Le Monde du 4 janvier 1997

Une psychologie qui prend des risques

Tobie Nathan [1]

Qui ne se réjouirait d'un débat intellectuel ? Il en reste si peu ! Qui ne se sentirait flatté d'être à l'origine d'un tel débat, d'y participer, de l'alimenter, de l'animer ? Je dois dire que, pour un universitaire, ayant reçu mission d'exciter la curiosité des jeunes-gens, de leur rendre les idées accessibles et vivantes, une telle animation ne peut lui apparaître que comme le prolongement naturel de sa fonction.

À l'Université de Paris 8, à Saint-Denis, au sein de l'UFR de Psychologie, nous avons ouvert depuis le 1er janvier 1993, et cela pour la première fois en France, un centre universitaire d'aide psychologique : le Centre Georges Devereux . C'est la première fois, en effet, que des étudiants de psychologie – pour l'instant, et faute de moyens suffisants, les seuls étudiants de troisième cycle – peuvent accomplir au sein de leur UFR, et sous la direction de leurs professeurs, une sorte "d'internat" de psychologie – pratique courante chez nos voisins anglo-saxons (Hollande, Grande-Bretagne, mais aussi, évidemment en Amérique, tant aux États-Unis qu'au Canada). Précisons encore que, du fait de l'existence de ce centre, les enseignants-chercheurs produisent de véritables recherches, et cela dans l'Université, au sein d'une sorte de laboratoire. Jusque là, il semble qu'il n'y ait pas grand chose à dire sinon à prétendre que la psychologie clinique aurait dû rester métaphysique absconse.

Du fait de plusieurs facteurs évidents (précarité des situations économiques, problèmes linguistiques, d'habitudes de vie, sentiments de séparation, nostalgie…), la population migrante présente probablement davantage de souffrance psychologique. "Probablement" car, en fait, et pour diverses raisons, aucune statistique n'est possible en ce domaine. Et comme, ce sont les plus démunis qui font appel aux services sociaux, dans nombre des services de Seine-Saint-Denis, une majorité des situations difficiles sont présentées par des familles migrantes. Dans l'UFR de Psychologie de l'Université de Paris 8, nous avons donc pris l'option de proposer une aide psychologique adaptée à ces familles. Que l'on souhaite inscrire l'Université et ses intérêts dans son quartier, sa ville, son département, il me semble qu'il n'y ait pas grand chose à dire non plus, sauf à regretter ces caricatures 19ème de vieux Cosinus, éternuant à la lecture d'ouvrages poussiéreux.

Depuis 1976, date à laquelle j'ai passé ma thèse sous la direction de Georges Devereux, je travaille sans relâche auprès de ces populations. Qu'ai-je découvert ? Qu'ai-je dit d'extraordinaire à rendre à certains le breuvage amer à ce point ?

1)j'ai constaté qu'il était plus productif, plus intéressant (au sens fort du mot) de penser les familles migrantes riches de leur culture passée. Je sais, naturellement, l'infinie complexité des êtres et j'observe aussi nos migrants quelquefois furieux contre leurs origines, leurs ancêtres ou leurs dirigeants politiques ; curieux aussi de leurs hôtes, jouant sans cesse de l'idée de se fondre parmi eux. Je les sais aussi parfois terrifiés à l'idée d'être les premiers de leur famille à être enterrés en terre d'exil, parfois étrangement coupables d'une trahison que nul ne leur reproche. Il est tant de points de vue pour observer un humain ! Les considérer dépositaires d'un savoir dont la connaissance nous enrichit, nous, professionnels, est une décision qui a pour conséquence de totalement modifier notre point de vue. De cas sociaux, d'individus socialement et psychiquement carencés qu'ils étaient a priori, ils nous apparaissent alors comme les indispensables informateurs d'un savoir caché. Est-il possible de comprendre qu'il s'agit d'une qualité de regard et non d'un énoncé arbitraire sur la nature des personnes ?

2) De ce fait, nous faisons tout notre possible pour rendre ce savoir présent. Nous introduisons des "médiateurs" dans les séances, des professionnels, de même langue et de même culture que les patients. Les consultations deviennent d'interminables exercices de traduction – de langue à langue, bien sûr, mais aussi de pensée à pensée, de monde à monde. Travail de création dans lequel, passionnées tout autant que nous autres (psychologues, médecins, ethnologues et linguistes, qui participent à ces consultations), les familles mobilisent des trésors d'imagination jusqu'à nous rendre leurs pensées un peu plus accessibles.

3) J'ai constaté que les familles provenant d'autres mondes ne nous avaient pas attendu pour s'occuper de leurs souffrances et, qu'en général, elles ne les pensaient ni en termes de psychotropes, ni de psychanalyse, ni même de psychologie. Mais cela, tout le monde le savait de longue date ! Ayant pris la décision (sans doute arbitraire aux yeux de certains) de les créditer du même type d'intelligence que la nôtre, il ne restait plus qu'à se mettre à l'école de leurs propres systèmes de soins – seule façon de considérer ces derniers avec sérieux. Que tout cette attitude constitue un artefact , cela va de soi ! Que l'on ne puisse pas dire les migrants solidaires de leur culture comme le pouce de la main, c'est certain… Mais qu'importe ? En matière scientifique, un artefact n'a pas vocation de décrire la réalité mais de la produire. Et en matière de psychothérapie – cela aussi, je suis loin d'être le seul à l'avoir constaté – par une curieuse alchimie, lorsque la situation produit de la pensée, le patient va mieux et lorsqu'elle ne fait que confirmer des dogmes, il ne se passe pas grand chose…

4) Les systèmes de soins auxquels nous invitent les migrants posent des problèmes théoriques à nos propres modèles. J'ai pris le pari de démontrer que l'on enrichissait notre pensée en considérant avec le plus grand sérieux ces "invisibles non-humains" à l'aide desquels ils se soignent, sans jamais recourir à des notions disqualifiantes telles que : "superstitions, pensée magique, croyances…" Que, chemin faisant, j'ai écorné quelque dogme psychanalytique – auquel j'ai très sérieusement été initié – je voudrais d'abord m'en excuser car je ne le souhaitais pas. Mais l'attrait pour la discussion théorique de fond était trop fort, et c'est ma seule excuse – à cela aussi mes maîtres et, bien sûr, la lecture assidue de Freud, m'ont habitué de longue date.

5) Cette discussion aurait pu demeurer simple débat d'idées et se développer au travers de revues spécialisées. Pourquoi cette passion suspecte ? Pourquoi y aurait-il problème à introduire une nouvelle proposition d'aide parmi la palette des aides déjà disponibles ? Quel est le danger ? Il semble qu'énoncer l'idée, somme toute banale, qu'un migrant en souffrance est plus sensible aux objets et aux pensées de ses univers d'origine, c'est laisser supposer un possible désaccord entre "professionnels" et "sujets-patients-clients"… Et si cela était vrai, ne fût-ce qu'une seule fois, comment assurer la survie de la fiction d'un "sujet" adressant "librement" une "demande" à un professionnel ? Mais… du calme, mes chers collègues ! Pas d'injures ! Je ne fais que poser la question … Pour penser avec vous !

Je voudrais encore évoquer une évidence : si ma pratique avec les familles migrantes est devenue l'objet d'un débat, c'est avant tout que je l'ai rendue publique, certain que les questions qu'elle pose aux pratiques psychologiques ne peuvent qu'enrichir notre communauté. Encore une question : quel autre clinicien français expose ainsi sa pratique au débat ? Mais bon ! J'admets que la réponse à cette dernière question n'a pas grande importance.

Tobie Nathan

[1]. Professeur de Psychologie clinique et pathologique à l'Université de Paris 8.

 

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