Inédit ; à paraître dans Ethnopsy/Les mondes contemporains de la guérison

Isabelle Stengers

Université Libre de Bruxelles

 

 

Le dix-huit brumaire du progrès scientifique

Isabelle Stengers, Université Libre de Bruxelles [1]

 

On n’arrête pas le progrès. Aujourd’hui les ténors de la science en marche l’ont annoncé, l’heure est venue de régler la question de la conscience, le dernier " grand problème " qui résiste à l’avancée scientifique. Ne nous le cachons pas, de ce règlement devrait suivre la solution enfin scientifique des questions qui nous réunissent autour des questions de la transe et de l’hypnose, et qui, le cas échéant, nous divisent. Nos questions ne préoccupent pas les représentants du progrès, et nos divisions ne les surprennent pas : c’est précisément le rôle d’une " révolution scientifique " que de balayer les intérêts proliférants de ceux qui occupaient le terrain avant sa prise en main, et de faire taire les divisions qui traduisaient les passions et les préjugés non scientifiques de ces occupants.

L’annonce ne répond pourtant pas à une piste spécialement prometteuse. La conscience y est définie comme la nouvelle, et sans doute la dernière, frontière. Celle à laquelle les vrais scientifiques n’avaient " pas encore " prêté l’attention qui convient. Plus précisément, c’est ce dont le problème avait été laissé à une version inférieure de la science. Tant le test de Turing, impliquant qu’une machine " pense " si ses réponses peuvent être confondues avec celles d’un humain, que les ambitions de l’Intelligence artificielle se contentaient de " sauver les phénomènes ", de produire un " tout se passe comme si " mettant entre parenthèses la question de la conscience. Il s’agit maintenant qu’une avancée proprement géniale en perce à jour les mystères : les " vrais scientifiques " vont enfin prendre la question en main, en avant pour une nouvelle révolution.

Les candidats se pressent sur la ligne de départ, depuis les microtubules de Penrose, sensées conserver les effets quantiques au niveau du fonctionnement cérébral jusqu’aux memes et à la machine darwinienne de Daniel Dennett, en passant par les cognitivites qui ne jurent que par le traitement de l’information. Et l’imagerie cérébrale comme aussi la neurochimie autorisent une foule d’énoncés de type " maintenant nous pouvons ", ou " maintenant nous savons ".

Mon point de départ est certes quelque peu polémique, mais il faut, me semble-t-il, se risquer au sarcasme lorsqu’on a affaire à une mise en scène qui nous renvoie, tous autant que nous sommes, aux poubelles de l’histoire. Nous sommes les bavards qui proférons des opinions, occupant le terrain avant que la rationalité scientifique s’en empare, comme c’est son droit. Nous sommes en droit identifiables à tous ces vaincus, les astrologues, les chimistes qui adhéraient à la doctrine phlogistique, les vitalistes…, dont les dépouilles sont déterrées rituellement chaque fois qu’il faut faire taire ceux qui oseraient douter. Nous serons balayés, seuls survivront ceux qui reformuleront leurs questions de manière à préparer et à justifier l’entrée en science qui se prépare.

J’irai donc au bout de l’impolitesse et évoquerai l’analyse célèbre de Marx qui ouvre Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, un livre publié en 1852, dont je célèbre ainsi l’anniversaire oublié.

Marx, reprenant la thèse de Hegel selon lequel les grands événements se répètent toujours deux fois, ajoute : la première fois sur le mode de la tragédie, et la seconde sur celui de la farce. La Révolution française, puis Napoléon ont répété l’histoire romaine, les Rois chassés, la République, l’Empire. Les protagonistes se sont drapés dans la rhétorique romaine, en ont magnifié les héros, ont tenté d’en faire resurgir les grandeurs. Mais, de 1848 à 1851, date de la prise de pouvoir de Louis, c’est une farce qui s’est rejouée. " Louis Bonaparte, l’aventurier, dissimule ses traits d’une trivialité repoussante sous le masque mortuaire de fer de Napoléon. [2] "

On l’aura compris, je vais risquer le parallèle. Nous en sommes à la farce. Mais pour ce faire, pour construire le parallèle, il faut bien sûr commencer par se demander quel est l’histoire répétée, l’équivalent de l’histoire romaine. A titre hypothétique, je proposerais ce moment important dans l’histoire européenne qu’on appelle globalement la Renaissance, avec la naissance de ce que l’on nomme l’humanisme et aussi la mise en branle de cette mutation radicale des technologies intellectuelles que constitue l’imprimerie, mais encore avec la violence des guerres de religion et les bûchers de sorcières. L’histoire est aussi compliquée que celle de Rome, je ne m’y attarderai pas. Ce qui m’importe est que se joue là une modification profonde des rapports au passé et au futur. La figure d’un passé pesant, obscur, dont il s’agit de se libérer, et d’un avenir lumineux orientant le présent conquérant, audacieux ne suffit pas, bien entendu, à définir la Renaissance, pas plus que l’expulsion des Rois, la République et l’Empire ne définissent d’ailleurs l’histoire romaine. En revanche, c’est, me semble-t-il, cette mutation que répètent depuis sur un mode " tragique " les révolutions scientifiques.

Tragique, ici, doit bien entendu s’entendre au sens propre, tragédie se déroulant sur une scène, pour un public conquis. Les imprécations peuvent bien fuser, les révolutions scientifiques font peu de morts. Comme l’a souligné Whitehead, dans Science and the Modern World, " Dans une génération qui a vu la guerre de Trente Ans et se souvient d’Albe aux Pays Bas, la pire chose qui soit arrivée aux hommes de sciences est que Galilée a subi une détention honorable et une douce réprimande avant de mourir tranquillement dans son lit. " [3]. Les violences sont rhétoriques et institutionnelles, les vivres sont coupés aux vaincus, mais sauf les généticiens de l’époque stalinienne, ils ne risquent pas leur vie. Pourtant, encore et encore résonne la même rhétorique, la rupture d’avec le passé (en l’occurrence les collègues avec lesquels on n’est pas d’accord), l’audace face à de terribles adversaires (les philosophes ou ces spectres que sont les préjugés), la lutte implacable contre les tentations séduisantes (ce que Bachelard appelait les " intérêts de la vie " dont les " intérêts de l’esprit " doivent s’arracher). Bref, le combat titanesque de la Lumière contre l’Obscur….

Lorsque la répétition se fait farce, la révolution scientifique est devenue un droit. Elle est ce qu’on annonce, ce sur quoi on mise, bulles spéculatives qui font et défont des fortunes scientifiques alors que le public, parfois un peu désordonné, ne sait plus à quel génie se fier, quitte - horreur !, montée de l’irrationalisme ! - à fabriquer un joyeux melting pot avec des Indiens rêvant de double hélice d’ADN et des explications quantiques de la voyance.

J’accepterai donc de Marx ce double point : les " Louis Bonaparte " de notre époque n’ont aucune importance, leurs envolées, leurs grands récits, leurs spéculations pseudo-métaphysiques sont une triste farce ; et ce qui importe est ce qui, éventuellement, se déguise derrière la tragédie, puis la farce, ce qui est dissimulé par les scènes jouées et rejouées devant un public toujours prêt à s’entendre confirmer qu’il est dans l’opinion, c’est-à-dire, comme disait Bachelard, qu’il pense mal, ou pas du tout. Ou, comme le disait Freud, qu’il est défini par un narcissisme infantile et doit accepter la succession des blessures que lui impose l’épopée scientifique.

Mais la question beaucoup plus délicate qui se pose maintenant est la question de savoir ce que l’on peut faire de ce parallèle. Si ce qui importe est ce qui est dissimulé, qu’est-ce qui est dissimulé ?

Pour Marx, l’affaire était entendue. Les déguisements, ceux de la tragédie comme ceux de la farce, dissimulaient une différence radicale : à l’époque romaine, écrit-il, la lutte des classes était restreinte à une minorité privilégiée : libres citoyens riches et libres citoyens pauvres. Au 19ème siècle, elle est généralisée, et c’est elle qui commande la pensée de l’avenir. " La révolution sociale du 19ème siècle ne peut tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant d’avoir liquidé complètement toute superstition à l’égard du passé. Les révolutions antérieures avaient besoin de réminiscences historiques pour se dissimuler à elles-mêmes leur propre contenu. La révolution du 19ème siècle doit laisser les morts enterrer les morts pour réaliser son propre objet. Autrefois la phrase débordait le contenu, maintenant c’est le contenu qui déborde la phrase. " [4

La phrase débordait le contenu : la phraséologie romaine ennoblissant, habillait de grandiosité, la tâche de l’époque, à savoir l’éclosion et l’instauration de la bourgeoisie moderne. Le contenu déborde la phrase : le prolétariat comme force de l’avenir déborde l’ensemble des vieilles syntaxes ; leurs mots, à eux qui n’ont jamais eu la parole, sont inouïs, inimaginables,

Je ne vais certainement pas m’engager dans une discussion sur les rapports entre Marx, marxisme, pratiques se revendiquant de l’un ou de l’autre. J’ai cité Marx parlant de la " révolution sociale " afin d’indiquer le point où, en tout état de cause, une divergence doit être créée. Celui que je cite parle en vrai fils de la Renaissance : il ne répète pas sur une scène l’opposition entre le passé et l’avenir, il la produit là où il n’y a ni public ni acteur, mais de la misère, de la violence, de la mort. Mais, d’une manière ou d’une autre, le parallèle qu’il s’agit de construire doit nous situer autrement car nous, qui avons à penser le devenir farce du progrès scientifique, nous ne sommes pas en risque de mort. Seulement en risque d’être submergés par la bêtise qui se drape dans les certitudes de l’avenir. Résister à la bêtise implique de résister non à la répétition déguisée d’un passé d’ores et déjà débordé par l’avenir, mais d’abord à la référence à l’avenir au nom duquel passé et présent sont d’ores et déjà définis comme ce qui sera balayé par la " révolution scientifique " en gésine.

Comment donc penser le devenir farce du progrès scientifique ? Une réponse se présente, très séduisante. Les scientifiques croient répéter le geste héroïque de la pensée libre se dégageant des pouvoirs traditionnels (geste héroïque qui ne concernait en effet qu’une minorité privilégiée). Mais, depuis la fin du 18ème siècle, époque à laquelle la notion de " révolution scientifique " est devenue un thème en soi - Lavoisier se présente à ses collègues sur ce mode, et les collègues en question commencent à se doter des institutions professionnelles qui les définiront face au " public " - ils accomplissent la tâche qui est la leur : l’instauration généralisée de la technoscience, de la mise en opération systématique des savoirs et des choses.

Et on comprend alors que la grande ambition, percer l’énigme de la conscience, puisse être un leurre, puisse transformer en farce l’événement révolutionnaire. Du point de vue de l’instauration de la technoscience, cela importe peu. Ce qui importe est que table rase soit faite de tout ce qui pourrait faire obstacle à la prise en main, à la redéfinition technique de ce qui compte. Le savoir, ici, ne découle pas d’un événement, comme c’est le cas des révolutions scientifiques, de la création réussie d’une " prise " risquée, à partir de laquelle pourra être conférée à ce à quoi le scientifique a affaire la capacité de devenir partie prenante et exigeante d’un savoir susceptible de satisfaire les risques de la vérification [5]. Lorsque la révolution tourne à la farce, l’affirmation du savoir vient en premier, car ce sont les catégories de ce savoir qui préparent la situation où un pouvoir pourra œuvrer : pour pouvoir trier, par exemple, il faut des catégories de tri. Et pour pouvoir transformer les comportements et les consciences en fonction des techniques, il n’est aucun besoin de percer leur énigme, il faut et il suffit qu’aient été adéquatement différenciés ce qui compte et ce qui, au nom de l’énigme à percer, peut d’ores et déjà être renvoyé au magasin des illusions bavardes.

Cette réponse est séduisante, mais elle ne me convient pas car elle met celui qui la propose en position de dénonciation, non d’invention. Elle met en scène l’avance technoscientifique comme indifférente à ce qui fait la différence entre tragédie et farce, puisque, dans un cas comme dans l’autre, ce qui importe est le pouvoir de la redéfinition, et il importe peu, de ce point de vue, que celui-ci provienne de cette réussite qu’on appelle " preuve scientifique " ou d’un savoir qui disqualifie ce qui lui fait obstacle. En ce sens, elle rejoint un certain cynisme auquel peut porter l’analyse marxiste, pour qui la différence entre les inventeurs de la révolution française et les acteurs de la farce aboutissant à la prise de pouvoir de Louis Bonaparte importe peu. Mais, à la différence de l’analyse de Marx, elle ne désigne aucune pensée, aucune pratique qui résistent à la toute puissance de la redéfinition que dissimulent la tragédie et la farce. Ce qui est mis en scène a l’allure d’un destin inexorable. Nous avons quitté l’opposition entre passé pesant et avenir lumineux, certes, mais l’horizon des possibles est bouché.

Il n’est pas question pour autant de céder à la tentation de transformer la différence entre les " vraies révolutions " scientifiques et la farce sinistre de leur réplique en site à partir duquel pourrait prendre sens une pensée qui résiste. Ce serait prendre fait et cause pour les sciences expérimentales, quitte à attendre qu’une " vraie " révolution vienne un jour balayer les faux prétendants. L’opposition entre ce qui appartient à un passé pesant et dépassé et ce qui ouvre à un avenir lumineux reste de mise. Il ne convient pas non plus de dresser entre les sciences " objectives " et les domaines où elles tournent à la farce une frontière infranchissable, ce qu’ont, depuis plus d’un siècle, tenté les phénoménologues ou les partisans de la différenciation entre " sciences de la nature " et " sciences de l’esprit ", entre " cause " et " raison " ou entre " explication " et " interprétation ". La célébration du " sujet " a pu nourrir de hautes pensées mais elle ne peut être la ressource pour une invention de résistance parce qu’elle a été dès l’origine et toute entière axée sur l’impératif de résister à l’" objectivité " scientifique. Elle a rêvé d’un rapport de force, de deux domaines d’égales consistances, se respectant dans l’indifférence réciproque. Ce rêve nourrit aujourd’hui lamentations et dénonciations, mais il ne fait que confirmer la mise en accusation de la technoscience à laquelle je tente d’échapper, tout en respectant le modèle canonique de l’opposition entre passé futur : le sujet qui est irréductible à l’objectivation est aussi celui qui a été arraché à ses illusions.

C’est ici que je rejoins enfin la question de notre rencontre, " De la transe à l’hypnose ", car l’opposition entre passé et futur se retrouve à chaque tournant de l’histoire que désigne cette question.

Le modèle qui hante cette histoire est clair, hanté par l’impératif de purification. Au début étaient des techniques surchargées de croyances parasites (en Dieu, diable, divinités, etc.) Puis intervint la vraie science, qui définit ce que la technique en question mettait en œuvre sans le savoir. Ce qui a pour corrélat que la technique, enfin purifiée de ses parasites, entre en rapport de progrès symbiotique avec l’avancée de cette science. A ce modèle a répondu le magnétisme animal à ses débuts. Le " fluide magnétique " expliquait les crises et leur efficacité thérapeutique. Il élucidait de manière enfin scientifique les possessions réputées diaboliques et la pratique des exorcistes croyant mobiliser le pouvoir de la vraie foi. Ceux qui proposèrent l’hypnotisme contre le magnétisme, convaincu d’être parasité par des croyances " irrationnelles ", ont suivi le même modèle. La psychanalyse continua le même geste lorsqu’elle s’est définie contre l’hypnose, et l’a même doublé d’une condamnation éthique : les lacaniens nous ont seriné tant et plus la fable de l’hypnotiseur qui cède à la tentation d’adopter la position de toute puissance propre au faiseur de miracle. Et à chaque fois, l’opposition entre passé et avenir s’est traduite par une condamnation de ceux qui se laissent tenter par un retour régressif, voire réactionnaire, au passé dépassé. La voie de résistance que je propose passe par la résistance à ce modèle.

Transe et hypnose : les mots sont nôtres. Certes le terme " transe " est beau et fait allusion au pouvoir de ce qui, de l’amour à la terreur, est capable de " transir ", de faire sortir de soi-même. Mais j’ai appris de Tobie Nathan à me méfier des mots, aussi beaux qu’ils soient, car ce qui importe est l’acte de nommer, de conférer le même nom. J’ai appris à me méfier de toute nomination qui implique la prétention, ou même la possibilité, de ramener au même, sans négociation, ce qui ne s’est pas reconnu comme tel. Le nom devenu commun ouvre un accès permettant, le cas échéant, de prétendre mieux savoir ce qu’ils font que les praticiens, sans même avoir besoin de soumettre cette prétention à leur épreuve. Il s’agit peut-être, comme l’affirmeront beaucoup d’ethnologues, de ce qu’exige une science — comment faire science sans comparer, et comment comparer sans rassembler — mais c’est ici que la puce vient à l’oreille : voici une différence qui compte, car les sciences expérimentales ne " nomment " pas sans qu’un dispositif ne vérifie que le nom communique en effet avec une prise effective.

En l’occurrence, nommer du même nom, transe, ce qui figure dans des pratiques différentes, ne signifie évidemment pas, pour tous les ethnologues, considérer que ce dont le pouvoir se manifeste lors de la transe est secondaire. Mais il s’agit ici d’apprendre à résister, c’est-à-dire à prendre en compte que les bonnes intentions ou les intimes convictions ne suffisent pas. La nomination est vectrice de tentation, toujours la même tentation : purifier. Là où les praticiens savent reconnaître la signature de tel ou tel être, qu’il s’agit de pouvoir nommer pour s’adresser à lui, entrer en commerce, le leurrer ou l’apaiser, celui qui " sait " par avance que c’est un cas de transe sera, même s’il respecte parfaitement les convictions de ses interlocuteurs, tenté de faire le tri, de renvoyer l’être à l’anecdote, à la " croyance culturelle ". Et s’il ne le fait pas, d’autres le feront pour lui. Les descriptions ethnologiques de la transe donnent leur matériau à ceux qui utiliseront ces descriptions pour introduire à un article traitant de la transe comme " état modifié de conscience ", qu’il s’agit d’expliquer qui par la sérotonine, qui par l’activation corrélée de certaines régions cérébrales.

Que signifierait en revanche s’intéresser aux techniques en tant que telles, en résistant délibérément à toute possibilité d’ouvrir la porte au jugement qui sépare, qui fait le tri entre efficacité à expliquer et croyance culturelle en surcharge ? De s’y intéresser avec la même attention, par exemple, que les physiologistes et les éthologistes sont capables, lorsqu’ils sont intéressants, de prêter à la multiplicité positive des corps et des ethos. Pour ceux-là, chaque corps, chaque ethos est, en tant que tel, invention incomparable d’une manière d’" exister pour un monde ", c’est-à-dire aussi de se lier à des " forces " auxquelles leur invention confère une signification effective. Comme le dit Stephen J. Gould, " le monde à l’extérieur passe à travers une frontière en une vitalité organique intérieure. [6]  ". Les plantes ont " inventé " la lumière comme telle, les oiseaux la portance, et les animaux territoriaux le contraste puissant entre chez moi et pas chez moi. De telles inventions se célèbrent, elles permettent à beaucoup de biologistes de résister à la farce adaptationniste qui ramène l’histoire des vivants à la morale monotone des gènes égoïstes. Mais le prix qui donne sa signification à cette démarche est la dissociation avec une pensée capable de juger sans avoir à rencontrer, une pensée capable de ramener au même les événement par où le monde passe dans le vivant (le transit).

Tenter de penser les techniques, et de rencontrer la pensée des techniciens, c’est donc peut-être apprendre à résister au geste de purification qui fait la différence entre le passé pesant et l’avenir lumineux, tout en résistant aussi bien à ceux qui dénoncent ce geste comme dissimulant une prise en main technoscientifique. C’est apprendre à résister en amont de la grande bifurcation moderne : techniques " objectivantes " d’une part et, de l’autre, voie de l’authenticité, culture du rapport à soi, responsabilité, liberté, respect contemplatif, retrouvailles avec les choses elles-mêmes, critique de l’artifice, méditation quant au sens….

Une telle approche permet de reformuler autrement le contraste entre " révolution scientifique " et " farce ". Car les sciences expérimentales seront comprises alors non pas à partir d’un régime de vérité ou de connaissance adéquate mais par ce qui les singularise effectivement : leur symbiose avec des techniques qui, comme disaient Marx, libèrent les forces productives. D’autres scientifiques, comme Stephen Gould biologiste-historien de l’évolution, pratiquent une science qui exige la rencontre avec un terrain semé d’indices souvent trompeurs. On pourra dire que ce qu’ils prolongent en les réinventant sont les anciennes techniques des " limiers ", pisteurs et enquêteurs. Dans ces deux cas, le " pouvoir " qui signale l’efficace de la technique n’a pas été purifié par un savoir qui l’expliquerait, il est resté inaugural, et tous les savoirs s’expliquent à partir de lui. Mais il a été réinventé par ce qui lui est désormais demandé : conférer à ce à quoi nous nous adressons le pouvoir de " prouver ", de faire la différence entre ce qui est autorisé par le lien créé et ce qui n’est que fiction.

En contraste, l’histoire du magnétisme, puis de l’hypnose est marquée par ce que l’on pourrait appeler une anti-symbiose : le savoir procédant au nom de la preuve s’est traduit par un démembrement de l’efficace associée, sur un mode ou sur un autre, à ce que nous appelons " transe ", et par la production à répétition de ce que j’appelle des " jugements fourre tout ". Ce fut le cas avec le verdict " ce n’est que de l’imitation " des commissaires de 1784, avec le " ce n’est que de la suggestion " qui a condamné les hypnotistes du 19ème siècle et que redoutait Freud par dessus tout, et avec le " ce n’est qu’un jeu de rôle " qui hante les laboratoires de psychologie expérimentale au 20ème siècle [7]. Aucune once de ce pouvoir ne subsiste plus lorsque l’on parle d’" état modifié de conscience ".

Corrélativement, ce sont, au cours de cette histoire, les " vaincus " qui nous parlent, qui disent qu’il y a démembrement, et non purification : le malheureux Deslon qui avait accueilli les commissaires autour de son baquet [8] ; les magnétiseurs qui protestèrent que la pratique des hypnotistes allait vider le " rapport ", s’adressant à des personnes qui ne seraient plus " voyantes " mais " cas " soumis à démonstration dégradante, analogue au spectacles de foire [9]. Delbœuf, qui avait appris les ambiguïtés de l’hypnose [10], est mort trop tôt pour rire de la manière dont Freud entreprenait, pour faire valoir sa propre technique analytique, de la disqualifier, de la renvoyer à l’ordre du symptôme (l’hypnotiseur est identifié par sa place, c’est-à-dire celle que lui donne la personne hypnotisée). Et aujourd’hui, ce sont les usagers des drogues (Indiens d’Amazonie ou Européens bien de chez nous) qui protestent contre l’attribution à la molécule et à son intervention dans les interactions neuronales des effets dont ils cultivent les pouvoirs transformateurs.

Une autre manière d’approcher ce contraste est de souligner que, contrairement aux sciences expérimentales, marquées par une symbiose innovante, les sciences armées de jugements fourre-tout abaissent leur objet : le jugement en question signifie en effet que le scientifique sait mieux, qu’il est celui qui pose les questions, celui qui est capable de définir ce que pense et sent son sujet, et ne sera pas obligé à penser et à sentir par lui. Ceci ne signifie pas le moins du monde une mise en cause de l’honorabilité des scientifiques concernés, plutôt la mise en question de ce que leur science leur fait à eux aussi bien et peut-être même d’abord. Ce que George Devereux avait déjà souligné en affirmant que les sciences qui mutilent mutilent d’abord le scientifique qui doit, au nom de la méthode, devenir insensible à la signification de ce qu’il fait et apprendre à mépriser les questions sur lesquelles il doit faire l’impasse.

Je mettrai ce contraste sous le signe d’une pensée de la preuve comme puissance pharmacologique, susceptible aussi bien d’être remède ou poison.

La preuve, dans les sciences expérimentales, est une réussite, et la possibilité de cette réussite fait agir, inventer, créer. Corrélativement, on peut associer les opérations grâce auxquelles ce à quoi s’adresse l’expérimentateur peut devenir un " fait qui prouve ", un " témoin fiable " à des verbes positifs : magnifier, élever, rendre important, faire importer, savoir convoquer… Ou instaurer un " faitiche ", comme le propose Bruno Latour [11] qui reprend à propos de l’" être " des faits expérimentaux l’énigme qu’opposèrent les fétichistes aux missionnaires. Oui, bien sûr, nous fabriquons les faits, l’activité expérimentale n’est pas une cueillette de faits observables, c’est une création d’observable. Mais non, ils ne sont pas " notre " fabrication, humaine seulement humaine ; leur pouvoir est ce qui nous fait penser et créer…

Pour suivre la transformation du pouvoir de la preuve de remède en poison, je prendrai l’un des termes par lesquels j’ai caractérisé la réussite expérimentale : savoir convoquer, auquel correspond le dispositif expérimental comme dispositif de convocation. Le terme " convoquer " désigne bien le rôle humain : l’initiative de la convocation et son apprentissage renvoient à ceux qui convoquent. Et la convocation n’est pas un terme neutre, elle désigne le risque qui accompagne l’initiative. Si un malfrat est convoqué au bureau de police et vient armé, accompagné de ses complices, et tue tout ce qui bouge, on ne peut parler de convocation réussie. Lorsqu’il s’agit d’expérimentation, les exigences définissant la réussite peuvent se dire " quelque chose doit venir au rendez-vous expérimental " et cette venue doit permettre la création d’un rapport, d’un logos : à la fois lien intelligible (ce qui vient se manifeste comme partie prenante d’effets que le dispositif avait pour finalité de susciter), pouvoir dire (ce qui vient est nommé par l’opération qui le convoque, et ce nom n’est pas une simple manière de classer ou de comparer, il désigne un être [12]) et pouvoir prouver (la nomination est vérifiée par des conséquences faites pour la mettre à l’épreuve).

Par contraste, lorsqu’il s’agit des sciences dont la démarche abaisse leur objet, la convocation n’est pas conçue comme risquée. Le scientifique compte bien que le sujet sera disposé à répondre aux questions les plus mal élevées, sous-tendues par la différenciation entre lui qui croit et celui qui sait. Mais la bonne volonté de celui qui se rend à la convocation est une facilité empoisonnée, comme l’a encore et encore montré l’histoire de l’hypnose. Lorsque le scientifique, qui croyait avoir affaire à un témoin fiable, est convaincu de s’être laissé renvoyer l’écho de ce qu’il voulait par un sujet serviable, c’est la catastrophe. Et en psychologie sociale, où l’on a pris l’habitude de mettre en scène des situations qui fonctionnent " à l’insu " des sujets, les " faits " ont une durée de vie assez courte, liée à une précaire solidarité entre collègues compétents à l’encontre de l’objection : peut-être vos sujets n’ont-ils pas compris exactement ce que visait la situation, mais ils savent très bien que qui entre dans vos laboratoires sera trompé ; ils ont joué le jeu de la crédulité, et ce jeu contamine l’ensemble de leurs réponses. Bref, l’impératif de la preuve, qui met en drame la différence entre témoins fiables et sujets serviables produisant des témoignages " complaisants ", transforme ici la preuve en poison : il impose de faire " comme si " la convocation s’adressait à ce qui devrait pouvoir être défini comme témoin fiable, et expose le scientifique à une hantise paralysante : et si le sujet convoqué " me " répondait au lieu de se comporter sur un mode qui réponde à ma question ?

On connaît la parade mise en place par les spécialistes de l’hypnose expérimentale, qui a nom " paradigme de la simulation ". Toute mise en scène expérimentale doit pouvoir être également proposée à des simulateurs, et ce qui peut être simulé devra être éliminé comme n’appartenant pas en propre à l’hypnose. Ce qui signifie, de fait, que la convocation, loin de " magnifier " ce qui doit venir au rendez-vous, l’affaiblit deux fois : d’abord, en se cantonnant à des situations qui peuvent être également proposées à des simulateurs, ensuite en définissant ce qui sera identifié comme réponse significative à un " résidu ", ce qui subsiste lorsqu’a été éliminé tout ce qui pouvait être simulé. Alors que le " rapport magnétique " supposait l’établissement d’une relation longue, cultivée, entre le magnétiseur et son " sujet lucide ", la mise en scène expérimentale renvoie à l’anecdote " invérifiable " tout ce qui ne peut être mis sous le signe du " n’importe qui ". Une telle mise en scène, régie par l’impératif de la preuve, exclut a priori la possibilité de s’adresser en tant que telle à l’" expertise " de ceux qu’elle prend pour sujet, car la convocation doit pouvoir être adressée à " n’importe qui ", non à des sujets " doués ", et/ou ayant cultivé une pratique. Et ce " n’importe qui " sera soumis aux règles assurant sa soumission à la méthode. Ce qui importe est ce qui peut se dégager de séries de cas dénués de signification en eux-mêmes : la signification est attachée aux statistiques, ce sont les statistiques qui commandent la scène.

Telle est donc ma version du " 18 brumaire du progrès scientifique ". Selon cette version, ce n’est pas à partir d’un jugement porté contre les scientifiques qu’il convient d’opposer les " vraies sciences qui progressent " à celles qui demandent la soumission et dépendent de la soumission, mais à partir d’un problème. Ce problème est que l’impératif de la preuve, d’obligation positive, devient poison lorsqu’il prévaut dans une situation où ce qui est interrogé est capable de " complaisance ", c’est-à-dire, de fait, d’intégrer dans son comportement un rapport interprétatif à la situation (ce qui est déjà le cas en éthologie animale). Cette version a une dimension " politique " car une question se pose immédiatement. Si nous vivions dans une société où importe, au moins autant que le " développement des forces productives ", le devenir-capable de penser, de sentir et d’agir des personnes, il importerait peu que quelques farfelus identifient à de la " vraie science " les situations qui affaiblissent, voire insultent, ceux qui sont convoqués : jamais cette définition ne se serait imposée, et les sujets eux-mêmes, loin de se soumettre, de penser que le scientifique sait mieux, auraient ri et claqué la porte du laboratoire. La soumission des personnes, la disqualification de ce qu’elles pensent et sentent au nom de la science, conviennent aussi bien pour caractériser notre société que le développement des forces productives. Et cela jusqu’à la farce pleinement déployée : jusqu’à la question de la conscience définie comme dernière frontière, ce qui reste lorsque plus rien de ce que font les hommes et de ce que leurs techniques leur font faire ou les rendent capables de faire n’est sensé poser problème. La conscience mise sous le signe du " n’importe qui ", posant le problème de sa pure existence au sein d’une réalité réduite à des fonctionnements objectivement intelligibles.

Contrairement à la dénonciation de la technoscience, la version que je propose n’identifie pas du tout " technique " et " prise en main qui asservit ". Bien au contraire, on pourrait dire : non, " malheureusement ", la psychologie n’a rien à voir avec une " technique ", car elle tourne le dos à qui n’est pas réductible au " n’importe qui ", à ceux qui témoignent pour les devenirs divergents dont les humains peuvent devenir capable, et aux techniques qui font diverger. Alors que les sciences expérimentales ont réussi une symbiose originale entre savoir et technique, les pratiques qui sont victimes du poison de la preuve sont peuplées de notions fourre tout (suggestion, jeu de rôle, motivation, information, etc.) qui renvoient toute création divergente au " même ".

Enfin, la version que je propose peut ouvrir à une pensée qui résiste. Ce que je vais maintenant tenter d’explorer. Je décrirai brièvement une première piste, que j’ai empruntée déjà [13] et qui met l’accent sur l’opposition entre témoins " complaisants " et " récalcitrants ". Cette piste conserve pour fil rouge le " pouvoir vérifier " tel qu’il a été associée à la preuve expérimentale, c’est-à-dire au sens où il désigne un savoir produit par un scientifique à propos d’une situation. Je m’attarderai ensuite un peu plus sur une seconde piste, plus directement connectée à la symbiose entre savoir et technique et qui, elle, fait rimer vérification et devenir.

Le contraste récalcitrant/complaisant est d’abord critique. Il n’est pas du tout assimilable au contraste rebelle/" voulant faire plaisir ". Est récalcitrant ce qui est indifférent au sens et aux enjeux de la convocation. Est complaisant celui qui accepte le rôle qu’on lui propose, et dont le comportement sera indissociable de la manière dont il interprète ce rôle, dont il l’endossera. On l’a vu, c’est lorsque les témoins sont complaisants que les situations cherchant à fabriquer une ressemblance, à produire un sujet répondant à une question dont, comme un électron ou une réaction chimique, il ignore le sens, sont tout entières organisées autour de la nécessité de " ruser ", d’amener le sujet à se tromper sur son rôle ou de faire intervenir des simulateurs endossant délibérément ce rôle. D’où un étonnant contraste. D’une part, la situation est close sur elle-même, refermée autour de sa propre ruse. Certaines ne pourront être répétées que si la publication dont elles ont fait l’objet est restée discrète (nul ne pourrait " refaire Milgram ") et, en tout état de cause, ce qu’elles montrent ne pourra être " vérifié " au sens expérimental de l’art des conséquences, de la mise en scène d’autres situations qui, si la première a réussi ce qu’elle prétend, devraient produire tel ou tel résultat. Chaque mise en scène constitue en ce sens une fin en soi : non pas un chaînon risqué dans l’aventure des " mais si ", des " et donc " et des " alors ", mais une pierre inerte censée s’ajouter à l’édifice des savoirs enfin rationnels. D’autre part, ce que chaque situation " rusée " vise est le triomphe d’une généralité, celle qui autorisait la question scientifique : la situation réalisée a d’abord valeur d’illustration particulière, " prouvant " l’autorité d’un " jugement fourre tout ". Son caractère clos importe donc peu, car la généralité n’a pas pour vocation d’être vérifiée par des conséquences inédites mais d’armer une interprétation " enfin scientifique " tout terrain, et notamment de juger, sans même les avoir rencontrés, les protagonistes d’une situation concrète et les interprétations illusoires qu’ils peuvent offrir de leur propre comportement.

A cette démarche, qui confère à un savoir la valeur d’une référence pour un jugement, qui fait de ce savoir la condition d’un pouvoir juger, pourrait s’opposer, et c’est la première piste, une démarche qui maintient le lien entre savoir et récalcitrance et retrouve de ce fait l’un des traits remarquables de la démarche expérimentale : le caractère sélectif de la réussite, le pouvoir comme événement dont dérive des savoirs. Mais ces retrouvailles ont pour prix l’abandon de la ressemblance entre l’électron et le témoin ayant le pouvoir de témoigner sans complaisance. L’événement ne renvoie plus d’abord au scientifique qui a réussi à conférer à un phénomène le pouvoir de témoigner de manière fiable, il renvoie à la capacité de ceux à qui s’adresse ce scientifique de ne pas se soumettre, c’est-à-dire de mettre en risque la pertinence des questions qui lui sont posées. Un " sujet récalcitrant " est le contraire du " n’importe qui ". La récalcitrance est ici inséparable d’un devenir qui a rendu ce sujet capable de ne pas être complaisant alors même qu’il n’est pas le moins du monde indifférent aux questions qui lui sont posées : tout rapport avec l’électron ou la réaction chimique est nul et non avenu. On peut le dire " expert " au sens où sa culture ou le mouvement social-culturel-politique auquel il appartient le rend capable d’évaluer la manière dont le scientifique s’adresse à lui et de refuser ce qui l’" abaisse ", même si c’est " au nom de la science ".

Parler ici d’expertise ne signifie pas du tout que le " sujet récalcitrant " a titre à dicter au scientifique la manière dont il doit être caractérisé : la réussite, ici, est à nouveau la création risquée d’un rapport, et sa vérification met à nouveau l’entreprise scientifique sous le signe de l’innovation. Ainsi, c’est parce que les mouvements féministes ont été capables de produire des " femmes récalcitrantes " que l’ensemble de la littérature accumulée sur " les femmes " a dû être relue sur un mode nouveau, devenant témoignage de la manière dont des jugements " neutres " traduisent en langage savant ce que leurs auteurs admettaient comme normal et allant de soi. Et c’est dans la mesure où des scientifiques ont appris de l’aventure féministe qu’ils sont entrés dans une aventure de " mais si ", " et donc " et " alors ", devenant capables de discerner dans des situations chaque fois particulières la manière dont est produite et reproduite la définition de l’homme comme " normal " et de la femme comme écart plus ou moins accentué à la norme.

J’en viens maintenant à la seconde piste, qui prolonge, quant à elle, plus directement le thème de la convocation réussie, et qui ne peut être réussie que parce qu’elle est risquée. La première piste, parce qu’elle suivait la relation entre question pertinente et récalcitrance, nous menait loin de la scène de la convocation qui est celle du laboratoire : a priori, qu’une femme, féministe ou non, accepte de répondre à des questions n’est pas un haut fait. Il va s’agir ici de prolonger cette scène, et de la libérer des enjeux de la preuve, c’est-à-dire de la vérification axée sur une ambition de connaissance s’imposant contre les apparences.

Le fait que ce dont témoigne le lien intelligible créé par une convocation réussie et associé à un pouvoir " nommer ", soit dissocié ici du " pouvoir mettre à l’épreuve " [14] n’est pas le signal de ce que nous nous adresserions à des pratiques hiérarchiquement " inférieures ", mais que nous changeons d’enjeu. L’enjeu n’est plus une production de connaissance " à propos de ", il ne s’articule plus autour d’une scène mettant en présence le producteur de connaissance et ce dont il parle. C’est parce que les humains, civils, répondent en général à une question qui leur est adressée dans une langue qu’ils comprennent, quitte, s’ils sont récalcitrants, à en contester les implications ou la visée, que les sciences dites humaines ont pu se penser " tout terrain ", capables en droit de produire de la connaissance à propos de toute situation humaine. Il s’agit ici de plonger les pratiques expérimentales dans le spectre des pratiques " techniques " risquant la création d’une mise en rapport en tant que telle. Ce avec quoi il s’agit d’entrer en rapport désigne donc, par définition, ce qui échappe à la civilité langagière usuelle.

Il existe un dicton chinois selon lequel lorsque le sage désigne la lune, le fou regarde le doigt qui désigne. Ce dicton présuppose ce qui, ici, est en question car il table sur la préexistence de ce que l’on appelle les comportements sensori-moteurs, la communication entre l’espace visuel, où brille cet être lointain qu’on appelle " lune ", et l’espace des gestes, du doigt qui pointe. Lorsqu’il s’agit de convocation risquée, le doigt importe autant que la lune. Les deux sont inséparables, car ils sont partie prenante de la production de l’espace qui les articule. Le dispositif expérimental effectue une telle mise en rapport, un rapport exhibant dans ce cas l’impératif de la preuve. Le rapport doit permettre de " rendre compte ", l’articulation produit le registre des comptes, des manières dont ce qui est convoqué peut " compter ". Mais " rendre compte " n’est pas la seule pratique qui importe. Qu’il s’agisse de transe ou d’hypnose, chaque fois qu’un rapport a été démembré, abaissé, réduit à un résidu, c’était au nom du compte à rendre. Résister à la transformation de la preuve en poison passe donc ici par la question des pratiques de convocation, multiples et de finalités multiples, en tant que telles.

Cela signifie : résister à l’idée qu’en dehors de la preuve, il n’y a que convictions arbitraires, mais aussi résister à l’opposition science technicienne/phénoménologie méditative ou respectueuse. La convocation est une pratique technique. Même le phénoménologue apprend à convoquer ses propres expériences (pratique de l’épagogè husserlienne). Et cela signifie aussi et surtout résister aux habitudes qui disqualifient. Il s’agit, par exemple, d’accepter la magie sous son beau nom anglais, " Craft ", un savoir qui n’implique pas spécialement une " croyance " mais d’abord un efficace. Ce qui implique enfin de résister au poison d’une alternative plus vieille que les sciences modernes, peut-être solidaire de la lutte monothéiste contre les faiseurs de miracle, à savoir la disjonction entre " naturel " et " surnaturel " ou miraculeux.

En effet, la catégorie de " surnaturel " en tant qu’opposée à ce qui sera dit " naturel " est partie prenante des pratiques de démembrement de l’efficace propre à une technique de convocation. Pour être reconnu comme " surnaturel ", ce qui répond à la convocation doit être capable de résister aux épreuves polémiques qui exigent que l’efficace résiste à la possibilité de s’expliquer " naturellement ". Quant à la nature, elle n’a pas de sens positif, mais traduit en retour que le " prétendu surnaturel " (par exemple les dons extra-lucides des magnétisées) n’a pas résisté à l’épreuve. Elle devient ainsi une " notion fourre tout ", signalant que ceux qui pratiquent sont des dupes, ou des tricheurs… Contrairement aux pratiques de convocation expérimentale, l’explication " naturelle " n’est donc pas ici un haut fait, seulement un synonyme de disqualification. Elle ne demande aucune vérification, sa possibilité suffit.

Mettre ce que nous appelons transe et ce que nous avons inventé sous les noms de rapport magnétique, puis d’hypnose, sous le signe de pratiques techniques de convocation, signifie une divergence active par rapport à nos habitudes. Il ne s’agit plus de demander à ces pratiques ce dont elles témoignent (pour nous, c’est-à-dire abstraction faite des " croyances " des praticiens quant aux êtres qu’ils convoquent). Il s’agit de déplacer la différence qui passe usuellement entre savoir rationnel et croyance, et de la faire passer entre la multitude des choses qui " peuvent arriver " et ce qu’une technique, c’est à dire une mise en culture, " fait arriver ". Nous avons pris l’habitude de penser que ce que le laboratoire " fait arriver " est la voie royale vers tout ce qui " peut arriver ". Il s’agit de résister à cette habitude en plongeant les pratiques expérimentales dans l’ensemble de toutes les autres pratiques qui " font arriver ", et en affirmant que le " faire arriver " est premier, ce à partir de quoi nous apprenons à nommer, à discriminer, à caractériser, à penser. Ce que nous " savons " ne nous autorise donc pas à opposer ce qui " peut arriver " et ce qui serait impossible (ou miraculeux), car ce savoir porte sur ce avec quoi nous avons appris à entrer en rapport. Ceci ne signifie pas pour autant que tout apprentissage soit synonyme de " progrès ". Les techniques sont redoutables, capables du meilleur et du pire, et doivent être pensées comme telles. Mais il y a plus de sagesse dans la préoccupation des peuples qui apprennent à faire la différence entre un guérisseur et un sorcier que dans la condamnation courante de l’hypnose en général comme " rite fasciste ".

L’art des convocation risquées commence avec le plus anodin, et magnifie le plus anodin. Prenons l’exemple de ce qui m’arrive, face à cet écran, de ce que ma situation, écrivant, " fait arriver ". Ce n’est pas le moins du monde une production spontanée : la scène me désigne comme appartenant à ceux et celles pour qui l’écriture est une convocation, qui savent l’expérience d’une phrase rétive, que pourtant demande le texte, du mot qui fuit et dont on sait qu’il débloquerait une idée, ou d’une idée qui se refuse, mais dont on sent la présence, qu’il s’agit d’amadouer, de faire venir. On peut abaisser la chose en parlant de " problèmes psychologiques ", on peut la porter au sublime en parlant de l’angoisse de la feuille blanche. Je propose de la magnifier sur un mode technique et non pas existentiel. Qui cultive l’écriture a appris à " faire arriver " ce qui n’existait pas encore. L’écriture engage un devenir, un mode de passage à l’existence qui ne dépend pas des intentions de l’écrivain mais du dispositif de convocation qu’elle met en jeu. Et ce dont la présence est sentie comme telle, insistante quoique parfois fuyante, n’est ni le mot, ni la phrase, ni l’idée, c’est une modalité d’existence qu’Etienne Souriau et Gilles Deleuze appellent " virtuelle ", dont mot, phrase ou idée, s’ils arrivent, constitueront une actualisation [15].

Je proposerai, à titre de parti pris indissociable d’une pensée de résistance au poison de la preuve que toute convocation risquée engage un être, ce qui peut, ou non, se prêter à un mode de convocation. Certains modes de convocation présupposent le caractère intentionnel de ce qui est convoqué, d’autres non. Mais cette différence n’est pas une opposition. Comme écrivain, je sais que même si ce dont il s’agit de produire une actualisation, le " virtuel ", n’est pas " intentionnel en lui-même ", l’idée que la situation " me veut " quelque chose est plus pertinente que celle qui me désignerait comme auteur libre et seule maîtresse du jeu. Je sais que si je néglige la présence fuyante et insistante, si je passe outre avec impatience, si je me dis, " c’est mon texte, j’ai bien le droit ", j’aurai " raté " ce qui importait. Et la victime de ce ratage, de cet abus de pouvoir, sera aussi bien moi que le monde lui-même, appauvri, qui se referme : " occasion manquée ", ce qui aurait pu être mais ne sera pas. On retrouve ici, opposée à la psychologie qui abaisse (quel beau symptôme je viens d’avouer !), la magnification associée à tout art de la convocation.

On peut certes parler dans ce cas d’une transe, ou d’un état modifié de conscience, et je ne doute pas que l’imagerie cérébrale désignera, ou finira un jour par désigner, des zones du cerveau spécifiquement actives en ces circonstances. Mais on ne pourra les désigner que parce que ce que je viens de caractériser, ou d’évoquer, appartient à une pratique, en l’occurrence une pratique de l’œuvre, sans doute la seule des cultures de la convocation risquée qui ait résisté chez nous à l’alternative destructrice nature/surnaturel. Il n’est donc pas étonnant que ce soit à propos de l’ " œuvre à faire " qu’Etienne Souriau a déployé la distinction entre ce qui est actualisé et l’être qui oblige l’œuvrant. Un mot, un geste du pinceau, une tournure syntaxique, un coup de burin, une note, sont ce qui passe à l’existence, mais Souriau appelle " Ange de l’œuvre " ce qui met l’œuvrant à la question. Mot, geste, tournure… se risquent comme réponse non pas à une question formulable mais à une insistance énigmatique : devine ou tu seras dévoré[16].

D’autres cultures, où il s’agit de guérison par exemple, font exister autrement le risque, savent convoquer d’autres modes d’existence, avec d’autres dispositifs, d’autres fabrications [17]. Une psychologie qui prendrait le risque de rompre avec le modèle d’une connaissance " à propos " pour appartenir, comme les sciences expérimentales, aux pratiques de production de savoir en rapport de symbiose avec les techniques, devrait apprendre à nouer ce rapport de symbiose avec ces techniques de la convocation en tant qu’irréductiblement plurielles. Elle tenterait d’apprendre à partir de ce qui n’est pas à expliquer mais s’explique d’ores et déjà, souvent à la manière d’un ensemble de recettes (" comment convoquer "). Et cela sans les réduire, mais peut-être en les caractérisant par un trait générique : un trait auquel chaque " recette pratique " confère une forme singulière, et qui n’existe que dans ces formes singulières, sans au-delà et sans que l’une puisse en expliquer d’autres Car un tel trait n’ouvre à aucune purification, ne permet ni ne suscite aucune hiérarchie, aucune différenciation entre ceux qui croient et ceux qui savent. Mais il peut néanmoins rassembler, en l’occurrence en proposant d’adresser les mêmes questions à chaque mode de convocation. Ces questions pourraient être : quel risque, quelle protection, quelle actualisation, quel efficace ?

Pour dire ce trait, je propose un terme américain désormais important mais mal traduisible en français, car chaque traduction l’ampute de certaines de ses composantes : empowerment (devenir capable, entrer en pouvoir, entrer en relation avec un pouvoir, etc.). Le terme est associé aux pratiques activistes non-violentes contemporaines, et notamment aux sorcières néo-païennes créatrices de techniques susceptibles de faire converger lutte politique et spiritualité [18]. Malheureusement, il est d’ores et déjà compromis, devenu un mot d’ordre signalant la fin de toute conflictualité politique, la manière dont chacun est appelé à assumer son rôle pour gérer une situation, en assurer une " bonne gouvernance ". Ce pourquoi, il a pu être traduit en français par responsabilisation et associé à l’ensemble des entreprises moralisatrices par où l’on demande à des sujets de se " sentir responsables ", de participer de manière responsable… Mais il faut oser défendre les mots, au moins quelques mots, contre le déshonneur, ils sont trop rares et nous avons trop besoin d’eux. En l’occurrence, " empowerment " est précieux en ce que, impliquant l’impossibilité de jouer en anglais sur la distinction entre pouvoir et puissance (qui permet, le cas échéant, de disqualifier le pouvoir et célébrer la puissance), il restitue au pouvoir le sens neutre qui convient à des techniques aux effets redoutables, qui demandent attention et protection. Le pouvoir n’appartient pas au sujet, au sens où le sujet (qu’il soit responsable et intentionnel ou " clivé ", ou " manipulé par un inconscient) est le fruit des noces " responsabilisantes " du juridique et des pratiques de l’aveu. Le pouvoir appartient d’abord à l’ordre de l’événement, de la rencontre qui transforme et oblige. La convocation réussie se traduit par un empowerment, une transformation qui importe (importer est un autre terme générique) parce qu’elle engage la personne ou le groupe à qui elle advient en conférant au monde un nouveau pouvoir de faire sentir, penser et agir.

Un troisième terme générique, proposé par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, est " agencement ", associé dans ce cas à la capture d’une " force ". L’agencement ne s’explique pas à partir de la force, pas plus que celle-ci n’est " faite pour être capturée ". Il ne faut donc pas chercher la force derrière l’agencement, ou indépendamment de l’agencement. Il ne faut pas chercher de " cause ", dont l’agencement producteur de l’effet pourrait se déduire. Tant la cause que l’effet peuvent être nommés à partir de l’agencement, et l’on peut dire aussi bien que l’agencement est ce qu’il est parce que la force est ce qu’elle est, et que la force a l’efficace qu’elle a parce que l’agencement est ce qu’il est. En conséquence, la question n’est pas ce qu’est la force, ou ce qu’est l’être qu’il s’agit de convoquer mais ce que " fait arriver " l’agencement. L’agencement cultivé, ou le dispositif de convocation sont inséparables de l’apprentissage de ce dont la force capturée rend capable et de ce à quoi elle oblige.

Qu’il s’agisse d’empowerment ou d’agencement, ces termes conviennent car ils sont pertinents pour les dispositifs expérimentaux sans mettre pour autant de tels dispositifs au sommet d’une quelconque hiérarchie, ce qui serait le cas pour tout terme axé sur une problématique de connaissance et non une pratique de transformation, dont, le cas échéant, certains savoirs peuvent suivre, mais toujours des savoirs d’agencement, jamais des savoirs expliquant les agencements. Il en est ainsi des savoirs expérimentaux : la réussite d’un dispositif ne s’explique pas, elle est ce que suppose toute explication. Et le scientifique qui a réussi est bel et bien transformé, devenu, selon l’expression de Bruno Latour, " appareil phonatoire " de ce qu’il a réussi à convoquer [19].

Une psychologie qui se risquerait à produire de tels savoirs d’agencement, des questions symbiotiques avec les techniques de convocation devrait avoir en commun avec l’expérimentation les risques d’une pragmatique spéculative. Nous ne savons pas ce qui peuple le monde, nos savoirs dépendent des rapports que nous réussissons à construire, c’est-à-dire aussi à faire importer, des affaires risquées qui nous engagent et nous obligent. Ce que nous savons en revanche est que l’engagement et les obligations qui ont la preuve pour axe ne désignent qu’un cas particulier, auto-limitatif : la pertinence de la convocation expérimentale implique que ce qui est convoqué se prête à la satisfaction d’exigences exhibant l’alternative polémique " ou bien la réponse donne le pouvoir de faire taire le scepticisme, ou bien elle n’a aucune valeur ". Sans même parler des divinités, aucun " Ange de l’œuvre " ne se prêterait à un tel mode de convocation.

Les questions génériques d’une telle psychologie ne concerneraient évidemment pas des pratiques définies par une ambition de preuve, comme l’hypnose expérimentale, ni des études neurophysiologiques des " états modifiés de conscience ", marquées par une ambition de généralité qui voue le psychologue à une position de transcendance par rapport aux particularités de chaque mode de convocation [20]. On n’entre pas en symbiose avec des jugements généraux. En revanche, ces questions pourraient bien viser un savoir de type " éthologique ", concernant une pluralité ouverte d’êtres en tant qu’ils répondent à tel ou tel mode particulier de convocation, qu’ils se prêtent à tel ou tel type de rapport. On se souviendra en effet que l’éthologie, savoir du comportement, désigne toujours une problématique de mise en rapport : on ne se comporte pas dans l’absolu, mais toujours en rapport avec ceci ou cela. En l’occurrence, des questions éthologiques — notamment " que demande un être dès lors que l’on prend le risque de tenter de le convoquer ? ", " quelles précautions exige une mise en rapport avec lui ? ", " quels effets redoutables entraînent, lorsque ce rapport se risque, l’imprudence, l’arrogance ou la naïveté ? " - sont vitales partout où les devenirs sont en jeu, où les obsessions dévorent, où les slogans axés sur le n’importe qui ou le n’importe quoi font des dégâts innommables [21].

Il est temps de conclure. Mon problème de départ, le devenir farce du " progrès scientifique ", désigne désormais, comme la proposition de Marx, une mise en scène caractérisée par la division entre les acteurs de ce progrès et un public soumis, susceptible d’accepter que ce qui le fait sentir, penser et agir soit disqualifié s’il ne peut satisfaire les exigences la preuve scientifique. Et tant les acteurs que leur public doivent d’abord être définis comme " victimes " d’un pouvoir, celui de la preuve, qui n’a pas été cultivé mais affirmé avec arrogance, comme s’il appartenait en droit à une pensée enfin rationnelle.

A côté de Marx, enfant de la Renaissance, je voudrais évoquer ici Whitehead, pour qui la Renaissance marqua une " révolte historique contrer la raison ", plutôt qu’un triomphe de la raison. C’était la thèse de Whitehead, dans Science and the Modern World, que la " pensée moderne " issue de cette révolte est bel et bien malade d’incohérence : elle doit se référer à la fois à un monde " objectif ", soumis en droit à la preuve, renvoyant à l'illusion ce que nous sentons et vivons à son contact, et à des sujets désincarnés, dont il faut supposer qu’ils sont libres et critiques puisqu’ils exigent des preuves, et qui sont donc radicalement étrangers au monde qu’ils décrivent… On ne s’étonnera pas de ce que la psychologie ait été, plus que toute autre science, marquée par cette incohérence : expliquer " psychologiquement ", c’est toujours expliquer une faiblesse, une soumission, et le psychologue se sentira insulté si on tente d’expliquer psychologiquement sa propre attitude [22].

La possibilité qu’une science abaisse ce à quoi elle a affaire est inséparable, je l’ai déjà souligné, d’une question politique qui peut se situer au voisinage de Marx : notre histoire est caractérisée par un double registre, en décalage accentué : développement des forces productives mais non pas, surtout pas, développement de ce que j’ai appelé la multiplicité des modes d’empowerment. A ce double registre correspond la figure que Whitehead, dans Science and the Modern World, nomme " le professionnel ", grande invention du 19ème siècle. Les professionnels, attachés au sillon de leur démarche, disqualifiant tout ce qui pourrait leur faire obstacle, ne sont pas, souligne Whitehead, une invention moderne. Ce qui est moderne est leur association avec ce qui a été appelé " progrès ". Et c’est cette association que traduit la mise en tragédie des " révolutions scientifiques " et la farce de leur répétition tout terrain. Le psychologue " moderne " est un professionnel en ce qu’il renverrait à l’anecdote, ou traiterait de manière superficielle et arrogante, la question de savoir comment expliquer " psychologiquement " la démarche du psychologue.

Suivant les deux pistes que j’ai proposées (la première impliquait elle aussi, bien évidemment, la question de l’empowerment, celui du témoin récalcitrant), on en arrive à une question que les activistes américains mettent sous le signe du " reclaiming ", autre terme mal traduisible qui désigne à la fois des pratiques de luttes revendicatrices, de réappropriation, de guérison, mais en les mettant sous le signe de devenirs qui rendent lutte et spiritualité indissociables. Lutter contre ce qui empoisonne, ici lutter contre le pouvoir qu’a sur nous la farce des jugements " révolutionnaires " scientifiques, n’a rien à voir avec récupérer ce dont nous serions aliénés, car le pouvoir qu’il s’agit de " reclaim " n’est pas nôtre. C’est pourquoi le diagnostic peut bien être " marxiste ", mais non pas le pronostic : le futur ne peut être mis sous le signe d’une quelconque certitude, d’un espoir de salut lumineux libérant des pesanteurs du passé. Si le passé pèse, c’est de tout ce qui a été détruit. Si un futur se dessine, il passe par les interstices de ces destructions, par des devenirs qui tous sont précaires et vulnérables. En tout état de cause, contre Marx, je reprendrai la phrase de Whitehead liant l’humanité à la mise en aventure : le futur, que ce soit celui que nous fabriquent les professionnels ou celui qui découplerait aventure et professionnalisation, sera dangereux, mais " it is the business of the future to be dangerous " [23].

 


Notes

[1]. Ce travail, inédit, sera publié dans le prochain N° de la revue Ethnopsy/les mondes contemporains de la guérison, N° 5, 2002..

[2].
Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, éditions sociales, 1969, p. 17.

[3].
A.N. Whitehead, Science and the Modern World (1925), New York, The Free Press,1967, p. 2

[4].
Karl Marx, op. cit., p. 18.
[5].
Il est bon d’entendre " vérification " non au sens logique mais au sens pragmatique de William James : la vérification d’un savoir renvoie à l’ensemble des différences qu’il est susceptible de faire. En l’occurrence, cet ensemble de différences à explorer renvoie au collectif des collègues compétents, qui œuvrent à ce qui est indissociablement mise à l’épreuve et progrès : art des conséquences. Voir aussi I. Stengers, L’invention des sciences modernes, coll. " Champs ", Paris, Flammarion, 1995.

[6].
S.J. Gould, " Cardboard Darwinism ", in An Urchin in the Storm, Penguin Books, 1990, p. 50.



[7].
Voir I. Stengers, L’hypnose entre magie et science, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002



[8].
Voir L. Chertok et I. Stengers, Le cœur et la raison, Paris, Payot, 1989.

[9].
Voir B. Méheust, Le Défi du magnétisme, tome I de Somnambulisme et Médiumnité, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond1999, p. 533-549.

[10].
Voir notamment M. Borch-Jacobsen, Folies à plusieurs, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002.

[11].
B. Latour, Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1996 et L’espoir de Pandore, Paris, La Découverte, 2001

[12].
La distinction nom commun et nom propre est trop brutale. Je peux, au sens commun, dire " un ours ", mais le pisteur qui dit " çà c’est la piste d’un ours " désigne un être dont il sait l’ethos, dont il sait aussi la manière de l’approcher. Il en est de même pour l’électron, dont je peux trouver la définition dans le dictionnaire, mais qu’un physicien, face à un cliché d’une chambre à bulles par exemple, reconnaîtra à partir de l’ethos qui fait de lui le responsable probable de telle trace. Nommer un être et pouvoir utiliser un nom commun à bon escient n’ont pas grand chose à voir.


[13].
I. Stengers, Pour en finir avec la tolérance. Cosmopolitiques 7, Paris, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 1997.
[14].
Cette dissociation ne signifie pas l’absence de toute mise à l’épreuve, plutôt l’inséparabilité du lien et de ce dont il témoigne : c’est l’efficace du lien comme tel qui sera évaluée, et cela par des " connaisseurs ".
[15].
On retrouve cette distinction en physique quantique : les données produites par les dispositifs expérimentaux ne permettent pas d’identifier ce qui a répondu. L’électron n’est pas actualisé comme tel. Sa position, sa vitesse, son spin, etc. sont des réponses au dispositif, indissociables de la question posée.

[16].
Etienne Souriau, " Du mode d’existence de l’œuvre à faire ", in Bulletin de la société française de philosophie, séance du 25 février 1956, p. 4-24.

[17].
Voir Tobie Nathan, Nous ne sommes pas seuls au monde, Paris, Les Empêcheurs de penser en tond, 2001.

[18].
Sorcière s’entend évidemment ici en un sens qui ne l’oppose pas aux pratiques de guérison, que du contraire. Voir Starhawk, Rêver l’obscur, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, à paraître.

[19].
Voir Politiques de la nature, Paris, La Découverte, 1999.
[20].
On retrouve la même ambition de transcendance dans les dénonciations de l’expérimentation comme " soumettant ce qui est interrogé à la mesure, ou à la quantification ".

[21].
Horreur des explications psychologisantes à l’école notamment, où, sur le mode du " n’importe qui devrait pouvoir ", se transmettent des savoirs qui, de manière clandestine, exigent une transformation. Horreur des destructions armées par le jugement selon lequel " n’importe quoi " doit pouvoir, s’il est digne d’être pris en compte, résister à l’épreuve sceptique.
[22].
Comme le remarquait Devereux, " une science du comportement incapable d’expliquer aussi le propre comportement de l’observateur dans le cadre de la théorie (…) est segmentaire, contradictoire, auto-abolissante." (De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion, 1980, p. 41)

[23].
Science and the Modern World, op. cit., p. 207.

 

 

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