Libération du 30/7/97 http://www.liberation.com/quotidien/debats/juillet97/nathan3007.html

 

Pas de psychiatrie hors les cultures

 

Tobie Nathan

 

Le malade est-il sujet universel ou tributaire de son origine ? C'est tout le débat autour de l'ethnopsychiatrie. Réponse aux détracteurs de celle-ci

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Confrérie à fonction aussi thérapeutique, regroupée autour du tombeau d'un saint.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(2) Dans une interview donnée à "Science et nature" de février 1995.

J'entends déjà: "La culture, voyez-vous, c'est l'ethnologie de grand-papa... lorsqu'on allait faire sa visite annuelle chez des sauvages en brousse... Aujourd'hui, tout le monde participe de la même "culture mondiale..." Et la suite... généralement un développement sur le thème romantique de la disparition crépusculaire de petits univers sympathiques et fragiles sur fond de tristesse tropicale...

L'ethnopsychiatrie clinique, celle initiée en France dans les années 70 sous la pression des problématiques présentées par les migrants a besoin du concept de "culture", alors que les processus de plus en plus actifs de mondialisation - de l'information, des habitudes, des lois, des marchandises - tendent à rendre cette notion chaque jour plus désuète. Que signifie par exemple la culture "akan" alors que les Ivoiriens utilisent les calculettes Casio, les pick-up Toyota, les magnétoscopes Sony... Cependant, une série de données nouvelles viennent rappeler qu'en psychopathologie, on n'en a pas fini avec les groupes - qu'on les désigne comme "ethnies", "sociétés" ou "communautés". Que penser de tel "Tahua" tahitien décidant soudain, à la suite d'une crise existentielle, de partir se faire initier chez les "maoris" de Nouvelle-Zélande et là, de s'y faire tatouer de la tête aux pieds? Et tel guérisseur d'un village malien qui organise (invente? réinvente?) de nouveaux rituels aux "djinnas", tout en affirmant qu'il s'agit de la reprise d'une tradition millénaire. Et cette "nganga", cette guérisseuse du nord du Congo, immigrée à Brazzaville, qui a créé une nouvelle méthode d'extraction du mal? Mais pourquoi chercher si loin? Que dire de ce guérisseur d'une cité HLM de la banlieue nord de Paris qui "tire le sort" pour des érémistes en déprime? Que penser de toutes ces personnes qui rassemblent les malades autour d'elles? En sciences humaines, nous ne voulons jamais seulement "regarder", simplement "analyser", nous finissons toujours par "intervenir" - fût-ce par la diffusion d'idées dans le corps social. Plutôt que nier cette caractéristique de nos disciplines qui sont avant tout des "pratiques sociales", plutôt que d'entreprendre d'éliminer cette "impureté" venant souiller notre "laboratoire", il faudrait nous habituer à penser notre "intervention" comme positive. Puisqu'elle est ce par quoi nous sommes contraints de nous révéler efficients, producteurs de solutions concrètes, elle est aussi ce par quoi nous pouvons apparaître discutables et donc soumis à l'expertise des personnes et des groupes réels, ceux que nous prétendons décrire, comprendre ou analyser... Mais comment s'y prendre pour nous retrouver face à ces groupes et à ces personnes? Comment les placer en situation d'experts ces sujets de qui l'on parle? Quelles méthodes pourraient contraindre le chercheur à cette position, étant entendu qu'elle seule lui permettrait de ne pas infiniment produire des énoncés invérifiables.

Une simple proposition de méthodes: pas d'énoncé sur les personnes ou les groupes sans participation effective et "contradictoire" des "sujet-objets-de-discours", à la fabrication de l'énoncé. Il en découlerait l'obligation pour les chercheurs de fabriquer des artefacts méthodologiques, remettant leurs hypothèses en circulation en présence de leurs "sujets" réunis en groupe d'experts - experts "parce que" en groupe. Précisons-le, toute science humaine est science de groupe - et ce n'est en rien du "relativisme", du "culturalisme", de l'"ethnisme" - ou je ne sais quel autre mot d'ordre idéologique - que de le faire remarquer! Même la psychologie clinique, qui travaille à partir de cas individuels engendre la fabrication de groupes artificiels dont le seul expert est le chercheur. Quelle réalité sociale possède, en effet, le groupe constitué par exemple de l'ensemble des personnes classé par les psychologues et les psychiatres sous la rubrique "Psychose hallucinatoire chronique"? Aucune! Ce sont de simples groupes statistiques, "groupes homogènes de malades", personnes qui ont pour seul point commun d'avoir été classées dans une catégorie par des professionnels. Comment, dans ce cas, construire la vérité de manière contradictoire avec ces sujets s'ils ne peuvent se constituer face à nous en groupes d'intérêt?

Dans le monde moderne, les groupes sociaux réels se constituent dans une lutte. Exemples: ce sont les malades atteints du sida, réunis en associations de malades, qui ont réussi à imposer leur expertise, bousculant les perspectives et les priorités des chercheurs. C'est la pression du mouvement gay qui a contraint l'association américaine de psychiatrie à retirer l'homosexualité de la liste des maladies mentales. Quelquefois des chercheurs isolés aident à la constitution de ces groupes par une lutte personnelle et brillante. Ainsi, Oliver Sacks a-t-il réussi à imposer l'idée selon laquelle la recherche moderne en neurologie consiste à aller interroger l'expérience réelle des malades, seules personnes susceptibles de décrire l'étrangeté quasi unique de leur monde. Dans d'autres univers, en revanche, ces groupes sont aussi des groupes sociaux. Ainsi, au Maroc, peut-on constituer un groupe de toutes les personnes ayant été possédées par un certain "djinn" - ce groupe représente une réalité d'expérience. On le rencontre dans certaines "zaouias" (1) dans lesquelles les adeptes s'adonnent à la "hadra", la transe rituelle.

"La culture, ça se cultive." Autrement dit, nous avons intérêt à la définir comme un noyau articulé de potentialités, dans cette perspective, celle d'une culture-noyau, une personne rationnelle et libre ne serait pas celle qui ne serait tenue par aucune contrainte de son groupe, un hypothétique "homme nu", mais au contraire celle qui connaîtrait tous les inducteurs susceptibles d'activer les potentialités de sa culture sans se mettre en danger et quand cela lui est nécessaire. Une telle proposition a au moins le mérite d'expliquer un fait banal: qu'une même personne n'énonce pas la même réalité lorsqu'elle est reçue par un thérapeute soucieux de faire appel aux mécanismes fournis par "la culture" et par un thérapeute habitué à penser le "psychisme humain" dans son universalité. Et quelquefois, les mécanismes culturels se révèlent aussi inventifs, aussi dynamiques que les autres. Comment rendre compte autrement de ces faits étranges que l'on rencontre à foison dans nos mondes "néos"? Toutes ces personnes, rationnelles, sensées, adaptées, créatives, qui persistent à pratiquer leurs rituels alors que les spécialistes des sciences humaines sont unanimes à leur rappeler qu'il s'agit de vestiges? Comment construire nos disciplines tout en restituant à ces hommes, à ces femmes, leur dignité; comment ne pas "interpréter" leurs actes; comment se débrouiller pour recourir à leur expertise?

C'était la signification "des trois seules lignes" qui ont jamais paru sous ma signature sur l'excision (2) et que les articles de journaux rabâchent à satiété. Car, lorsque des personnes recourent à des rituels qu'elles prétendent ancestraux, c'est toujours parce qu'elles se sont engagées dans un processus de reconstruction de leur personne - et souvent pour des motifs thérapeutiques. Nous disposons en France de suffisamment d'intelligence, de suffisamment d'experts, pour tenir compte de ce constat dans l'analyse des situations concrètes. Entendons-nous: une chose est d'attirer l'attention sur le "droit des enfants", sur les conséquences tant psychologiques que médicales de l'excision, des mauvais traitements ou de certaines formes d'éducation que nos connaissances nous incitent à considérer dommageables - je souscris à cette démarche et d'ailleurs y participe activement en tant que professionnel! Une tout autre chose est de tenter de comprendre le recours de certaines personnes à des rituels qu'elles pensent (à tort ou à raison) ancestraux. C'est pour cette raison qu'il est intéressant de réhabiliter le mot "culture", pour continuer à penser sans disqualifier leurs "connaissances". Le mot "culture", serait alors une façon de légitimer les connaissances des autres. Il ne s'agit en aucune manière d'essentialiser les ethnies ou les communautés en leur attribuant des existences intangibles, simplement de reconnaître aux autres groupes la même capacité que la nôtre: celle de s'organiser en réseaux complexes. En un mot: comment commencer à imaginer une anthropologie "enfin symétrique", une anthropologie qui nous contraindrait à confronter "loyalement" les savoirs provenant d'univers hétérogènes? C'était la question que je voulais poser dans ces trois lignes, sans doute maladroites, sur l'excision; la même que je ne cesse de me poser dans mon travail.

Réhabiliter le mot "culture", c'est soumettre les chercheurs en sciences humaines à l'expertise de ceux qu'ils décrivent. Voilà qui constitue à mon sens un programme passionnant sur le plan théorique et comportant de nouveaux enjeux éthiques majeurs. Un tel programme pourrait occuper les sciences humaines dans les décennies à venir, à condition qu'elles résistent à la tentation de la prise de pouvoir sur l'objet afin de le rendre conforme à une théorie préalable, celle des "diktats" autoritaires imposés au réel au nom d'une morale de caste.

 

 

Tobie Nathan est professeur de psychologie clinique et pathologique à Paris-VIII. Dernier ouvrage publié: "la Parole de la forêt initiale" en collaboration avec Lucien Hounkpatin. Odile Jacob, 1996.

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