Comment passer de la dépression à la société ?

Philippe Pignarre

Historien,

Editeur

 

 

Table :

Comment se fabrique un nouveau rapport social ? *

Le syllogisme *

Qu’est-ce que produit un essai clinique ? *

Ce ne sont pas les antidépresseurs qui créent la dépression, c'est la manière dont nous les mettons au point *

Pour qu'il y ait imitation, il faut qu'il y ait invention *

L’invention *

 

 

On sait que jusque dans les années cinquante la dépression n’est pas un problème. Ainsi dans son livre récent The Antidépressant Era, David Healy qui fait la formidable histoire des psychotropes modernes depuis l’invention de la chlorpromazine jusqu’aux nouveaux sérotoninergiques, souligne la réticence des grands laboratoires pharmaceutiques de l’époque à financer le développement, c’est-à-dire les études cliniques, des produits qui vont fonder la famille des antidépresseurs. Ces entreprises considéraient alors qu’il n’y avait pas de marché pour ce type de produits : la dépression était une pathologie trop rare.

Exactement trente ans plus tard, la situation s’est inversée, et le marché de la dépression est devenu tellement important qu'il faut le fragmenter en sous unités pathologiques plus précises : dysthymie, dépression récurrente brève, dépression masculine versus dépression féminine, voire phobies sociales requalifiées en troubles d’anxiété sociale. Que s’est-il donc passé ? On est capable de dater assez précisément le moment où la dépression commence à gagner du terrain : la fin des années cinquante. Pour ceux qui veulent renvoyer cela à des changements globaux dans la société (démarche, qui nous le verrons, ne nous paraît pas satisfaisante), il faudrait se caler sur des dates aussi précises. La " société " a-t-elle changé en 1960 ?

 

Comment se fabrique un nouveau rapport social ?

 

On entend souvent rappeler que la consommation de psychotropes augmente avec les situations de difficulté sociale : le chômage, le vieillissement, toutes les formes d'exclusion et d'isolement. De nombreuses enquêtes se sont efforcées de mettre ainsi en relation la consommation de psychotropes les phénomènes de marginalisation sociale. Ils ont obtenu les résultats, au goût légèrement protestataire, qu'ils attendaient : plus on est en situation d'exclusion et plus on en consomme. Mais qu'est-ce que cela montre ?

A notre avis, rien. On a affaire à une tautologie. Je vais essayer de vous le montrer en prenant au sérieux le mot de "mode" utilisé dans la présentation de ce débat. Mais avant, il y a une autre question que je voudrai examiner : qu'est-ce que cette "société" sur laquelle on fait porter la responsabilité d'une multitude de situations microscopiques ? Comment peut-on passer aussi vite de situations individuelles - ce qu’est, par excellence, une maladie - à une explication avec un terme global comme l'est celui de "société" ? On sera alors mieux armé pour comprendre cette antienne.

Autrement dit, ce qui me semble intéressant d'établir, c'est comment on passe du microscopique au macroscopique. Comment on détermine qu'une série d'individualités va chacune à son tour entrer dans la définition de ce qu'on appelle, par exemple, la dépression, prendre des antidépresseurs et par là même modifier certains éléments qui constituent ce qu'on entend par société : une société où il y a des déprimés (surtout si c'est en grand nombre) n'est pas la même chose qu'une société sans déprimés. Je ne tranche pas ici la question de savoir s’il y en avait avant et s’ils n’étaient simplement pas reconnus. On verra que cette interrogation va pouvoir être reformulée, de manière plus intéressante.

La société est ici un résultat et non pas une donnée extérieure et immobile qui aurait un pouvoir de surdétermination (comme on disait dans l’héritage marxo-durkheimien des années soixante-dix) dont on ne sait pas très bien par quel miracle il s'établirait et s'imposerait. Quand des milliers d'individus ont fait le chemin de dire "Ah ! mais ce dont je souffre c'est une dépression ! C'est un médecin qu'il faut que j'aille voir ! Il pourra me soigner avec des psychotropes", alors, de la société a été fabriquée qui est un peu différente de la société qui existait il y a 50, 100 ou 200 ans. Je préfère penser qu’ils ont participé à la fabrication de la société, plutôt que de renvoyer leur comportement à une société déjà existante évoluant sans eux. Rappelons-nous une ancienne approche des usagers de drogues illégales, qui se voulait de gauche, et qui renvoyait la drogue " à un problème de société " : " si les jeunes se droguent, c’est à cause du chômage ". En renvoyant ainsi des phénomènes vitaux à de grandes explications sociétales, on se désarmait dans l’action quotidienne. Dans ce cas précis, que restait-il à faire en attendant que le chômage baisse ? La nouvelle approche dite de " réduction des risques " a heureusement permis de penser les choses autrement : quel type de société fabriquons-nous en traitant les usagers de drogues comme des délinquants et non pas comme des citoyens comme les autres ?

Ainsi, je suis en désaccord radical avec une notion employée par Alain Ehrenberg, qui pour passer des comportements individuels, à la Société (avec un grand S), emploie une formule comme celle de " contrepartie ". Je cite :

" La dépression peut-être grossièrement considérée comme la contrepartie d’une société où disciplines et interdits mais aussi hiérarchies entre classes sociales et entre hommes et femmes, commencent à être ébranlés "

plus loin dans la même interview :

" La dépression apparaît comme la contrepartie d’une société où les règles se réfèrent moins à la discipline qu’à l’initiative "

plus loin encore :

" La dépression constitue la contrepartie d’un monde où la question d’être libre n’est plus un idéal à atteindre ".

(Le Monde, 23 septembre 1999)

Ebranlement des hiérarchies, des disciplines et des interdits, importance prise par l'initiative, disparition de l'idéal de liberté : je ne sais pas si toutes ces notions sont cohérentes entre elles pour définir la société moderne. J'en doute, mais la question essentielle n'est pas là pour moi.

Ce qui m'apparaît en revanche certain, c'est qu'elles sont trop vagues pour comprendre ce qui s’est passé de précis au milieu des années cinquante.

Premier problème : que signifie " contrepartie " ? Peut-on lier un phénomène social et un phénomène vital avec la notion de contrepartie ? Ne pourrait-on pas tirer des leçons exactement inverses grâce à cette notion ? Donnons-en quelques exemples :

"L'insouciance constitue la contrepartie d'un monde où la question d'être libre n'est plus un idéal à atteindre".

"L'enthousiasme apparaît comme la contrepartie d'une société où les règles se réfèrent moins à la discipline qu'à l'initiative".

"La délinquance (ou le radicalisme social) peut-être grossièrement considérée comme la contrepartie d'une société où disciplines et interdits mais aussi hiérarchies entre classes sociales et entre hommes et femmes, commencent à être ébranlés".

Est-ce que cela serait complètement absurde ? En tout cas, c'est aussi vague.

Second problème : peut-on articuler ensemble, dans le même raisonnement, cette idée que des comportements sont une " contrepartie " et l’idée de " mode " ? Ne s’agit-il pas de deux idées hétérogènes ? Si oui, laquelle préférer ?

Si un comportement se répand, devient une mode, on doit pouvoir suivre la manière dont cela se produit : on doit pouvoir l’accompagner du niveau micro-social où il commence à apparaître, savoir pourquoi il se répand et devient un phénomène social. C’est le chemin qui mène du micro au macro qui est intéressant, c’est-à-dire qui peut nous apprendre quelque chose. Tout le reste sera imprudent, ira beaucoup trop vite pour être vraiment convaincant. Je propose donc de prendre au sérieux la notion de mode.

 

Le syllogisme

Gabriel Tarde (1843-1922), que l’on aura peut-être reconnu ici comme notre inspirateur, a consacré une partie de son œuvre à ces mécanismes de contagion, de propagation, d’imitation ou de mode. Il me semble donc indispensable de confronter sa pensée, écrasée par des décennies de domination dukheimienne, au problème posé dans ce débat. Voilà pourquoi le titre choisi pour cette confrontation me paraît tout à fait excellent, comme une invitation à rompre avec les explications habituelles. On évitera ainsi le risque de remplacer l’effort de compréhension du chemin qui mène du micro au macro par une facile dénonciation des manipulations qui revient toujours sous la plume de ceux qui parlent de la Société avec un grand S et sont confrontés au problèmes dits de "mode" ou d’imitation. On a appris à détester et à mépriser tout ce qui présentait sous le nom de mode. La mode, c’est pour les faibles. Dire qu’un auteur est à la mode, c’est une manière de le dévaloriser en laissant entendre que son succès sera éphémère. Je propose, avec Tarde, de prendre le contre-pied de cette attitude élitiste.

Pour Tarde, aussi loin que l’on remonte dans les mécanismes qui fabriquent du social, on retrouve toujours de la croyance et du désir. On se retrouve là au niveau du vital. Il ne faut pas prendre ici croyance au sens péjoratif, mais, nous précise Tarde, au sens d'intelligence ou de foi collective. Il emploiera ce mot y compris pour décrire la manière dont les idées scientifiques s'imposent, sans aucune arrière-pensée de dévalorisation ou de relativisme. De même, le désir renvoie à ce que les psychologues appellent la volonté. Coyance et désir connaissent des degrés différents et peuvent être quantifiés.

Comment s’articulent croyance et désir, pour produire du social, par exemple sous la forme du " devoir " ? Tout passe par " syllogismes ". Comprenons le syllogisme, et nous voyons se construire le macro, c’est-à-dire le " social ", à partir du micro, qu’il appelle souvent le " vital ".

Rappelons un des sylogismes qu'il donne en exemple dans La Logique sociale :

-L'enseignement est meilleur dans les villes que dans les campagnes (croyance)

-Je veux que mes enfants fassent les meilleures études possibles (désir)

-Je dois déménager en ville (devoir)

On sait que lorsque la croyance est formulée avec un "nous" ou, mieux encore, avec un "on", elle aura tendance à ne se formuler qu'implicitement, mais à être d'autant plus forte.

 

Qu’est-ce que produit un essai clinique ?

 

Essayons de voir comment cela pourrait s'appliquer au sujet qui est le nôtre.

Le médicament moderne dans sa logique même (importation des méthodologies de mise au point des anti-infectieux dans le domaine de la psychopathologie) ne peut se tester que sur des gens devenus comparables entre eux sous l’angle de leur pathologie. Il faut passer du malade à la maladie pour pouvoir tester un médicament. Il faut agréger les patients, les transformer en cas semblables les uns aux autres. Il ne s’agit pas là d’une procédure scandaleuse, déshumanisante, mais d’une procédure d’objectivation.

C’est cette procédure des essais cliniques qui constitue le cœur de l’invention du médicament moderne : les fameuses études contre placebo ou produit de référence et qui datent, notez-le bien, du début des années soixante pour les psychotropes. On connaît bien cette méthodologie : on constitue deux groupes de patients semblables ; le premier reçoit le candidat-médicament et le second un placebo, c'est-à-dire une substance chimiquement inactive ; ni les patients ni les médecins expérimentateurs ne sait qui prend quoi. Ce n'est qu'à la fin de l'étude que l'on dépouille les résultats et que l'on sait si le candidat-médicament est sorti victorieux de l'épreuve. Voilà comment s'invente la médecine moderne dans tous ses domaines.

Nous allons maintenant regarder cette procédure de manière inhabituelle : non plus en fixant la molécule et son avenir, mais les patients regroupés. Il s’agit, dans cette expérimentation, de constituer déjà, avec beaucoup d’efforts et d’argent, une micro-société qui va pouvoir rencontrer le médicament. On pense toujours que c’est le candidat-médicament qui est testé dans cette procédure, mais en fait c’est tout autant le mini-groupe social tel qu’il été constitué qui est aussi testé. A-t-on regroupé de manière efficace les patients entre eux ? Ou a-t-on mélangé n’importe quoi ? A-t-on constitué un groupe viable en tant que tel, selon la définition donnée ? C’est à cette question que répond aussi l’étude clinique. Beaucoup de groupes ne marchent pas et sont abandonnés ou redéfinis en chemin. D’autres marchent et vont pouvoir faire histoire.

Les responsables des études cliniques savent bien que lorsqu’un candidat-médicament ne " sort pas ", cela peut être dû à deux causes : l’inefficacité de la molécule testée ou de mauvais critères d’inclusion. Cette hypothèse est toujours prise très au sérieux en cas d'échec. C’est même celle qui est examinée en premier lieu avec différents outils statistiques permettant de savoir si la molécule n’a pas été plus efficace sur un sous-groupe de patients.

Nous ne sommes évidemment pas des relativistes ou des constructivistes sociaux. On sait que si on constitue par exemple un groupe avec des personnes qui ont de la fièvre, sont d’humeur triste et ont un niveau d’hypertension artérielle très élevé, on aura peu de chance de trouver une molécule qui vienne stabiliser ce groupe en groupe social défini autour d’une pathologie qu’il soulage. On ne fait donc pas ce que l'on veut avec n'importe quoi.

Mais a contrario, la pire des erreurs est de croire que notre intervention ne modifie pas le sujet auquel on s'adresse, comme si on avait à faire à un sujet inerte et indifférent et non pas à un être humain vivant qui n'existe et ne se définit que dans la relation aux autres.

Si on revient à l’exemple de la dépression, il est clair que le devenir d’un individu ne sera pas le même s'il rejoint un groupe protestataire de type syndical, s'il rejoint "une secte" qui va lui donner, que cela nous plaise ou non, une nouvelle raison de vivre, s'il va voir un psychanalyste, s’il se rend chez un guérisseur de son pays d’origine, ou s'il va voir un médecin qui va lui donner des médicaments. Il n'y a en ce sens pas de vérité ultime dont serait possesseur un de ces groupes professionnels prêt à s'occuper de lui : à le prendre en charge, à lui expliquer les raisons de ses difficultés et à lui proposer des solutions de natures très diverses. C'est la définition même du trouble dont est atteint cette personne qui va se retrouver à chaque fois pris dans un réseau de contraintes et le devenir sera à chaque fois différent. Aussi, le goût pour les psychotropes antidépresseurs n'existait pas avant leur mise au point. La dépression existait peut-être, mais on peut dire qu'elle constituait une sorte de "malaise primitif" qui n'a été mis en forme que par la rencontre avec les antidépresseurs.

Quand un candidat-médicament sort victorieux d’une étude clinique contre placebo, il peut prendre la parole pour dire : " je suis la molécule chimique qui fera du bien au groupe des personnes ayant telles et telles caractéristiques ". Il est devenu un producteur de social puisqu'il a montré la possibilité de former un nouveau groupe dans la société.

On peut même penser qu’il va agir activement sur la définition de ce qu’est une " maladie " : quand une molécule dans un essai clinique contrôlé produit une modification reproductible sur un groupe de personnes qui ne vont pas bien, il stabilise ce groupe et la définition des critères qui ont permis de créer ce groupe. Le regroupement initial de comportements et de symptômes qui définissait la maladie peut changer à la suite de ces procédures expérimentales. Cela n'est pas seulement vrai pour les troubles psychiatriques mais pour toutes les pathologies : on apprend au cours des essais cliniques à différencier certaines pathologies qui nous semblaient au départ n’en faire qu’une.

 

Ce ne sont pas les antidépresseurs qui créent la dépression, c'est la manière dont nous les mettons au point

 

On comprend maintenant pourquoi nous avons parlé de tautologie au début de cet exposé. Si on teste une substance sur des personnes qui remplissent les critères de l'épisode dépressif tel qu'il est défini dans le DSMIV, il n'est pas étonnant que les personnes qui ont le plus de chance de remplir ces critères qui décrivent des comportements de gens qui ne vont pas bien, soient aussi ceux qui prennent le plus du médicament en question.

Le groupe ainsi constitué devient attaché par les procédures qui ont aidé à le définir et les molécules que l’on a fait entrer dans les essais. Ce dont on se doutait un peu devient plus clair : on ne peut pas séparer la dépression des antidépresseurs, ou plutôt de la manière dont on met au point les antidépresseurs en créant de nouveaux groupes de personnes à stabiliser.

L’opération de fabrication d’un groupe social qui se réalise à toute petite échelle dans le laboratoire des essais cliniques va pouvoir se reproduire ensuite de manière de plus en plus large, mais de manière de plus en plus progressive, sans qu'il n'y ait jamais de bond brutal et mystérieux, mais en prenant soin d'aller très lentement du vital vers le social.

Il n’y a donc rien de caché et de mystérieux. Il n’y a pas un bond incompréhensible qui va du micro au macro, du vital au social. Les études cliniques commencent avec quelques patients au cours de ce qu’on appelle la phase 1, puis il sont plusieurs dizaines en phase 2 et plusieurs milliers en phase 3 et enfin plusieurs dizaines ou centaines de milliers en phases 4. C’est tout au long de cette procédure que l’existence d’un nouveau groupe est progressivement confirmé par l’action bénéfique de la molécule sur chacun de ses membres. Si c’est un nouveau groupe, la presse scientifique et même grand public s’y intéressera à juste titre et on verra les articles et les émissions se multiplier sans qu’il soit besoin d’imaginer une vaste opération de manipulation menée par l’industrie pharmaceutique. Je suis désolé de décevoir la critique sur ce point précis.

Quand on a atteint cette phase 4, le syllogisme, qui articule croyance et désir pour produire du devoir, est complètement parcouru :

- Je dois me soigner (ou convaincre telle ou telle personne de le faire).

Le degré de croyance sera évidemment variable en fonction de la robustesse des études qui auront été faites dans le laboratoire du double insu et qui se reflèteront dans les articles publiés, donc dans la manière dont le nouveau groupe de patients améliorés ou soignés s’est progressivement élargi jusqu’à mériter le nom de groupe social. La structure de l'institution médicale joue ici tout son rôle avec ses hiérarchies de personnes, de revues et de congrès qui publient ou annoncent les résultats obtenus.

Les associations de patients (de Act-Up à l’AFM) qui eux aussi tentent de constituer les patients en groupe social, savent bien comment les médicaments attachent : leur devenir même en tant que regroupement est bouleversé par l’apparition de nouveaux médicaments, transformant les attachements qu’ils avaient pu précédemment créer. Un nouveau médicament peut les obliger à se redéfinir et même menacer leur existence. C’est que le médicament vient proposer de nouveaux attachements qui pourront mal cohabités avec les attachements précédents. Ce point serait évidemment à étudier plus en détail : on pourrait ainsi peut-être mieux comprendre pourquoi les associations de patients sont si actives dans certaines pathologies et ont tant de mal à se constituer dans d’autres.

 

Pour qu'il y ait imitation, il faut qu'il y ait invention

 

Mais le débat n'est pas seulement une question de sociologie. J'ai insisté sur ce qui me semble être l'actualité de Tarde pour comprendre ce qui se passe avec la dépression. Il faut maintenant ne pas laisser sur le côté de la route, un autre partenaire qui a beaucoup à dire sur la mode de la dépression, je veux parler de la psychanalyse.

Je voudrais attirer votre attention sur plusieurs choses qui sont à l’œuvre dans ce dont venons de parler. Il faudra toujours garder en tête que dès qu’il s’agit d’un médicament moderne, on est ramené en permanence au laboratoire des essais cliniques. Essayons d’en voir les conséquences sur le rapport entre psychiatrie biologique et psychiatrie dynamique.

Quand les psychanalystes nous disent qu’il y a une montée de l’irrationnel et proposent une alliance entre médecine et psychanalyse pour combattre cette " montée ", il faut encore savoir comment la rationalité et l’universalité se créent. Elles n’existent pas a priori. Nos moyens de soigner sont rationnels et universels parce qu’ils sont testés dans les essais cliniques et uniquement pour cela, indépendamment de toute culture et de toute subjectivité des patients et des thérapeutes. C'est parce que les patients sont transformés en cas, donc que l'on devient indifférent à toutes leurs caractéristiques autres que celles qui définissent le cas, que nous pouvons dire que tel médicament a une valeur universelle : il doit produire les mêmes effets sur tous les êtres humains. S’il ne démontre pas cela, il doit être rejeté.

Or, voilà que les psychanalystes ont tendance à nous dire : "arrêtez vous avant ce type d’étude. Il faut retrouver le sujet humain et sa liberté. Il faut considérer le malade et pas la maladie."

Mais alors comment fera-t-on la différence entre le médicament rationnel et universel et celui qui ne l’est pas ? Comment fabriquer de la rationalité, de l’universel, sans fabriquer aussi de la société, comme le font les médicaments testés pour démontrer leur efficacité universelle ? Les psychanalystes demandent à ce que l'on renonce à ce qui définit justement la médecine moderne comme une médecine rationnelle et universelle. On ne peut pas sauver la rationalité et l’universel en condamnant la machine même qui les invente sous prétexte que cette machine fabrique aussi du social qui vient vous prendre à revers.

"Nous aussi, nous sommes universalistes, rationalistes, scientifique - continue la psychanalyse - faisons alliance, laissez-nous les pathologies bénignes et nous reconnaîtrons votre efficacité dans les pathologies psychiatriques graves, comme nous l'avons toujours fait depuis l'invention de la chlorpromazine en 1952. Nous ferons alliance avec vous contre les médecines traditionnelles non-occidentales, l'homéopathie et toutes les croyances nées en marge de la République".

Voilà une proposition auquel beaucoup sont attentifs. Mais le problème est que ce genre d'alliance ne se décrète pas. Elle ne relève pas de la subjectivité et de la bonne volonté des différents acteurs. C'est une machine que j'ai appelé "laboratoire des études en double insu", qui produit simultanément rationalité, universalité et médicaments. Qui pourrait l'arrêter ? Pourquoi faudrait-il l'arrêter ? La vraie bonne question pour elle serait : qu'est-ce qui dans la psychanalyse peut intéresser son fonctionnement ? La réponse est évidente : rien ! Il a fallu, au contraire, une courte bataille aux USA pour défaire la psychanalyse et imposer un outil comme le DSM permettant de constituer des groupes de patients semblables, ce qui est indispensable au fonctionnement du laboratoire du double insu.

 

L’invention

 

Si tout ce qui naît dans les études cliniques se répand ensuite, se propage, s'imite, c'est qu'il y a au cœur du dispositif, un mécanisme d'invention permanente. J'insiste sur ce mot d'invention à prendre dans un sens lourd. Invention ne renvoie pas à arbitraire. Ce n’est pas parce que ceux à qui on s’adresse attendait cela qu’on l’invente : cela pourrait être une illusion commune à la psychanalyse et à l’industrie pharmaceutique, mais alors on ne sait plus ce qui fabrique de la société. Invention ne renvoie pas non plus à vérité, qui présente symétriquement le même défaut, mais bien plutôt à événement. Le laboratoire du double insu invente en permanence du nouveau et des deux côtés : en testant de nouvelles molécules, et en testant de nouveaux regroupements de patients. C'est le lieu par excellence de l'invention. C’est le lieu où la notion de progrès prend tout son sens : depuis la mise en route de ce dispositif, les médicaments ont une histoire, les maladies ont vu la leur complètement renouvelée. Une temporalité devient possible.

Il n'est pas étonnant qu'une présomption de supériorité soit attachée à cette procédure. Tous les éléments sont donc réunis pour que ce qui se passe à cet endroit se retraduise ensuite par cercles concentriques, et de haut en bas, dans ce qui constitue comme une société en permanente réinvention. On sait qu’il n'y a d'imitation contagieuse que de l'invention. De ce point de vue, les médicaments modernes, que Tarde ne connaissait pas, en sont un fabuleux exemple.

La psychanalyse a été sans doute beaucoup plus lente à se répandre et le mouvement s'est d'autant plus vite ralenti qu'elle n'a pas au cœur de son dispositif un mécanisme d'invention. L'innovation sociale psychanalytique et l'innovation sociale du laboratoire des essais en double insu, qui est lui en pleine expansion, interfèrent aujourd'hui plus que jamais, et se heurtent même frontalement. Incontestablement, le laboratoire du double insu, adossé à l'institution médicale, se révèle mille fois plus puissant que la psychanalyse parce qu’il produit des degrés de croyance beaucoup plus élevés.

Mais quelque part aussi la psychanalyse a frayé le chemin aux psychotropes : en mettant au cœur de sa problématique, les notions de science, d'universel et de rationnel qui vont se trouver justement triompher avec la médecine moderne. L'inconscient est peut-être un universel, mais la possibilité de fabriquer un groupe social (par exemple celui des déprimés) grâce à l'action des molécules anti-dépressives est encore plus évidemment universel.

On pourrait, à partir de là, faire les hypothèses les plus audacieuses. J’en ferai deux. Première hypothèse : on peut penser que les psychotropes représentent l’idéal de la psychanalyse (et les mauvais esprits pourraient ajouter que Freud l’avait pressenti). Les psychotropes pourraient ainsi être de la " psychothérapie concentrée ". Seconde hypothèse : on peut peut-être aussi mieux comprendre pourquoi c’est en France que les psychotropes et les pathologies qui vont avec ont eu le plus de succès. Il faut reconnaître que les explications sociologiques classiques ont bien été en peine, ne serait-ce que de tout juste commencer à nous éclairer sur cette particularité. Ce pourrait être tout simplement pour les mêmes raisons que celles qui ont fait le succès de la psychanalyse. Le culte de l’universel, de la rationalité et de la science dans la République, ont pu un moment s’incarner dans la psychanalyse. Elles trouvent toujours plus de raison de se diffuser en s’adossant à l’institution médicale glorieuse depuis Pasteur, grâce au formidable dispositif qui invente simultanément médicaments, progrès, rationalité et universel.

J'espère que ce petit chemin qui mène d'un phénomène vital comme la dépression, à un phénomène social, sera maintenant plus clair plus vous. Et cela nous mettra en meilleure situation pour comprendre la phrase de Gabriel Tarde :

"Que resterait-il de la psychologie, la physiologie ôtée, si ce n'est ce qu'y ajoute la sociologie ?"

 

Philippe Pignarre

 

 


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