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  le 15 décembre 2002

Tobie Nathan à l'aide des âmes migrantes

Dans "Le Divan et le Grigri", l'ethnopsychiatre et écrivain revient sur son parcours et sur la nécessité de prendre en compte culture et croyances pour traiter la souffrance

En homme pressé qui a appris à composer avec le temps, Tobie Nathan est en retard. Un peu, pas plus. Il distribue des saluts amicaux, signe quelques papiers, accepte un café avec reconnaissance. Allume une cigarette. A 10 heures, dans un bâtiment de la fac de Saint-Denis, la journée commence pour le directeur scientifique du Centre universitaire d'aide psychologique Georges-Devereux. "Son" centre, sans équivalent en France, qui vient fièrement de fêter ses dix années d'existence. Dix ans de prise en charge ethnopsychiatrique des familles migrantes, une discipline métisse née d'une union libre entre la psychanalyse et l'ethnologie qui privilégie la diversité de la culture et des croyances des peuples.

"Les migrants sont riches de quelque chose qu'en général ils cachent, par peur, souvent justifiée, qu'on se moque de leur singularité." Professeur de psychologie clinique et pathologique à l'université de Paris-VIII, il est bien placé pour le savoir. Né en 1948, au Caire, dans une famille juive égyptienne, contraint à l'exil après l'expédition franco-britannique de Suez, il découvre Gennevilliers en 1957. Il y passera toute son adolescence. "A l'époque, la France était encore profondément laïque. Un ami d'enfance, que j'ai revu dernièrement, m'a dit : "J'ai passé cinq ans au lycée avec toi, et je ne savais même pas que tu étais juif." C'était parfait ; c'était cela, la laïcité : la préservation de l'espace privé. Mais il y avait un prix à payer : si le petit migrant que j'étais ne s'adaptait pas absolument, alors c'était sa fête." Conscience précoce du non-droit à la différence. "Il y avait là un mystère. Très tôt, je me suis dit que je ne lâcherais pas tant que je n'aurais pas compris." Chevelure argentée rejetée en arrière, costume gris et gilet vert amande : Tobie Nathan a désormais l'élégance très parisienne, mais le fin bracelet de cuivre et de laiton qu'il porte, comme certains Africains, au poignet gauche, retient l'attention. De même le regard - indulgent, interrogateur et légèrement ailleurs. Qu'a-t-il compris ?

Longtemps, il aura hésité à la croisée des chemins. Psycho ? Socio ? Il gagne sans effort ses diplômes à la Sorbonne, passe le plus clair de ses nuits à jouer aux échecs. "Cette "vacance" s'est arrêtée au moment du doctorat. J'ai rencontré Georges Devereux, et là, j'ai été pris en main par un maître." Georges Devereux (1908-1985), créateur de l'ethnopsychiatrie, fut le premier à soutenir que la maladie mentale s'exprime et se soigne différemment selon les cultures. Lorsqu'il reçoit en fin de carrière le jeune étudiant venu, un peu au hasard, lui proposer un sujet de thèse, il le garde à déjeuner, puis à dîner, et lui affirme tranquillement avant de le libérer : "Tobie, tu seras mon successeur !" L'étrange est que ce fut vrai.

 

BIOGRAPHIE

• 1948

Naissance au Caire, Egypte.

1957

Arrivée à Gennevilliers, France.

1986

Professeur de psychologie clinique et pathologique à l'université Paris-VIII.

1993

Création du Centre Georges-Devereux.

 

 

 

 

 

 

 

 

ROMAN DE RÉVOLTE

Il soutient son doctorat d'Etat en 1983, s'initie à la psychanalyse. Très vite, c'est le désamour, dont on devine encore la blessure sous l'amertume des propos. "La psychanalyse m'attirait car elle avait pour moi l'odeur du soufre. Mais dans la réalité, c'était tout le contraire... Je n'avais pas fait ce chemin pour devenir un prêtre d'une nouvelle religion !" Par "révolte", il publie en 1993 son premier roman : Saraka bô ("Sors les offrandes" en langue bambara), dans lequel les policiers portent les noms de certains de ses collègues... Provocation, règlement de comptes ? Sans doute ne lui en fallait-il pas moins pour tourner la page, pour enfin trouver sa liberté d'action et revenir sans états d'âme à l'ethnopsychiatrie inspirée par le maître. La même année, le Centre Georges Devereux ouvre ses portes.

"Il suffit de l'avoir vu dans son cercle de thérapeutes, confronté à tel ou tel enfant de migrants en difficulté, pour saisir sa nature sorcière", affirme la philosophe Catherine Clément. Tous deux, qui ne se connaissaient pas il y a encore deux ans, viennent de publier Le Divan et le Grigri, livre d'entretiens dans lequel Tobie Nathan converse comme rarement auparavant. De Freud, des religions et des fétiches, de la diaspora, d'Israël... De sa mère également, disparue il y a quelques années, avec qui il dit avoir eu un échange "grandiose". "Moi je lui racontais la France, et elle, qui ne sortait jamais de son petit appartement de banlieue, me racontait le monde d'où nous venions. C'était interminable. Elle n'était pas très affectueuse, mais extraordinairement intelligente. Ce qui l'intéressait, c'étaient les idées, les concepts." L'intellect, rien que l'intellect. Déjà.

"J'ai rencontré Catherine Clément peu de temps après la mort de ma mère. Elle m'a proposé de longues conversations, pour aider à "passer le temps", contribuer à rendre le monde vivable, et comme ma mère me manquait, j'ai accepté." Dans cet ouvrage attachant et joyeux, le fidèle héritier de Devereux revient sur son métier, appris jour après jour en se confrontant à une souffrance venue d'autres mondes. Les débuts sont difficiles. On lui reproche sa pratique et ses propos provocateurs - notamment sur l'excision, pratique structurante en Afrique dont il dit, aujourd'hui encore, n'être "ni pour ni contre". On l'accuse de jouer les sorciers, les défaiseurs de sort, de mettre en exergue la différence et d'entraver ainsi l'intégration des étrangers. Mais le petit bâtiment de consultations ne désemplit pas, l'université Paris-VIII le soutient sans relâche, son équipe se soude et se rode... Petit à petit, l'ethnopsychiatrie façon Tobie Nathan s'impose, et des relais existent désormais un peu partout en France.

Dix ans après l'ouverture du centre de Saint-Denis, plusieurs ouvrages théoriques et deux autres romans policiers derrière lui, le vilain petit canard de la psychanalyse est toujours sur le qui-vive. Dirigeant d'une main la revue Ethnopsy, de l'autre l'Institut de l'enseignement à distance de Paris-VIII, expert auprès des tribunaux, on le sent à nouveau parvenu à un carrefour. Quitter le centre ? Il y songe. "Chez les insectes sociaux, ce sont les vieilles reines qui essaiment, pas les jeunes, constate-t-il. Et moi, quand je n'apprends plus, j'arrête."

Catherine Vincent

 

Le Divan et le Grigri, de Catherine Clément et Tobie Nathan. Odile Jacob, 350 p., 22,50 ¤.

 


SHANTA RAO/METTS
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 15.12.02 DU MONDE