Le groupe thérapeutique au sein du dispositif ethnopsychiatrique

(Quelques éléments d'analyse du dispositif de consultation en ethnopsychiatrie)

 

  Par Claude Mesmin (Maître de conférences, Université de Paris 8)  
 
 

Il y a de nombreuses années, arrivant comme stagiaire à la consultation d’ethnopsychiatrie animée par le P Tobie Nathan, à l’hôpital Avicenne de Bobigny, le groupe de thérapeutes m’apparut d’abord peu homogène, essentiellement composé de personnes très diverses quant à leur métier (psychologues, psychiatres, médecins, infirmières, sages-femmes, éducatrices…), leur âge, leur langue, leurs origines, de France et des différents pays de la migration, et leur fonction dans le groupe. Un médecin s’activait derrière une caméra, une psychologue consignait et distribuait les rendez-vous des patients, certains prenaient des notes sans interruption pendant les séances, d’autres écoutaient, répondaient … d'autres enfin semblaient absents…

L’attention de chacun était en même temps centrée sur la famille et sur Tobie Nathan qui dirigeait le groupe. Il acceptait toutes les suggestions et les questions des co-thérapeutes, donnait des réponses très documentées, précises, en référence au groupe culturel de la famille, rappelant les rituels, les thérapeutiques, le sens précis des mots, pour permettre à chacun de réfléchir durant la séance. La consultation terminée, une discussion générale s’engageait pour que chacun puisse exprimer ses impressions, ses pensées, ses doutes, ses interrogations. Chacun d’entre nous repartait avec des pensées plein la tête, des feuilles pleines de notes, ayant l’impression d’avoir mieux compris la problématique exprimée par les patients.

Depuis cette époque, beaucoup de changements sont advenus ; des thérapeutes nous ont quittés, d’autres sont allés fonder leur propre groupe, d’autres encore continuent à soigner, penser, écrire, diffuser cette technique particulière de prise en charge des patients migrants, en groupe, autour de Tobie Nathan au Centre Georges Devereux , à l’Université Paris 8[1] .

Ma réflexion actuelle concerne le dispositif et ses conséquences sur la consultation, dispositif mis en place par T. Nathan depuis vingt ans, pour prendre en charge des hommes et des femmes d’abord traumatisés par la migration. (Nathan T., 1988, Biznar K., 1988, Zajde N., 1998).

   
Le dispositif ethnopsychiatrique    
 

Ce dispositif particulier, à cause du nombre des participants et de son organisation spatiale, introduit d’abord chacun dans un cercle, un espace commun dans lequel toutes les places sont identiques ; les échanges diffèrent cependant en quantité d’un groupe à l’autre.

Dispositif spatial de la consultation

La prise en charge psychothérapique des patients originaires de sociétés non occidentales s’étant révélée souvent inefficace , T. Nathan (1993, p. 18 et 1994, p. 20 et 129) a construit, avec les psychologues de son groupe qui mènent des recherches avec lui, ce dispositif clinique qui permet de prendre en charge des familles venant surtout du Maghreb, de l’Afrique de l’Ouest, de l’Afrique centrale et des Antilles.

Chaque groupe de thérapeutes du Centre Georges Devereux, recevant des patients en consultation, est toujours composé de psychologues venant des différents pays de la migration. Ce groupe est accompagné de psychologues "seniors" et de plusieurs stagiaires-psychologues de l’université. Thérapeutes et stagiaires forment un groupe pluriethnique et pluri-linguistique qui reçoit ensemble les familles migrantes et les travailleurs sociaux qui les accompagnent et nous demandent une aide spécifique. L’ensemble représente trois groupes différents, famille d'une part, travailleurs sociaux accompagnant les familles d'autre part, thérapeutes et stagiaires enfin.

Sachant que cette aide passe obligatoirement par la connaissance approfondie des langues et des cultures des familles, un psychologue du groupe que l'on a pris l'habitude de nommer "médiateur ethnoclinicien", est de la même ethnie que la famille reçue. La langue maternelle, toujours utilisée, peut seule permettre de penser et de dire ce que les patients peuvent ressentir. (Pury S. de et al., 1995).

Pour tous les patients reçus, le traumatisme de la migration, qui leur est commun, ainsi que la difficulté à s’exprimer dans notre langue, entraînent des malentendus (Pury S. de, 1998) sans nombre et sans fin avec leurs interlocuteurs habituels dans des lieux aussi divers que l’hôpital, les services sociaux, l’école … qui ne connaissent pas leur culture d’origine. En effet, les questions que leur posent les migrants, autour des difficultés qu’ils ressentent, ne reçoivent pas toujours de réponses compréhensibles pour eux. En cherchant un sens à leur désordre, ils obtiennent au mieux une information sur sa cause. Cette réponse s’adresse au corps visible symptôme de maladie et non au corps invisible que le patient va souvent confier ensuite (ou concurremment) à un guérisseur traditionnel. " Tout traitement qui s’appuie sur une causalité dite scientifique ajoute une nouvelle douleur au traumatisme initial, ou plus précisément, s’inscrit dans la chaîne infinie des traumatismes, car en aucun cas, avec ces patients, un tel traitement ne permet le "décentrement" puis la construction du sens. C’est pourquoi […], pour un patient migrant, tout acte thérapeutique s’appuyant sur une causalité de type scientifique constitue à lui seul un nouveau traumatisme psychique. " (T. Nathan (1994, p. 21).

Pour ne pas trop rester sur un plan général, et même si, dans chaque groupe menant des consultations, je peux dégager des éléments semblables, je me référerai d’abord au travail d’un seul groupe au cours d’une prise en charge de jeunes adolescents issus de la migration. Je dégagerai ensuite des réflexions plus générales dans la seconde partie.

   

La consultation

   
 

Le jour où nous avons reçu M. H., d’origine marocaine, et deux de ses enfants, Tarik[2] âgé de 16 ans et Mokhatar âgé de 14 ans, la salle de consultation rassemblait un grand nombre de personnes. M J., éducatrice, avait déjà, lors de la première consultation, accompagné les parents et ces deux adolescents, 3e et 4e enfants d’une fratrie de onze.

Il s’agit de la 2e consultation au cours de laquelle nous voulions 1) tenter de comprendre comment l’aîné des enfants pouvait ressentir de si violentes colères ayant entraîné des passages à l’acte graves (vols, bagarres) jusqu’à sa mise en liberté provisoire en attendant le jugement. La compréhension de ces colères pouvait permettre de les réduire, pensions-nous, ou de les stopper ou de jouer sur le nombre de passages à l’acte qu’elles entraînent. Nous souhaitions également 2) redonner à M. H., que son travail éloignait de sa famille régulièrement (il ne revenait au domicile que tous les 15 jours, et seulement pendant le week-end, depuis environ sept ans) sa place de père auprès de ses enfants, ce qui explique qu’il fut reçu avec ses enfants mais sans M H. que nous avions déjà écoutée lors de la consultation précédente.

Le thérapeute principal dirige la consultation, interroge les co-thérapeutes, et la médiatrice ethnoclinicienne, marocaine comme la famille, est l’interface entre les deux cultures et les deux langues [3] (Pury-Toumi S. de & coll., 1995).

 

Provoquer la colère

Tarik, âgé de 16 ans, décrit comme un adolescent très violent, mis à la porte de plusieurs écoles, était apparu lors de la première consultation comme un jeune "débile", incapable de répondre à la moindre question, y compris de fournir l'intitulé de l’apprentissage qu’on lui avait proposé.

À domicile, il se présente toujours comme un adolescent très calme et très religieux, en présence de la médiatrice : nous nous interrogeons sur cette double présentation.

Le thérapeute principal essaie de lui faire décrire ce qu’il ressent quand la crise de violence arrive. Mais Tarik ne parvient pas à l’exprimer. C'est alors que le thérapeute va user d’un artifice méthodologique pour y parvenir. Il engage les stagiaires à décrire comment la colère peut les envahir.

Stagiaire libanais : — pour moi, la crise commence ici (montre son estomac), c’est chaud, ça monte, la chaleur envahit ma tête, je ne vois plus rien et je frappe. Après, quand je peux réfléchir, je regrette.

Stagiaire camerounais : — dans une file d’attente on m’a récemment traité de "sale nègre". Je n’ai pas compris, nègre je le suis, mais sale, je ne le suis pas. Comme je suis prêtre, je n’ai pas répondu mais j’ai ressenti comme une blessure au cœur.

Le but de cette mise en scène, qui a demandé plusieurs réparties, est à la fois méthodologique et thérapeutique. Par cette façon de procéder, on donne à Tarik des mots, des expressions, qui pourraient exprimer ce qu’il ressent, expressions auxquelles il lui sera facile d’adhérer ou de ne pas adhérer. C’est aussi un procédé thérapeutique car la "colère" exprimée, démontée, expliquée et bien sûr contrôlée – nous le verrons ensuite – pourrait permettre à Tarik d’en devenir maître au lieu de se laisser dominer par elle.

Tarik accepte les différentes descriptions et les ponctue d’un " c’est vrai, en plus ! " Le " en plus " est une annotation presque touchante. En effet, ce grand adolescent, fort, trapu, au visage cramoisi de se voir ainsi dévoilé, semble étonné de découvrir que des mots peuvent aussi être mis sur des sentiments qui ressemblent tellement aux siens ! De plus, il se rend compte que d’autres, y compris de jeunes adultes peuvent penser comme lui. À ce moment de la discussion, il précise que pour lui le sang vient très vite, directement à la tête, alors il ne voit plus rien et il frappe.

Nous cherchons ensuite, après avoir repéré l’expression de ses colères, leurs causes, et quelques thérapeutes et stagiaires expriment ce que l’on ressent et ce que l’on fait quand on entend "sale arabe" ou "sale nègre".

Le thérapeute principal argumente sans cesse afin de pousser Tarik à répondre, en lui demandant, par exemple, " n’es-tu pas arabe ? Est-ce une injure d’être arabe ? " C’est d’abord le père qui répond.

Monsieur H. : — Dieu a créé chaque humain différent, chacun a sa propre richesse.

Thérapeute principal : — il y a de vrais humains et des non-humains.

Cette allusion aux humains et aux non-humains, c’est-à-dire aux "invisibles", ces êtres qui peuplent "l’autre monde", celui de la nuit, des forêts, des rivières, des sources..., sont les Djinn qui sortent la nuit et qu’il vaut mieux ne pas rencontrer. L’allusion ici du thérapeute principal est une amorce de ce qui pourra être repris plus tard dans la consultation. En effet, dans les théories étiologiques marocaines entre autres, être "pris par un Djinn", et donc agir différemment des humains, peut expliquer les comportements déviants.

Ce que, presque expérimentalement, tente le thérapeute principal, va être déclenché par la médiatrice qui rapporte que Tarik a été exclu du dernier collège par le conseil de discipline, car il s’attaquait aux élèves plus petits que lui. À ce moment-là, les mâchoires de Tarik se sont serrées, il est devenu, en quelques secondes, écarlate, la respiration haletante, sifflante et il s’est levé pour frapper la médiatrice en prononçant des mots incompréhensibles. Son père, assis à sa gauche, a posé sa main sur son bras puis l’a retenu par son vêtement. Tarik a accepté difficilement de s’asseoir tandis que le thérapeute principal se plaçait devant lui et l’exhortait à se relaxer en étendant ses jambes, laissant pendre ses bras et calmant sa respiration, toutes ces consignes étant énoncées d’une voix basse mais ferme.

Que signifie, pour cet adolescent, cette phrase : " Il a été renvoyé de son dernier collège car il s’est attaqué à des élèves plus petits que lui " ? Tarik, depuis plusieurs années déjà, appartient à des groupes d’adolescents plus âgés que lui qui vivent de petite délinquance. Le fonctionnement de ces groupes auxquels se lient des adolescents comme Tarik qui sont rejetés de l’école et en quête d’initiation, répond à ce besoin d’affiliation non fonctionnel dans la famille. (C. Mesmin, 1993). Cependant, dans l’histoire rapportée, Tarik ne supporte pas qu’on l’accuse d’avoir frappé un plus petit que lui car pour lui le motif est différent. Tarik explique, après avoir accepté de se calmer, qu’un enfant de la classe dans laquelle il venait d’arriver, avait refusé de l’aider à faire un devoir qu’il ne comprenait pas car il n’avait pas encore assisté aux cours. Mortifié par le refus, il avait " un peu bousculé " l’enfant. L’enfant était en effet plus jeune car Tarik est dans un tel échec scolaire, qu’il est difficile de l’intégrer avec des enfants de son âge. La notion d’injustice est pour lui très présente car il ne comprend pas ce qui lui arrive dans la plupart des situations.

Toujours thérapeutique et méthodologique, l’action entreprise par le thérapeute principal pour calmer Tarik, entre dans la pratique habituelle de l’ethnopsychiatrie. La séance s’organise autour des actions du patient et par cette technique, " le patient est alors sorti de son isolement pathologique et réintroduit dans un processus de médiation avec d’autres humains, situés comme lui, chacun dans son cercle culturel ". En effet, tous les intervenants sont réunis dans un même cercle, alors que chacun appartient à un autre cercle. Tarik peut ainsi comprendre que " le sens de son mal " est situé dans un autre monde où il ne peut accéder sans aide. " (T. Nathan, 1994, p. 130 sq.).

 

Le rôle du groupe pour le patient

À travers cette séquence, j’aimerais montrer le rôle que joue le groupe dans son entier, même si chaque personne ne participe pas de la même façon avant, pendant et après la séance.

Avant le début de cette consultation en l’absence de la famille et de l’équipe éducative, le groupe s’est donné, à partir des éléments de la consultation précédente des objectifs de travail :

  • comprendre la double nature de cet adolescent (violences à l’extérieur, calme à la maison) et dégager de ses crises violentes des éléments pour les analyser et les réduire ;
  • permettre au père de reprendre une place auprès de ses enfants en l’incitant à mener des actions avec eux ;
  • aider l’éducatrice à continuer son travail alors que toutes ses tentatives d’insertion des enfants sont pour l’instant vouées à l’échec.

À partir de la séquence décrite, nous pouvons répondre à nos objectifs.

 

… à propos de Tarik

En interrogeant les co-thérapeutes afin d’expliciter le déclenchement d’une crise, le thérapeute principal permet à Tarik de mettre des mots sur ses émotions et ses actions. Les multiples réponses des stagiaires viennent nourrir l’adolescent lui permettant de décrire finement ses émotions en liaison avec des mouvements internes de son corps (crispation, afflux du sang, aveuglement …).

Le thérapeute principal sait que les psychologues vont pouvoir donner des images fortes que Tarik connaît. Le thérapeute lui-même ne peut exprimer, pour l’adolescent, les manifestations de sa propre colère puisque ensuite, il lui reviendra de le calmer. Le thérapeute ne s’est pas adressé aux stagiaires femmes pour que l’identification soit plus facile. Quand l’une d’elles a dit qu’elle parvenait toujours à se calmer quand elle se mettait en colère, le thérapeute principal n’a pas repris son intervention qui ne semblat pas conforme à son attente. Le thérapeute principal se réserve ainsi le choix d’interroger l’un ou l’autre de ses co-thérapeutes et d’utiliser ou non la réponse donnée, ce qui correspond à un choix thérapeutique.

Le groupe a une fonction de contenant, de portage et de déclencheur d’émotions, dans cet ordre, me semble-t-il, car il faut d’abord que le groupe soit rassemblé et compétent pour que les patients se sentent soutenus avant qu’ils s’autorisent à parler. La colère violente que Tarik nous a montrée ressemblait – c'est du moins ce que nous avons pensé – à celles qui le conduisent vers des actes interdits. On a fait l’hypothèse que la prochaine crise pourrait être plus contenue après lui avoir donné la possibilité de la vivre, devant le groupe qui le porte. " Si l’on veut modifier l’identité d’un sujet, on doit attribuer un nouveau sens aux faits psychiques existants. " (Nathan T., 1994, p. 303). En analysant les différentes phases de la colère de Tarik, à partir des exemples des co-thérapeutes, aussi bien dans les phases ascendantes que dans les phases descendantes vers le calme, nous apportons à Tarik de nouvelles images, de nouveaux mots.

Le groupe entier, dans sa fonction de contenant, apparaît comme une matrice dans le sens où Foulkes (cité par Néri, 1997, p. 12) " associe le groupe à l’image de l’ovaire qui renferme de nombreuses cellules-œufs… " Pendant cette séquence, le groupe était l’ovaire contenant et chaque membre du groupe donnait les mécanismes de sa propre colère, tout en lisant ce que chaque évocation imprimait sur le visage de Tarik. L’instant final dans la crise provoquée contient toutes les émotions de chacun qui ont été absorbées et qui ressortent avec la violence décrite.

Par sa ressemblance avec les pratiques "traditionnelles", un tel groupe est le moteur qui conduira à un changement car il constitue un cadre " à mi-chemin ", " métissé ", propre à fournir un contenant à la souffrance d’un patient qui se trouve toujours peu ou prou lui aussi en situation d’acculturation, d’" entre-deux ". (T. Nathan, 1993, p. 52).

Une stagiaire psychologue, présente pour la première fois, a exprimé après la séance sa peur de voir l’adolescent agresser la médiatrice qui pourtant n’avait éprouvé aucune crainte. Ceci met en évidence qu’un certain apprentissage du fonctionnement du groupe est nécessaire pour contribuer sans difficulté personnelle à la réalisation de ses objectifs.

Nous continuons à dire que le groupe constitue une enveloppe, ou une matrice, donc un contenant qui renferme les pensées, les paroles et les actions de tous les intervenants. En même temps, il délimite pour chacun son espace intérieur car chacun est d’abord responsable de lui-même et appartient à un sous-groupe contenu dans le grand groupe. Le groupe dans son entier procure en même temps un sentiment de liberté, puisque les thérapeutes peuvent même émettre des avis contradictoires qui seront, ou non, retenus par le thérapeute principal. Le groupe maintient les échanges entre les différents sous-groupes et entre les individus par sa propre temporalité, car il comprend un passé auquel il fait remonter son origine, et un avenir où il envisage de poursuivre ses objectifs. Ainsi, comme on le voit avec la nouvelle stagiaire, le groupe a une fonction de contenant, même pour ses membres, car aucun des participants n’ayant manifesté une quelconque peur, elle a pu être rassurée.

Le groupe est évidemment d’abord un contenant pour Tarik lui-même, car chaque membre du groupe ne pouvait être que rassurant à l’image du thérapeute principal qui lui a montré comment il pouvait se calmer. De même, son père, par son geste contraignant puis apaisant, lui confirmait le rôle apaisant du groupe ainsi que le sien. Ce geste a symbolisé la fermeture du groupe qui était jusqu’alors ouvert par l’absence d’échanges entre père et fils.

Ce rôle de contenant, seuls les thérapeutes de ce dispositif particulier à l’ethnopsychiatrie peuvent l’offrir au patient. En effet, lors des prises en charge individuelles dans les structures de soins habituelles, le psychologue seul avec son patient ne peut tenir à la fois tous les rôles que nous avons décrits. " Le groupe médiatise la relation entre thérapeute principal et patient… Le groupe permet un discours sur le patient qui ne le fige pas dans une représentation unique… " (T. Nathan, 1993, p. 53).

Pour Tarik, qui, à travers les récits entendus de ses passages à l’acte, pouvait ne pas avoir la certitude d’être "un être humain", la confirmation lui en est venue de chaque personne du groupe solidaire de ceux qui ont énoncé ce que lui-même ressentait, mais ne pouvait pas exprimer. Son père, en le retenant par le bras, lui indiquait qu’il y avait une limite à ne pas franchir pour être un humain parmi d’autres.

Mes collègues africains ont l’habitude de dire qu’un enfant qui naît doit être accueilli, puis "fabriqué humain" pour rester parmi les humains sinon, il peut repartir vers le monde des êtres invisibles d’où il vient. Est-ce le cas de Tarik ? Avec l’aide de l’éducatrice, il raconte qu’il n’avait pu se présenter chez le juge car, n’étant revenu chez lui qu’à l’aube, il ne s’était réveillé qu’à 16 heures, confirmant ainsi qu’il est comme un être de l’autre monde, du monde de la nuit. Pour Tarik, le moment fort de cette consultation – rappel et gestion de la colère/frayeur ressentie quand il craint d’être agressé et qu’il agresse lui-même – participe à la construction de son histoire. Ce moment lui permettra de regarder en arrière, d’accepter l’expérience passée au lieu d’être seulement dans l’action présente, sans référence, ni au passé, ni au futur. On pourrait dire encore qu’en déclenchant sa colère, le thérapeute principal l’a invité implicitement à s’appuyer sur l’ensemble du groupe et donc à comprendre comment on peut supporter de fortes émotions sans commettre des passages à l’acte.

 

La fonction thérapeutique du groupe

Il me semble possible de parler de l’effet thérapeutique de ce dispositif qui provient d’abord de la sensation, " d’être compris dans sa langue... " (Nathan T., 1993, p. 95). La médiatrice s’est toujours adressée a M.H. en arabe et a toujours traduit, pour ajuster au mieux le sens des mots, a travers toutes les paroles des therapeutes – ainsi, l’empathie ou l'expérience des sentiments d’autrui que l’on partage dans une communication affective (Pieron, 1979, p. 149) s’est surtout produite avec la mediatrice qui, en rapportant ce qu’elle savait du refus de l’ecole de garder Tarik, a declenché des émotions sous forme de "quasi-transe" probablement déclenchée par les questions posées et les representations amenées par les co-thérapeutes. Il fallait pouvoir amener cette famille aux buts que nous nous étions fixés.

Ce portage a aussi eu un effet que l'on pourrait dire "cathartique", puisqu’en allant a domicile apres cette seconde consultation, la médiatrice a pu nous rapporter que le père avait commencé, sans succès encore, des démarches pour permettre a son fils de faire un apprentissage de boulanger. La mère décrit Tarik comme nettement moins nerveux a l’extérieur, puisqu’il n’a pas commis de nouveaux delits ni de bagarres, et qu’il cherche une ecole avec l’aide d’une cousine plus agée que lui. Mokhatar continue a aller a l’ecole. Ainsi les traductions contiennent bien " une induction implicite de mediation avec l’altérité – l’interprète en étant l’agent visible, mais le groupe therapeutique son garant. " (T. Nathan, 1993, p. 96 et 97).

Comme le résume Tobie Nathan (p. 97), le groupe a une fonction thérapeutique par : 1) "la fragmentation et la reconstruction", comme nous avons tenté de le montrer a partir de la colère de Tarik, 2) "une redondance entre contenant et contenu" par la présence des différents groupes (le dispositif) et le declenchement de la colère (le contenu), 3) "une médiation entre les univers hétérogènes" : le monde de la maison et le monde du dehors, 4) "des raisonnements logiques en actes" (demander au père de trouver un stage pour Tarik afin de créer des liens avec son fils et de lui permettre de reprendre sa place de chef de famille). Ce dispositif fut bien therapeutique puisque les nouvelles obtenues deux mois plus tard nous montrent les bienfaits des deux consultations.

 

Le rôle du groupe dans la participation aux soins

Dans la consultation, chacun peut appréhender l’identité comme multiple. " Le groupe représente une sorte de modèle de multiplicité qui fonctionne, non seulement en raison de la présence de plusieurs personnes, mais aussi de la multiformité et de la globalité de sa pensée. " (C. Neri, 1997). Il précise qu’il s’agit d’un sentiment d’ouverture et de richesse par le fait d’être ensemble et d’être un constituant de ce groupe vécu comme un objet puissant. Chacun peut faire l’expérience d’une sorte d’épanouissement dans le cadre du bon fonctionnement du groupe. Cette transformation des individus concerne le groupe lui-même qui devient plus performant, car le fantasme et l’expérience de guérison le régénèrent dans son ensemble. Il est impossible d’imaginer un groupe capable d’aider, voire de guérir un patient sans que ses membres soient mieux nourris les uns par les autres. Apprendre par l’expérience est un facteur essentiel de développement et de changement, et c’est une des fonctions du groupe où chacun, en concentrant son attention sur ses fantasmes et ses émotions, met en évidence ses tensions internes. Ce que chacun ressent et dit entraîne une plus forte adhésion au groupe à partir de ce qu’il perçoit et entend de l’autre.

La stabilité du dispositif est un autre facteur important de cohésion qui favorise l’émergence des pensées. C’est le rôle du thérapeute principal de maintenir en éveil chaque participant en l’amenant à trouver les mots qui peuvent s’adapter au comportement du patient. Il peut lui-même également décrire une de ses propres expériences (vraie ou imaginée) afin de participer plus activement au groupe, sachant que toute intervention de sa part, pour être efficace, doit passer par l’intérieur de son esprit et agir avant tout sur lui-même, comme le font toutes les interventions des co-thérapeutes.

 
Questions    
 

Est-ce seulement pour cela que le groupe peut soigner ? Si oui, ce serait effectivement une première différence avec les thérapeutes usant des prises en charge individuelles. Mais alors, il suffirait de mettre ensemble plusieurs thérapeutes, encore plus nombreux que dans les thérapies familiales, pour parvenir au même résultat ! Cependant, les thérapeutes familiaux viennent aussi nous demander aide…

Est-ce parce que les thérapeutes sont originaires de plusieurs pays de la migration ? Nous l’acceptons volontiers quand nous voyons avec quelle facilité les patients en général, "s’attachent" aux thérapeutes de leur propre pays ou à ceux d’un pays voisin.

Est-ce parce que la langue maternelle est toujours présente, vivante et bien active ? Nous le croyons volontiers car comment les patients pourraient-ils exprimer, sans elle, leurs sentiments les plus profonds ?

Il me paraît juste de penser que les effets positifs obtenus en ethnopsychiatrie proviennent des "explications culturelles" pour ne pas dire des "théories culturelles", ce qui nous conduirait vers de plus longues discussions en dehors de notre sujet… Tout comme le Poitevin ou le Breton a besoin de consulter un guérisseur pour stopper le feu de son zona, les patients issus de la migration réclament dans leur langue, des explications culturelles qui leur paraissent plus vraies, ou aussi vraies, que celles des psychologues et médecins occidentaux. Sans les opposer systématiquement, ils se réfèrent aux uns et aux autres.

   
Conclusion    
 

En m’appuyant sur ces quelques instants d’une consultation, il me semble avoir montré que le changement de comportement de Tarik provient de la reconnaissance de sa double nature clivée. Celle du "dehors" n’ayant pu encore être "accompagnée" comme dans la tradition par son père, le groupe de thérapeutes pluriethnique et pluri-linguistique a demandé au père de "devenir" vraiment le père de ses enfants au lieu de laisser les différents services sociaux jouer ce rôle. Nous savons bien sûr que pour qu’il y parvienne, M. H. aura besoin de sa famille élargie, tant ici, dans la migration, qu'au pays. Nous l’avons donc replacé dans ce rôle qu’il avait abandonné depuis son éloignement de sa famille, laissant sa femme incapable de l’assumer car c’est un non sens pour elle. C’est alors que M n’a pu que construire cet être "du dedans" qui est Tarik, car cela correspond à son rôle traditionnel de mère.

Le changement de comportement de Tarik permet de rendre compte de l’efficacité des "explications culturelles" qui ont été données pendant les deux consultations et de reconnaître que cet adolescent, dans les mois qui suivirent, s’est comporté de façon à ne pas se détruire, ni détruire ses parents.

Claude Mesmin

 
Notes    
 

[1]. Depuis 1993, ce groupe a fondé le Centre Georges Devereux, centre universitaire d'aide psychologique, à l’Université Paris 8. Des consultations y ont lieu chaque jour,avec différents thérapeutes. Pour ce qui concerne les exemples rapportés ici, ils proviennent des consultations menées par L. Hounkpatin, auxquelles je participe pour ma part régulièrement.

[2]. Tarik signifie "le combattant". Les prénoms ont naturellement été modifiés mais j'ai tâché de leur garder un sens voisin des véritables prénoms.

[3]. Le thérapeute principal est ici M. Lucien Hounkpatin et la médiatrice marocaine parlant arabe, Mme Loubaba Belmejdoub.

   

Références bibliographiques

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Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie n° 25-26, 1994, "Traduction", Grenoble, Éditions de La Pensée Sauvage.

 

   
Plan    
 

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