Sur Claude Lévi-Strauss

 

 

 

 

 

Leçons d'humanités

Claude Lévi-Strauss a ouvert les portes d'un monde sans «sauvages». Ses héritiers – qu'ils soient romanciers, psychiatres ou ethnologues?– empruntent ce passage pour renouveler leur approche.
Propos recueillis par Suzi Vieira

Michel Tournier

Écrivain, lauréat du prix Goncourt pour Le Roi des Aulnes, il est l'auteur de Vendredi ou les limbes du Pacifique et de Vendredi ou la vie sauvage (Gallimard). L'académicien, qui dit vouloir raconter des histoires populaires sur des sujets philosophiques, a toujours affirmé sa dette à l'égard de Claude Lévi-Strauss.

Claude Lévi-Strauss, dont j'ai suivi les cours au musée de l'Homme, a eu sur moi une influence considérable, parce que l'une de ses grandes leçons a été de supprimer le mot «?sauvage?» de notre vocabulaire. L'histoire montre que la civilisation judéo-chrétienne a toujours trouvé un moyen de rejeter la plus grande partie de l'humanité dans le néant. Dans l'Antiquité, il y avait les Grecs et les «?barbares?», ceux qui ne savaient pas parler. L'idée qu'on puisse avoir une autre langue que la langue grecque était inconcevable. Ensuite, il y a eu les chrétiens et les «?païens?», ceux qui n'avaient pas de religion. Enfin, à partir du XVIIIe siècle, il y a eu les civilisés et les «?sauvages?». Là encore, l'idée qu'on puisse avoir une autre culture que la culture occidentale moderne était inconcevable. Claude Lévi-Strauss a consacré toute son oeuvre d'ethnologue à montrer que ceux que nous qualifions de «?sauvages?» ont aussi une civilisation. Lors de ses cours, il nous a appris à respecter les gens qui ne sont pas de notre culture et à étudier la leur. Ce fut décisif pour moi qui, en ce temps-là, écrivais mon premier roman, Vendredi ou les limbes du Pacifique, inspiré du Robinson Crusoé de Daniel Defoe. Dans ce livre, après vingt années de solitude sur une île déserte, Robinson voit enfin un compagnon arriver?: Vendredi. Coup dur pour notre héros?: ce n'est pas un Anglais protestant comme lui… C'est un «?sauvage?». C'est-à-dire que c'est d'abord comme cela que Robinson le voit, avec la mauvaise vision que nous avons des «?sauvages?». Mais, là est tout le sujet du roman, à vivre avec Vendredi, Robinson va s'apercevoir qu'il a un univers, qu'il a une langue, qu'il voit les choses d'une façon différente et que Robinson a tout intérêt à étudier cela et à adopter plus ou moins le point de vue de Vendredi. La version courte et plus légère de ce roman, intitulée Vendredi ou la vie sauvage est mon grand succès. Pour d'innombrables enfants, qui m'invitent d'ailleurs dans leurs écoles pour en parler avec eux, je suis l'auteur de Vendredi ou la vie sauvage, point final?! Eh bien, tout cela, je le dois à Claude Lévi-Strauss. Je n'ai jamais osé le lui demander, mais c'est à lui en réalité que j'aurais dû dédier ce livre.

Tobie Nathan

Professeur de psychologie clinique et pathologique à l'université Paris-VIII, fondateur du Centre universitaire Georges-Deveureux d'aide psychologique aux familles migrantes, il est aujourd'hui conseiller de coopération et d'action culturelle à l'ambassade de France en Israël. Il est l'auteur, entre autres, de Nous ne sommes pas seuls au monde et À qui j'appartiens?? (Seuil).

Pour moi, Claude Lévi-Strauss a apporté tout à la fois une révolution dans le champ de l'anthropologie et la fin d'un univers. Son projet a consisté en une tentative de formaliser scientifiquement les mondes possibles de l'organisation sociale. Je reste encore aujourd'hui impressionné par la force des Structures élementaires de la parenté – ce livre qui prétend démontrer que les mouvements internes de la personne, ceux qui semblent les plus personnels, tel le choix d'un conjoint, sont organisés par des mécanismes sociaux, structurels et abstraits, quasi mathématiques. Mais, au-delà des débats théoriques majeurs auxquels il a participé, l'actualité de sa pensée réside d'abord et avant tout dans ces questions simples auxquelles il a apporté des réponses durables. La première est évidemment sa réfutation de toute pensée raciste. La seconde est son respect, rationnellement fondé, des «?pensées sauvages?». Certes, il a démontré de manière convaincante que ces pensées n'étaient qu'une des formes de la pensée classificatoire, mais il n'en reste pas moins qu'il a rappelé la communauté humaine de toutes les pensées «?culturelles?». Une phrase de «?La structure des mythes?» reste pour moi une leçon d'humanité?: «?Une hache de fer, écrit-il, n'est pas supérieure à une hache de pierre parce que l'une serait “mieux faite” que l'autre. Toutes deux sont aussi bien faites, mais le fer n'est pas la même chose que la pierre.?» Claude Lévi-Strauss nous a transmis cette obligation de considérer avec un égal respect les techniques traditionnelles, celles des «?peuples premiers?», par exemple, et les plus évoluées des nôtres. Je dois dire que mon intérêt permanent pour les techniques thérapeutiques traditionnelles tire son origine pour une grande part des considérations de Claude Lévi-Strauss. Même si l'ethnopsychiatrie, qui s'intéresse précisément aux techniques dans leur spécificité, a plutôt tendance à privilégier les explications culturelles proposées par les populations elles-mêmes.

Tânia Stolze Lima

Ethnologue brésilienne spécialiste des systèmes sociocosmologiques de l'Amazonie indigène, elle enseigne à l'université Federal Fluminense (UFF) de l'État de Rio de Janeiro. Son livre remarqué au Brésil, Um peixe olhou para mim. O povo Yudjá e a perspectiva («?Un poisson m'a regardée. Le peuple Yudjá et la perspective?», est publié par UNESP, 2005).

Au Brésil, la figure de Claude Lévi-Strauss brille évidemment sur tous les anthropologues. La présence et la vigueur de son oeuvre sont manifestes dans les études amazoniennes, même si elles explorent la pensée lévi-straussienne indépendamment des problèmes strictement structuralistes. Le fait est que l'ampleur, la complexité et la richesse de la pensée de Lévi-Strauss à l'égard des mythes amérindiens a ouvert un horizon entièrement nouveau pour l'étude des sociétés indigènes de l'Amérique du Sud tropicale. Le résultat, c'est que l'ethnographie amazonienne contemporaine peut en un sens être considérée comme une suite d'extensions et d'approfondissements ethnographiques des Mythologiques. En effet, la tétralogie de Claude Lévi-Strauss, qui a mis en lumière les questions soulevées par la pensée amérindienne, a favorisé des études approfondies sur les systèmes cérémoniaux des tribus amazoniennes, sur le rapport des structures sociales indigènes à leurs conceptions cosmologiques, sur leurs ontologies relationnelles, etc. L'ironie, c'est que si le structuralisme lévi-straussien a changé l'ethnographie pratiquée par ici, les ethnologues amazonistes, brésiliens ou non, ont pourtant développé des préoccupations différentes de celles qui furent à l'origine du structuralisme et lui donnèrent sa consistance. L'extraordinaire et admirable sensibilité de Lévi-Strauss à la pensée amérindienne est communicative. Et nous, nous commençons tout juste à explorer ce nouveau monde qu'il a découvert?.