Etre juif ?

Tobie Nathan

(paru dans Nouvelle Revue d'Ethnopsychiatrie, N° 31, 1996, 7-13.)

Etre juif, est ce être né juif ou l'être devenu - à sa circoncision, à sa bar mitswa, son initiation religieuse, à son mariage ? Est-ce appartenir à un peuple, se reconnaître certains ancêtres ou simplement avoir adopté une religion, un mode de vie ? Est-ce honorer un même dieu, partager une histoire commune ou bien se laisser définir par les autres - les goys ? Juif, est-ce une nationalité, une culture, une ethnie, une caste, un élément d'identité personnelle - voire une illusion ? Autant de questions qui, à mon sens, ne peuvent recevoir de réponse abstraite, nécessairement idéologique, toujours partisane.

À la synagogue Rab Moshé du Caire, la synagogue où reposèrent longtemps les restes de Moïse Maïmonide, dans les années 1920, officiait le ´akham Entebi. La plupart des enfants de ´hart el yahoud , du vieux quartier juif du Caire, le connaissaient. Sur le parvis, adossée à la synagogue, s'ouvrait une minuscule cabane de bois, à tous vents. Le rabbin spécialiste en guérisons, le ´akham , s'y tenait, les yeux mi-clos, assis en tailleur sur un banc de bois. Il portait une longue barbe blanche, une gallabeya , la robe egyptienne, sous son caftan noir et un turban. Devant l'entrée, d'autres bancs accueillaient les dizaines d'enfants qui attendaient leur tour, accompagnés de leurs mères, de leurs tantes, d'amies de la famille ou même de servantes. Ce jour là, ma mère avait un peu plus peur que lors de ses autres visites. Plusieurs nuits consécutives, elle avait fait des cauchemars qui l'avaient réveillée en sursaut en appelant au secours. Un matin, sa mère s'était décidée. Elle avait dit à la tante Engela :
khodi khamsa sagh oué rou´hi ma´áha ´ánd el ´ákham ,
"prends cinq piastres et accompagne là chez le rabbin".
Rou´hi y er.ilha ,
"vas, qu'il l'apaise !"

Cinq piastres, ce n'était pas rien ! Avec cette somme, en ce temps là, on pouvait acheter le pain nécessaire à toute une famille ! Elle ne faisait pas une mauvaise affaire, la jeune tante ! La veille, ma grand-mère avait pris soin d'envelopper dans un mandil , le "mouchoir" dont les femmes juives aimaient se recouvrir la tête, un fragment de pierre d'alun et du sel. Elle l'avait noué zay el sorra , "comme une bourse", l'avait tourné sept fois dans un sens, sept fois dans l'autre au dessus de la tête de ma mère et l'avait enfoui sous son oreiller. Et ma mère avait passé la nuit, laissant son âme librement communiquer avec l'amalgame minéral. Et là, attendant son tour, cette petite bonne femme de cinq ou six ans, remuait compulsivement les pieds au dessus du banc et sa tante essayait de l'apaiser, de la distraire, de lui raconter des histoires.

Le vieux rabbin demanda seulement à la tante :
_ Esmahha eh "comment s'appelle-t-elle ?
_ Rena zraël "Renée Israël"
_ Oué ommaha Oulili esm ommmaha ! "Et sa mère dis moi le nom de sa mère !
_ Bertha el Cohen "Bertha (el) Cohen"
_ ´ándaha eh ? "Qu'est ce qu'il lui arrive ?
_ Bet za´a. kétir. Oué bel lel, maflouga. "Elle crie beaucoup Et la nuit, elle sursaute (littéralement : elle « surgit »)"
_ Tayiebb ... "Bon"
Alors, le ´akham Entebi avait pris son vieux livre de prière à la couverture usée jusqu'à la trame, l'avait d'abord posé un instant sur la tête de ma mère, puis sur son dos, sa poitrine, tout en murmurant des bénédictions dans un hébreu qu'elle ne comprenait pas. Et ce jour là, il n'avait pas baillé ! Parce que lorsque le ´akham baillait, on pouvait être certain que l'enfant souffrait d'un nefs , que quelqu'un, sans doute un membre de la famille l'avait envié, lui avait "mis l'oeil" -´hattellaha el ´eïn . Alors, il fallait purifier la victime plus en profondeur, la laver ou même donner un coq ou une poule pour les pauvres, en sadaka , en "offrande". Mais ce jour là, durant la lecture de ses bénédictions, il vint une vision au ´akham . Il dit à ma grande tante :
_ lazem te rou´hou te namou fel maam , "vous devez aller dormir dans la crypte". Oué skan te ´hlamou, ta´alou oué e´hkelouni , "et si vous rêvez, venez me raconter les rêves".
Comme il n'était que dix heures trente, ma mère et sa tante descendirent dans la crypte le jour même. Le tombeau était toujours là mais pas les restes du vieux philosophe qui avaient depuis fort longtemps fait leur alyia , leur "retour" en Palestine. Et l'on avait aménagé autour du mausolée quatre cabines où l'on pouvait dormir, la tête en contact avec la pierre sacralisée, celle là même qui avait conservé un peu de la baraka du saint-homme. Ma mère, qui se réveillait si souvent la nuit, n'était certes pas facile à endormir, pourtant ce jour là, elle s'assoupit quelques instants dans le caveau sacré. Cependant, malgré les demandes pressantes de sa tante, elle ne parvint jamais à se souvenir du rêve qu'elle fit alors.

Ce récit, elle me l'a rapporté soixante quatorze ans plus tard. Et moi, je revoyais, sur le buffet de la salle à manger le portrait de Maïmonide, qu'enfant j'imaginais l'un de mes arrière-grands-pères, en tous cas un vieux de la famille, à trôner au plus bel emplacement de la maison ! Au fond, je ne m'étais trompé qu'à moitié !
« _ Et lorsque tu as dormi, ce jour là, tu l'as vu le Rab Moshé ?
_ Oh, tu sais Il y avait des gens qui racontaient des histoires, bien sûr. Ils disaient qu'ils l'avaient vu. Il faut dire que le rab moshé était un lieu très réputé ! Certains venaient même de l'extérieur ; je veux dire de l'extérieur de la ´hara , du quartier juif, rien que pour se faire soigner là. Et les rabbins avaient aménagé de vraies cabines. Parfois, elles étaient occupées toutes les quatre et il fallait attendre son tour ; attendre que les pélerins aient fini de dormir - mais aussi de rêver, de communiquer avec leur saint. Je sais qu'aujourd'hui, le Rab Moshé est resté comme autrefois ; que pour ça, au moins, rien n'a changé »


Synagogue Ben Ezra au Caire



Ma mère est allée bien souvent rendre visite au ´akham Entebi parce que sa propre mère était une pragmatique. Elle disait : l´akham yé raoua.ha , kouayess ! "le rabbin, il l'apaise, c'est bon !" Et puis, ma grand mère, pourtant épouse de pharmacien, s'était elle aussi fait soigner bien des fois à la mode traditionnelle. Mais son traitement le plus spectaculaire fait encore parler la famille aujourd'hui. Cela faisait bien une année qu'elle ne guérissait pas de sa sciatique. À cette époque, ma mère devait bien être âgée d'une douzaine d'années. Sa mère passait des journées entières au lit. Son mari lui avait fait toutes sortes de piqûres, à coup sûr toutes celles qu'il connaissait, en tous cas. Mais un jour, lasse de la voir souffrir ainsi, sa jeune soeur finit par dire à ma grand-mère :
_ ´han akhod atarek oue han rou´h ande sette ´Aïcha , "je vais prendre ton odeur et la porter chez « la ´Aïcha », ´Aïcha, la guérisseuse !
La veille au soir, elle lui avait enveloppé les cheveux d'un mandil , un "mouchoir de tête" et lui avait recommandé de le garder toute la nuit. Le lendemain, à la première heure, elle l'avait porté à la voyante, un peu tremblante, un peu coupable, bien sûr ! Mais quoi ? Il fallait bien que quelqu'un se décidât à agir. Sitôt qu'elle avait franchi le seuil de sa porte, ´Aïcha s'était écriée :
_ Marmeya fo. el serir ´ha te´meli eh´? "Elle est paralysée sur son lit. Que peux-tu faire ? Un instant saisie de la capacité de divination de ´Aïcha, elle demanda :
_ Oulili´, enti, ´hán e´mel eh! " Dis le moi, toi, ce que je dois faire !
_ Guibili farkha soda. "Apporte moi une poule noire" Je vais la préparer et puis, je te donnerai quelque chose à jeter dans le Nil.
Avec la chair de la poule, sans doute aussi à l'aide d'autres ingrédients, la guérisseuse avait confectionné des sortes de boulettes - trois boulettes. Lorsque ma grande tante revint deux jours plus tard, elle les lui tendit, enveloppées dans un vieux journal :
_ Te rouhi fé noss el kobri. Teddi dah´.rek lel maya. "Tu te rends au milieu du pont, tu tournes le dos au Nil" et tu jettes ceci par dessus ton épaule. Tu t'en vas rapidement ensuite, sans te retourner.
Mais ma grande tante, qui possédait plus que toute autre la subtilité intuitive des femmes de chez nous, dit à ma mère : "c'est toi la plus proche de la malade, c'est toi qui jetteras les boulettes dans le Nil." Elles y allèrent donc toutes les deux. J'imagine leur anxiété, guettant à droite, guettant à gauche s'il n'y avait quelque parent, quelque voisin qui aurait pu les surprendre. Sans doute les aurait-il prises pour des sorcières ! Ma mère sortit les boulettes noirâtres, une à une, ainsi que ´Aïcha l'avait recommandé, se retourna en tremblant et, fixant sa tante au fond des yeux, les jeta en arrière, par dessus son épaule.

Sa mère guérit aussitôt après. Après ces événements, les commentaires allèrent bon train dans la famille. Sa soeur était sûre que c'était bien ´Aïcha qui l'avait guérie - et pour le prix d'une simple poule, en plus ! Mais elle avait aussi commencé un traitement par l'électricité. Et toutes ces piqûres de pharmacien, peut-être avaient-elles fini par avoir quelqu'effet, après tout. Et puis, l'oncle Youssef avait un ami, Makine, qui revenait juste d'Amérique où il avait appris des techniques ultramodernes de kinésithérapie. Était-ce vraiment la poule de ´Aïcha qui avait accompli le miracle, les piqûres, l'électricité, la kinésithérapie à l'américaine ? Autre chose encore ?

Et moi, lorsque j'écoutais ces récits, je ne pouvais penser qu'une seule chose : si malade, je me faisais soigner par de telles techniques, est-ce que je guérirais ? Mais où ? Et à qui s'adresser ? la communauté des Juifs du Caire, pourtant plusieurs fois millénaire, a totalement disparu, éparpillée comme une nuée de passereaux de par le monde, en Israël, en France, aux États-Unis, en Amérique du sud, en Italie, en Australie - j'en ai même rencontré un dans une île du Pacifique sud. Où pourrait-on encore trouver un thérapeute connaissant les mots adaptés, les techniques précises, les substances ? Allons ! Pas de faux fuyant, réponds ! Guérirais-tu ? Oui, je réponds. Oui ! Si je me faisais soigner ainsi, certainement que je guérirais, comme ma mère, ma grand-mère, mon grand-père Oui ! Maintenant que j'y pense, j'en suis sûr !

Freud disait lui-même, dans la préface à la traduction en hébreu de Totem et tabou , qu'il ne savait pas réellement ce qu'était son "être juif" :
"Aucun lecteur de ce livre [en traduction hébraïque] ne saurait aisément se mettre à la place de l'auteur et éprouver ce qu'il éprouve, lui qui ne comprend pas la langue sacrée, qui est totalement détaché de la religion de ses pères - comme de n'importe quelle autre religion -, qui ne peut partager des idéaux nationalistes et n'a pourtant jamais renié l'appartenance de son peuple, qui ressent sa nature comme juive et ne voudrait pas en changer.
Si on lui demandait : mais qu'est ce qui est encore juif chez toi, alors que tu as renoncé à tout ce patrimoine ? Il répondrait : encore beaucoup de choses, et probablement l'essentiel. À l'heure qu'il est il serait toutefois incapable de le formuler en termes clairs. Mais certainement qu'un jour ce sera accessible à la compréhension humaine."

Tout comme lui, je me sais juif ; mais juif d'Egypte ! Dans ces problèmes d'appartenance, on ne devrait jamais définir l'être individuel, mais sa communauté. Non pas juif , mais juif du Caire ! Alors, l'être juif ne se cache-t-il pas simplement dans les modalités culturelles du soin ? Autrement dit : un Juif n'est-il pas celui qui, lorsqu'il est soigné "à la juive", a le plus de chances de guérir ?
Car nous avons remarqué que chez les Juifs, comme dans la majorité des autres peuples, les logiques culturelles de fabrication des personnes sont totalement contenues dans chaque technique thérapeutique spécifique.

Car c'est en étant ce qu'on est, et rien que ce qu'on est - et non pas en étant tout à la fois - qu'on rejoint ce que tous les autres sont - rien d'autre que ce qu'ils sont.

Tobie Nathan
août 1996