"14 heures. Amokrane 
            entre avec quelqu'appréhension dans la salle de consultation; 
            il prend place dans le groupe de thérapeutes. Il y a là 
            Hamid, d'origine kabyle, le regard clair et bon enfant grand-ouvert 
            sur le monde; Hamid, le subtil, le sensible, le profond. Il a déjà 
            rencontré Amokrane chez lui pour préparer la consultation. 
            Ils ont échangé des pensées sur les origines 
            des noms, sur l'ancêtre tutélaire de la tribu, sur les 
            confréries maraboutiques en Kabylie. Dans la salle d'attente, 
            Amokrane, un peu énervé tout de même, a trompé 
            l'ennui en bavardant encore avec Hamid. Ils ont recommencé 
            leur interminable discussion sur les origines. Marième est 
            là aussi, peule du Sénégal, drapée de 
            couleurs chatoyantes, froissant les ors de son visage à ceux 
            de ses longs doigts déliés; déjà occupée 
            à musser de fulgurantes visions derrière ses paupières 
            mi-closes. Dans la salle d'attente, elle a offert le thé à 
            la menthe, proposé les petits gâteaux, les yeux baissés, 
            avec cette fausse humilité un peu moqueuse qui fait le charme 
            des Africaines bien élevées. Et Viviane, tendre Créole 
            pleine du tumulte de la Guadeloupe qui s'évertue maintenant 
            à dissimuler d'adroites stratégies sous le masque d'immenses 
            yeux innocents. Et puis Alhassane, noble peul du Fouta Djalon, ombre 
            longue du soir, détendant ses membres gracieux au rythme de 
            la reptation du caméléon. Il a maintenant laissé 
            doucement reposer son menton au creux de sa main ouverte en corolle. 
            Sans doute pense-t-il aux temps perdus, ceux où l'on pouvait 
            passer l'après-midi à échanger les salutations, 
            assis en tailleur, perdus dans la contemplation du sable, au pied 
            du sycomore. Durant la présentation, à l'appel de son 
            nom, il incline respectueusement la tête, tout en esquissant 
            un geste de la main vers son cœur. Et Jean, l'aristocratique 
            Ewé du Togo, qui trottine sur ses jambes minces toutes les 
            richesses millénaires de la forêt sacrée. Et aussi 
            Souren, l'Arménien à la langue rude, Henriette, la berlinoise 
            partie si loin à la recherche du ring, l'anneau des mille langues. 
            À chacun, Amokrane présente ses salutations, pose quelque 
            question, s'informe de l'origine exacte de sa famille, de sa langue 
            maternelle, dit un mot sur ce qu'il sait de la coutume de l'autre. 
             
          
            Puis, il se tourne vers moi. « _ Je dois 
            vous prévenir, me dit-il, je n'accepterai de discuter avec 
            vous que si vous répondez correctement à cette seule 
            question… Interloqué, je réponds: 
          _ Posez moi votre question. Et il 
            ose: 
          _ Heu… Qu'y avait-il au début?"
          
          Je pense: "Au début, 
            je le sais, la terre était « déserte et vide » 
            (Tohû wâ bohû). Que Diable peut signifier sa question? 
            À l'origine de sa maladie? Au début de la prise en charge 
            qu'ont initiée les deux psychologues qui l'accompagnent à 
            la consultation? Avant sa conception? Avant que n'existe sa famille? 
            Au début?
          
            C'est mardi. Je dirige la consultation d'ethnopsychanalyse. Je regarde 
            autour de moi. Je suis entouré d'une quinzaine de thérapeutes. 
            Ils sont beaux, profonds, généreux de leurs pensées 
            intimes, lourds d'une expérience chaque jour remise en cause. 
            Je connais chacun d'entre eux. Tout au long de nos longues années 
            de pratique en commun, j'ai eu l'occasion de débattre de leurs 
            sources d'inspiration, d'évoquer longuement leurs origines, 
            de discuter leurs projets, leurs douleurs…"