (voir film Le fils de ton voisin). La formation est organisée en plusieurs phases : valorisation de certaines qualités initiales, puis déconstruction brutale de l'identité précédente, puis reconstruction d'une identité en utilisant des valeurs basées sur la force, la bravoure. L'initiation se termine par une cérémonie rituelle officielle: la remise du képi signant l'appartenance au corps de police spécial. Après cela, les initiés sillonnent la ville en bravant toutes les règles collectives, signifiant ainsi qu'ils ne relèvent plus de la loi commune. L'initiation est pensée de telle sorte à ce que la première des choses que doivent accomplir les jeunes recrues en revenant à la caserne, c'est de torturer un prisonnier. Dans mon livre Bourreaux et victimes j'ai montré la similarité qu'il y avait entre leur initiation et la torture qu'ils administraient (analogie basée sur la déconstruction de l'identité initiale). Mais la où les choses diffèrent radicalement c'est que la torture ne débouche pas sur une nouvelle affiliation: la personne est soumise à des techniques de déculturation, mais pas réaffiliée à un groupe. A la lumière de ce que j'ai décris précédemment, le traumatisme lié à la torture ne peut pas être considéré comme une pathologie mentale. Il est l'expression d'un non-achèvement de la mise en acte de techniques traumatiques habituellement utilisées dans un processus initiatique.

 

 

2. CONSEQUENCE DE CETTE PROPOSITION THEORIQUE: UNE RUPTURE EPISTEMOLOGIQUE AVEC LA PSYCHANALYSE

Dans L'influence qui guérit, Tobie Nathan distingue deux types de traumatismes :

"- On peut soit être confronté à une situation dans laquelle les défenses disponibles ne sont pas suffisantes pour endiguer l'afflux pulsionnel.

- Soit être soumis à une entreprise délibérée de destruction de l'enveloppe, par rupture de liens permanents entretenus entre les faits psychiques et les univers référentiels (par déculturation, désaffiliation). "

Avec les traumatismes délibérément induits par l'homme, nous sommes dans ce deuxième cas de figure. Rappelons que ce n'est pas de folie privée dont souffrent les patients, mais d'un traumatisme délibérément induit par une intentionnalité.

Si on considère, comme le fait la théorie psychanalytique, que la causalité du traumatisme est de nature intra-psychique, on dit que le patient est coupable, puisqu'il y est pour quelque chose. Même si les cliniciens savent bien que cela n'est pas vrai, dans le cas de traumatismes collectifs comme au Rwanda ou en ex-Yougoslavie. Ils n'ont pas de moyens techniques pour penser l'intentionnalité de l'agresseur et pour l'inclure dans le processus psychothérapique. Alors ils trichent, non pas par volonté de nuire, mais par insuffisance des outils avec lesquels ils ont l'habitude de travailler, à savoir la technique psychanalytique. Ce faisant, on discrédite le patient, on ne tient pas compte d'une donnée réelle qui est qu'avant le traumatisme intentionnel, qu'avant la torture par exemple, il n'avait peut-être aucun problème psychologique. Le patient qui vient se faire soigner suite à des événements traumatogènes de cette nature, ne vient nullement avec une demande d'analyse. Il ne saurait être question de lui proposer une cure type. Nous sommes contraint de lui répondre à l'endroit de sa demande qui est toujours : "Débarrassez-moi de ce qu'on m'a fait".

Si on considère, comme le fait la théorie psychanalytique, que la causalité du traumatisme est de nature intra-psychique, c'est la théorie et la technique qui contraignent alors le patient à penser que si cela lui est arrivé, c'est qu'il y est pour quelque chose. Or cela est incorrect du point de vue clinique, et inefficace du point de vue thérapeutique. Le patient perçoit très bien la théorie sous-jacente à une telle proposition et il y réagit fortement soit en interrompant le suivi thérapeutique, soit en mettant en place une résistance thérapeutique acharnée et c'est la répétition de la stratégie de résistance qu'il a connu, soit en développant un faux self pour ne pas être anéanti par une proposition thérapeutique discréditante. Preuve en est le témoignage de patients victimes de traumatismes collectifs, de traumatismes de guerre comme ceux victimes de maltraitance, d'incestes et de viols. Quand ils viennent nous voir, au bout de plusieurs tentatives thérapeutiques à droite à gauche, ils incriminent non pas tant le thérapeute que la théorie avec laquelle ils les a pensé: "Il était gentil, compétent même, je crois" disent-ils tous, "mais il ne me croyait pas. Je voyais bien comment à chaque fois, il essayait de me faire penser que j'y était pour quelque chose, dans ce qui m'est arrivé".

Les victimes de traumatismes intentionnels sont un paradigme par lequel se révèle la limitation de notre système de pensée en psychopathologie. Celui-ci consiste, rappelons-le, à identifier le symptôme comme "production de la psyché" du patient. Dans la psychopathologie occidentale, le symptôme est considéré comme une production individuelle et le sens que va lui attribuer le thérapeute est toujours situé à l'intérieur de la psyché de la personne. Mais quand le désordre est lié à l'utilisation de la torture, quand il est la conséquence d'un processus d'influence, il est nécessaire d'introduire ce tiers, de nature extra-psychique. Une intention préexiste indubitablement à la souffrance du patient. Elle s'est construite à l'extérieur du patient. Pour pouvoir traiter une victime de torture de façon adaptée, c'est à dire en prenant en compte la nature et l'origine de sa souffrance, nous avons été contraint de penser les conséquences visibles chez le patient comme étant liées au processus de torture qu'il a subi.

Dans le cas qui nous concerne, l'objet de la psychopathologie est caractérisé par la forme suivante: "je suis devenu comme un autre, je suis devenu tel qu'un autre m'a pensé ".Or, la théorie psychopathologique que nous manions habituellement n'inclut pas l'intention d'un tiers. Elle s'est constituée à partir du fantasme, à partir d'un point de vue intra-psychique. Elle est fondée sur la personne, sur la nature du sujet. Du coup, dans ce référentiel théorique là, on se retrouve fatalement contraint de fractionner l'objet, pour le penser. On comprend pourquoi, quand elle est décrite à partir des outils de pensée des référentiels théoriques habituels, la pathologie liée aux traumatismes intentionnels est généralement décrite comme étant ni tout à fait une dépression, ni une psychose franche, ni une névrose., où étant tout à la fois. La pathologie consécutive aux traumatismes réactionnels fait figure de pathologie déconcertante, totalement hybride, la seule qui, à ma connaissance, fasse autant d'emprunts à des entités nosographiques aussi diversifiées.

Dans la théorie psychopathologique habituelle, l'idée d'intention est approchée, de façon approximative, par le concept de "réactionnel", rajouté à chaque entité nosographique: psychose réactionnelle,dépression réactionnelle. Par contre, occulter purement et simplement l'intention, produit une quête tant inlassable qu'infructueuse dans bien des cas, pour rattacher les symptômes actuels à la personnalité antérieure. En vain!

On le voit bien, il y a bel et bien une incomplétude, une insuffisance théorique à vouloir penser le traumatisme délibérément induit par l'homme à l'aide du modèle topographique psychanalytique. C'est un peu comme un puzzle, quand il nous reste toujours une pièce qui n'arrive pas à s'emboîter aux autres pièces. A bien y regarder, l'obstacle que constitue cette incomplétude a finalement un effet créateur car elle oblige à mettre au point une démarche thérapeutique adéquate pour traiter ces patients traumatisés de manière intentionnelle.

Le traumatisme lié à la torture est une "situation expérimentale", un exemple princeps par lequel se dévoile l'effet de l'intentionnalité. Cette clinique-là met précisément le doigt sur ce qui a fait défaut chez Freud : la prise en compte de l'interaction. Rappelons que dans "Les voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique", il écrivait déjà: "L'évolution de notre thérapeutique se fera donc dans un sens différent, dans le sens surtout que Ferenczi a récemment indiqué: vers "l'activité" du psychanalyste". Le dispositif technique que Freud avait imaginé incitait le patient à se penser seul responsable de son destin. Or avec des patients victimes de torture et de traumatismes intentionnels, le problème qui se pose à nous est radicalement différent, à savoir: Comment penser la responsabilité de l'autre ou plus exactement comment penser qu'une psyché (modèle fictif de représentation chez Freud), est perpétuellement co-construite? Avec les traumatismes liés à l'interaction, le thérapeute doit nécessairement inclure le tiers, le tortionnaire. Il doit inclure une pensée sur la technique du tortionnaire, sur ses méthodes, ses pensées et pour ce faire, le thérapeute doit avoir une représentation claire de tout un ensemble de données : le contexte, le pays, l'ethnie ou le groupe persécuté, les motifs, les méthodes de torture utilisées dans ce pays, les représentations culturelles qu'elles véhiculent et qu'elles atteignent. Pour ce faire, il doit travailler avec un médiateur culturel fiable pour le patient (qui se méfie toujours de ses compatriotes) et la thérapie doit se dérouler dans la langue du patient.

L'influence toujours agissante du tortionnaire est directement visible. Elle est logée au cœur même de la souffrance actuelle du patient (apathie, méfiance, isolement, hallucinations parfois quand ils entendent la voix des tortionnaires, "syndrome d'influence quand ils pensent être suivis dans la rue). D'autres comportements peuvent être considérées comme des tentatives sauvages, auto-thérapiques pour dépasser le traumatisme (agressivité sans objet). Il y a également présence d'autres signes, des signes spécifiques qui témoignent d'un accès "sauvage" à des connaissances cachées sur l'humain: la recherche systématique de l'intention de l'interlocuteur, les rêves prémonitoires, les coïncidences troublantes dans la vie de tous les jours, la perception à distance des événements, la découverte de dons nouveaux et l'appétence pour l'étrange et l'inexpliqué. Ces signes ne sont révélés par les patients que lorsqu'ils sont correctement investigués, tant est grande leur crainte d'être pris pour un fou.

Si je décris ce que je vois, je dis que les patients sont dans un certain état que l'on peut qualifier d'état traumatique. Il ne s'agit pas d'une structure permanente, mais d'un état (qui, je l'espère, se révèlera provisoire), au cours duquel la mécanique interne est grippée, venant sans cesse butter sur les mêmes impossibilités de dépassement, un état où il se sent seul, comme pris dans une nasse. Cette figure de désorganisation peut devenir permanente si le processus de transformation qui a été initié sous la torture , n'est pas pris en compte en tant que tel. Les symptômes traumatiques contiennent à la fois les traces de l'influence et la lutte du patient contre le tortionnaire intériorisé.

Toute la théorie du système tortionnaire, système qui est à l'origine du traumatisme actuel, est inscrite dans les symptômes. Dans leur essence même, les symptômes sont le révélateur de l'influence et de l'intentionnalité du tortionnaire. L'agressivité et les accès de colère incontrôlés peuvent alors être compris comme une tentative d'expulsion du tortionnaire intériorisé. La pathologie liée au traumatisme apparaît alors non plus comme une figure désorganisatrice, mais au contraire comme une véritable organisation cohérente et logique.

L'effraction psychique manifeste chez le patient, est due à deux types de facteurs: l'influence par identification inconsciente avec la théorie du persécuteur, et l'incompréhension du patient à un niveau conscient, de la théorie du tortionnaire. L'autre fait effraction en soi lorsqu'on n'est plus en mesure de penser l'intentionnalité qui sous-tend son acte. Et c'est donc ce que veulent dire les patients quand ils parlent tous de la torture comme étant quelque chose de l'ordre de l'impensable. D'ailleurs quand ils pensent en séance, cela déclenche toujours de violents maux de tête. Du fait de la douleur, de la fatigue, de l'angoisse et de la terreur, des outils de pensée qui auraient permis de saisir l'intentionnalité du tortionnaire ont momentanément fait défaut. "La pensée dans la misère" dit Marcelo Vignar dans "Exil et torture" "est différente de la pensée intelligente".

A la lumière de ce que j'ai décrit précédemment, le traumatisme intentionnel ne peut pas être considéré comme une pathologie mentale. Il est l'expression d'un non-achèvement de la mise en acte de techniques traumatiques habituellement utilisées dans un processus initiatique.

 

3. PROPOSITION TECHNIQUE.LA THERAPIE PAR L'ATTAQUE DE L'AGRESSEUR INTERIORISE, DE L'INFLUENCEUR

Quand il s'agit de terminer chez le patient une transformation initiée sous la torture ou sous un traumatisme intentionnel par des techniques traumatiques spécifiques, la thérapie ne peut pas être centrée sur la victime et sur ses affects passés et présents, elle devra nécessairement être centrée sur les éléments témoins du processus de transformation qui est encore actif chez le patient.

Avec les patients traumatisés de manière intentionnelle, l'abréaction entendue comme reviviscence libératrice des affects présents et non exprimés sous la torture ou lors d'un traumatisme intentionnel est dangereuse. Le risque majeur d'une abréaction induite est qu'elle déclenche une répétition expérimentale de la situation de torture (contrainte à "parler", à tout dire, comme lors des interrogatoires).

Seul le processus traumatique est pris en compte, c'est à dire qu'il est central tout du long de la psychothérapie. Cela ne veut pas dire qu'un patient ne parle pas de sa vie d'avant le traumatisme, ou de la petite enfance, mais ces éléments-là, s'ils sont importants, nous les visualisons comme de la chair autour d'une ossature centrale, constituée par l'empreinte du traumatique.

L'effraction psychique nous contraint à intervenir sur différents niveaux d'organisation psychique, mais toujours à partir d'une forme que l'on visualise à l'intérieur du patient : le territoire ou s'est inscrit la marque traumatique , territoire dont on explore les délimitations, l'étendue et la profondeur. La marque que laisse l'effraction psychique est analogue à la marque que laisse la ligne de déchirure sur une feuille de papier. La logique propre de la déchirure est qu'elle ne respecte ni la marge, ni les carreaux, ni les lignes, elle fait fi des territoires déterminés par avance sur la feuille. La démarche thérapeutique consiste donc à isoler une forme, le traumatique, du reste de l'organisation psychique. L'efficacité provient également du fait que la démarche thérapeutique est redondante au cadre thérapeutique.

La psychothérapie est menée sur un mode intellectuel. C'est délibérément que nous privilégions les pensées, non pas au détriment des affects, mais à la place du travail sur les affects. Pourquoi? Parce que l'attaque du système tortionnaire a lieu au point d'articulation entre l'histoire singulière et l'histoire collective, la tentative de déculturation qu'ont subies les victimes de traumatismes intentionnels provoque un blocage de la pensée. (maux de tête en lieu et place de pensées). C'est la capacité de pensée qui est attaquée, les idées, les adhésions aux groupes, communautés, mouvements divers….Récupérer la capacité de pensée, se libérer de l'agresseur intériorisé passe obligatoirement par un travail sur l'intention des agresseurs.

 

Des procédés thérapeutiques spécifiques découlent donc nécessairement de ce que nous venons de dire. Ils sont explicités dans le détail et illustrés par de multiples extraits de psychothérapie dans Bourreaux et victimes. En résumé, notre démarche thérapeutique repose sur les principes suivants :

- Le repérage de l'influence intériorisée de l'agresseur.

- L'isolation du mal et le ciblage de l'action thérapeutique sur des noyaux psychiques spécifiques ("zones psychiques" intactes, "zones psychiques" touchées par le traumatique).

- L'abandon de la bienveillante neutralité au profit d'une position active du thérapeute positionné comme un allié aux côtés du patient.

- Partir à la recherche de l'intentionnaltié du tortionnaire, et ce avec le patient.

- Le travail sur les rêves: explicitation du procédé technique qui permet de passer des rêves traumatiques aux rêves résolutoires et aux rêves de renaissance.

- La mobilisation de la violence féconde chez le patient qui va permettre d'expulser l'agresseur intériorisé.

 

La psychothérapie avec les victimes de traumatismes intentionnels est relativement brève. La disparition des symptômes les plus invalidants comme les cauchemars, les troubles de la mémoire et de la concentration, les hallucinations auditives, les reviviscences traumatiques s'opère en six mois, en moyenne. Il me paraît très important de ne travailler que les éléments liés à l'histoire traumatique (ceci ne voulant pas dire que les événements de la petite enfance ne sont pas pris en compte). A charge au patient, si nécessaire, de continuer un travail psychothérapique plus classique avec un autre thérapeute.

La fin de la thérapie est également une question importante. Ne pas chroniciser ce type de patients me paraît en effet primordial. Le dispositif est iatrogène, il produit des effets dont il faut se départir pour libérer le patient. Généralement, nous utilisons l'arrivée de rêves prémonitoires de rêves de renaissance et d'événements résolutoires comme des signes marquant le temps de la fin de la thérapie.

Pour libérer un patient de l'influence du tortionnaire intériorisé, les insuffisances de la théorie et de la technique psychanalytique nous ont donc contraints à innover et à utiliser un référentiel théorique qui inclut en son sein une pensée sur l'influence. L'approche ethnopsychiatrique, en ce sens qu'elle focalise l'analyse sur l'action du tiers, sur l'impact de la manière dont un individu a été psychologiquement, socialement et culturellement construit, a permis de concevoir une méthode d'approche plus adaptée au groupe en question, les victimes de traumatismes intentionnels. En tant que discipline psychologique qui a pour objet le sujet non coupé de ses multiples appartenances, non coupé du cadre qui l'a fabriqué, l'ethnopsychiatrie telle qu'elle s'élabore au Centre Georges Devereux permet, comme nous l'avons montré, de venir à bout de l'influence intériorisée du tortionnaire et de dépasser le traumatisme. Cette discipline part de l'action du thérapeute ou du tiers agresseur et non de la prétendue nature du patient. L'ethnopsychiatrie permet de construire une théorie de l'interaction, une psychologie et une psychopathologie où l'entendement ne se situe pas par rapport à la nature d'un être singulier, mais par rapport à l'action qui est à l'origine de la modification et de la fabrication d'un être.

En conclusion, nous pouvons dire combien le traumatisme vient révéler l'hétérogénéité des modes de représentations de la personne traumatisée, des fondements théoriques et des modes de la penser. Les systèmes traditionnels présentent les malades comme des victimes, les systèmes psychothérapiques d'inspiration psychanalytique les présentent comme des coupables, les considérant comme responsables de ce qui leur arrive. Seule l'ethnopsychiatrie les envisagent comme des messagers.

Gageons qu'il est possible de penser, gageons qu'il est possible de confronter loyalement nos modèles théoriques et thérapeutiques à d'autres systèmes de soins et de pensée. Tel est assurément l'avenir de nos pratiques cliniques et l'avenir des sciences humaines en général.

 

 

Conférence présentée au colloque : Les etats du traumatisme — Nevers,26 ET 27 Novembre 1999

 

Françoise SIRONI

 

 

Plan

INTRODUCTION : LA CLINIQUE EN TANT QU'ENGAGEMENT POLITIQUE. clic

1. PROPOSITION THEORIQUE. DONNER UN SENS A LA SOUFFRANCE PSYCHOLOGIQUE AU TRAVERS DE L'ANALYSE DE L'INTENTION ET DES METHODES DE L'AGRESSEUR. clic

Première illustration de la proposition théorique: retrouver l'intentionnalité du bourreau. clic

Deuxième illustration de la proposition théorique : incidences logiques de l'utilisation de techniques traumatiques dans la formation des bourreaux sur la psychopathologie des victimes. clic

2. CONSEQUENCE DE CETTE PROPOSITION THEORIQUE: UNE RUPTURE EPISTEMOLOGIQUE AVEC LA PSYCHANALYSE clic

3. PROPOSITION TECHNIQUE.LA THERAPIE PAR L'ATTAQUE DE L'AGRESSEUR INTERIORISE, DE L'INFLUENCEUR clic

     
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