Quelques grandes voix juives en matière d’anthropologie et d’ethnopsychiatrie

par Tobie Nathan

 
Texte d'une conférence prononcée le 19 mars 2009 au Collège académique de Netanya dans le cadre de la journée de la francophonie intitulée: "Les grandes voix juives francophones".

 


Tobie Nathan avec Claude Goasguen à la tribune

 

 
 
Tobie Nathan

Je suis né en Égypte, mais j’ai grandi francophone. Arrivé en France à l’âge de dix ans, en 1958, je m’y suis intégré en l’espace de quelques semaines. Mon bon maître, Georges Devereux, m’apprendra bien plus tard qu’il existe des espaces, des sortes de niches comportementales, des modèles, faciles à comprendre, du prêt-à-porter pour ainsi dire, dans lesquels peuvent se glisser les marginaux pour prendre part à la vie commune. Marginal, je l’étais sans doute, provenant, à mon insu, en toute inconscience, des tréfonds d’un autre monde ! Ces modèles, on les trouve tout naturellement à l’école — non pas dans l’enseignement des professeurs, mais dans le regard des autres, dans l’espace réservé aux étrangers. En ces temps, lorsque l’on venait d’ailleurs, pour avoir une chance de participer à cette petite société à la fois si contraignante et si attractive qu’est la classe, il fallait être un marrant… J’ai fait rire ! Il ne me semble pas que j’avais des prédispositions particulières, pourtant ; je ne suis pas certain que ce comportement faisait partie de ma nature… Il était là, à ma portée, proposé, offert, il permettait d’être là au monde, de faire partie, sans être contraint à rendre des comptes. Je l’ai adopté et j’ai été adopté. À 15 ans, je lisais les livres de Freud que mon grand frère rapportait de la bibliothèque municipale ; à 17, lorsque je passais mon bachot, je savais que je deviendrai psychanalyste. Et c’est ce que j’ai fait ! En 68, j’avais 20 ans, la rue sentait la poudre ! C’est sur une barricade de la rue Gay-Lussac, alors qu’il fallait refluer en catastrophe vers les portes cochères, que j’ai compris que l’on ne plaisantait plus. Je n’ai pas eu peur, non ! Emporté par l’intensité du sentiment de communion, par l’excitation de l’histoire en train de se faire… J’ai seulement pris conscience des contradictions ! L’année suivante, en 1969, je rejoignais le séminaire de Georges Devereux sous la direction duquel je passerais des années plus tard, ma thèse de doctorat en psychologie.

Si l’on examinait mes motivations personnelles, si l’on parcourait mes idées d’alors, mes rêves d’avenir, rien du mouvement essentiel qui advint par le choix de mon directeur de thèse ne s’y trouvait inscrit. Certes, j’avais lu les ouvrages qu’il avait écrits ; j’avais aussi lu ceux des autres — de Didier Anzieu, René Kaës, Jean Laplanche, Sacha Nacht, Pierre Mâle.. Mais je l’avais choisi, lui ; c’était lui ! J’aimais son accent, indéfinissable, à la fois américain et allemand — c’est du moins ce que je croyais. Il était hongrois. J’aimais surtout qu’il ait un accent, rocailleux, nasillard, chantant — un accent à couper au couteau, comme on dit… comme mon père !

Dès le premier cours de lui auquel j’ai assisté, dans une salle totalement saturée de fumée de tabac du Collège de France, dans le cadre de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, il déclara qu’il était ému de se trouver là, sur une chaise sur laquelle s’était peut-être assis son maître, Marcel Mauss. J’ai alors été traversé d’une sorte de vertige. Je le suis encore aujourd’hui ! Devereux, avant lui, Marcel Mauss, avant encore, Emile Durkheim, Lucien Levy-Bruhl…


 

les participants au colloque — on reconnaît, de gauche à droite Eli Shoenfeld, Cyril Aslanov, Claude Sitbon, Tobie Nathan, Roby Harly
 
 
 
 
Petit moment d’analyse :

J’ai lu bien des fois qu’à l’initiation des sciences sociales en France, figuraient un nombre impressionnant d’intellectuels juifs de haut niveau. La toute jeune sociologie, l’ethnologie débutante, l’histoire sociale… En 1898, Emile Durkheim fonde L’année sociologique, qu’il dirigera avec son neveu, Marcel Mauss. À cette revue prestigieuse qui a été publiée sous forme d’annales jusqu’en 1925, ont collaboré Marcel Mauss, Robert Hertz, Maurice Halbwachs, quelquefois Lucien, puis Henri Lévy-Bruhl… Elle réapparut en 1934, devenant alors les Annales sociologiques jusqu’en 1942. Mauss y collaborait encore. Après guerre, elle retrouvera son nom initial et paraît encore aujourd’hui sous ce nom.

Il faut dire que ce phénomène — entendons la surprenante prévalence de savants juifs à l’initiative de la création des sciences sociales n’est pas une caractéristique française. L’on peut constater des généalogies comparables en Allemagne où apparaissent sur le devant de la scène, au même moment, Georg Simmel, Norbert Elias, Theodor Adorno, Max Horkheimer… en Hongrie, en Autriche, aux Etats Unis, bien que là, le phénomène semble avoir été un peu décalé dans le temps, potentialisé par l’afflux d’immigrés européens, provenant le plus souvent d’Allemagne ou de Russie. C’est ainsi que l’anthropologie américaine a pris son essor avec Frantz Boas, Edward Sapir, A. A. Goldenweiser, Robert Lowie et s’est installée avec Ruth Benedikt, Melville Herskowicz, puis Robert Merton ou Paul Lazarsfeld.
Pour en revenir à la situation française, on peut légitimement se demander si l’accession à la tête de ces jeunes disciplines, quasi simultanément, de Lévy-Bruhl, d’Emile Durkheim et de Marcel Mauss ne provient pas tout simplement de l’afflux soudain d’excellents candidats d’origine juive, tous alsaciens, à l’Ecole Normale supérieure à la fin du 19èmesiècle.

Là encore, il nous faut un temps de réflexion.

 

   
 

 

À la fin du 19ème siècle, l’histoire de l’émancipation des Juifs de France n’était pas ancienne — elle datait à peine d’une centaine d’années. C’est en 1791 que les révolutionnaires décident de supprimer toute trace de discrimination de la Constitution française. L’émancipation des Juifs d’Alsace et de Lorraine fut votée à l’unanimité. Il fallait néanmoins que les Juifs prêtassent un serment civique pour entrer dans le corps de la nation. Par ce serment, ils étaient censés renoncer à tout particularisme national ; en échange de quoi, ils bénéficieraient des mêmes droits que n’importe quel autre citoyen français. Les Juifs d’Alsace et de Lorraine hésitèrent un peu. Mais un an plus tard, en décembre 1792, toutes les communautés s’étaient engagées. On peut alors considérer qu’à partir de cette date tout Juif était en France un citoyen comme un autre.

 

Nous avons donc une population disposant de ses traditions propres, s’étant développée sur des générations, en milieu européen et chrétien, armée de sa cohésion gagnée par la résistance, qui s’ouvrait soudain aux échanges, à la connaissance partagée, au commerce. Cinquante ans plus tard, le résultat était spectaculaire. L’on peut situer la percée sociale du judaïsme français durant le second empire, notamment avec l’influence auprès de l’empereur des banquiers Pereire et Fould, même si de nombreux notables juifs se cantonnaient alors dans l’opposition républicaine tels Crémieux, Goudchaux et Vidal-Naquet. C’est à cette époque, en 1860, que fut fondée l’Alliance Israélite Universelle et ses créateurs, Leven, Manuel, Créhange, militants républicains modérés, qui acceptaient le régime impérial à condition qu’il ne remette pas en cause les acquis de la révolution.

À partir de 1870, ce fut comme un feu d’artifice de réussites spectaculaires, comme si l’histoire s’était préparée jusqu’alors. Dans le domaine de la banque, et pour faire vite, on pouvait trouver au sommet de la pyramide sociale une cohorte de banquiers juifs, d’origine allemande ou alsacienne : Bamberger, Reinach, Stern, Deutsch, Heine, Ephrussi, Goudchaux, Lippmann, Bischoffsaheim, Camondo, Cahen d’Anvers, Oppenheim, Léonino ou Hirsch… Des Juifs apparaissaient aussi dans la fonction publique à des postes importants. Comme l’a noté l’historien Michael Marrus, « on vit des Juifs arriver à des situations de premier plan dans la vie universitaire, à la Sorbonne, au Collège de France, à l’Ecole polytechnique, à l’Ecole normale supérieure, et tout spécialement à l’Ecole pratique des hautes études.

Seules les carrières de la diplomatie et de la Cour des comptes, juridiction financière suprême, étaient considérées comme fermées aux Juifs… ce fut un glorieux âge d’or pour les Juifs de France des rangs desquels sortirent, dans ces domaines, un nombre d’hommes éminents hors de proportion avec le nombre relatif de Juifs en France.

À cette époque, l’arrivée au sommet des responsabilités de Juifs, provenant surtout d’Alsace et de Lorraine était un phénomène général en France. L’on peut seulement noter que ces disciplines naissantes qu’étaient les sciences sociales à la toute fin du 19ème siècle, attiraient plus particulièrement les Juifs, peut-être parce que ces disciplines qui n’avaient pas de traditions, de dynasties de mandarins, de règles de transmission encore bien définies, convenaient mieux à une population socialement émergente (c’est en tout cas ce que semble suggérer Claude Levi-Strauss dans une interview au Nouvel Observateur en 1981).

Il faut dire aussi que la plupart des Juifs fondateurs de ces nouvelles disciplines provenaient de familles autochtones, alsaciennes, en France depuis des siècles, certainement déstabilisées par l’afflux d’immigrants juifs d’Europe de l’Est — les Russes arrivant par vagues, après les pogroms de 1881-1882, la famine de 1892, le pogrom de Kichinev en 1903 ou la révolution de 1905. Parmi ces étrangers arrivés avant la Première Guerre mondiale, figuraient des noms qui firent plus tard la gloire de la France — notamment de l’école de Paris: Modigliani, Lipschitz, Zadkine, Kisling, Chagall, Soutine…

Nous avons donc une première réponse, de bon sens, pour ainsi dire, celle d’une population montante, récemment émancipée, se frayant un chemin vers les sommets de la pyramide sociale, talonnée par une population cousine, récemment immigrée en France, pleine de talents et de rage de briller.

Si de tels rappels, brossés grossièrement à grands traits posent un peu le décor, ils sont néanmoins insuffisants, ne parvenant pas à nous restituer du sens. Pourquoi cette singulière occurrence de grands intellectuels juifs à l’orée des sciences sociales françaises. Il nous faut donc partir rechercher ce sens au sein même des contenus.

Lévy-Bruhl  
 
Lucien Lévy-Bruhl est né en 1857, à Paris, dans une famille juive modeste, originaire d’Alsace. Dès les premiers moments de sa scolarité, il se signale par l’excellence. Marcel Mauss, qui combattit ses idées, écrivit sa notice nécrologique dans les annales de l’Université de Paris de 1939. Il y décrit l’enfance brillante du jeune Lévy :

« Ses études au Lycée Charlemagne furent une suite ininterrompue de succès scolaires, qui traduisaient un savoir classique parfait. Certaines de ses versions sont restées fameuses. Il était un philologue ès-lettres classiques, il avait des talents linguistiques sérieux et regrettait encore, en janvier 1939, de ne s’ « être pas fait linguiste ».

C’est encore Mauss qui souligne que Lévy-Bruhl profita de son passage à l’Ecole Normale supérieure pour nouer deux liaisons décisives, avec Jaurès et avec Bergson :

Lucien Levy-Bruhl
 

 

« Il sortit de l’École normale, premier d’agrégation de philosophie, – s’étant lié là pendant un an avec Jaurès, pendant deux ans avec Bergson… pour la vie. »

L’on pourrait résumer sa carrière ainsi : méritant à tout point de vue, dans la tâche, dans la mise en valeur de la fonction, dans l’expression sociale. Professeur de philosophie, puis s’intéressant aux sociétés traditionnelles, que l’on disait alors « primitives », partant sur le terrain, collaborant avec les fonctionnaires des colonies, initiant les étudiants… un professeur dévoué, créateur, écrivant, faisant rayonner la science française à l’étranger, il fut aussi, totalement et passionnément engagé socialement, notamment dans la défense de Dreyfus. À considérer sa vie, on a l’impression que Lévy-Bruhl est venu habiter un être, un personnage social idéal, parfait…

Ce que pense Lévy-Bruhl de sa judéité ? Que dire ? On n’en sait rien ou l’on en sait beaucoup trop ! L’on ressent tellement avec la distance du temps que ce qu’il dit des sociétés primitives, de ces sociétés d’Australie ou de Nouvelle Guinée, c’est ce qu’il pense au fond de sa famille, celle d’avant… avant l’émancipation, avant l’émigration à Paris, avant l’abandon de ce sentiment communautaire. À preuve, ses formulations qui deviennent évidentes au travers de cette grille :

la « mentalité primitive » (le titre d’un de ses livres) est régie par une « logique des émotions » par opposition à la « mentalité scientifique», celle qu’il a si durement acquise, régie par une logique des signes.

 

Durkheim  
 
David Émile , le contemporain de Lucien Lévy-Bruhl, nait à Epinal en 1858. Fils, petit-fils, arrière petit fils de rabbin, il est le descendant d’une véritable lignée de rabbins lorrains vieille de 8 générations au moins. Son père, Moïse Durkheim fut le premier rabbin d’Epinal. Ayant d’abord reçu une parfaite formation religieuse, il se refuse à la succession et entre à l’Ecole Normale Supérieure où il rencontre, lui aussi Bergson et Jaurès. En 1887, à l’âge d’à peine 29 ans, il devient professeur à Bordeaux et commence à enseigner la pédagogie et les sciences sociales. C’est indiscutablement Durkheim qui a fondé la sociologie française et, très probablement la sociologie tout court. L’école américaine de sociologie le reconnaît explicitement comme son ancêtre, notamment par sa décision méthodologique, martelée à travers tous ses ouvrages, de « considérer les faits sociaux comme des choses ».

Emile Durkheim
 

Plus encore que pour Lévy-Bruhl, on perçoit chez Durkheim cette stratégie paradoxale, faite de rupture avec la tradition — qui, chez lui est bien plus qu’une tradition religieuse, une sorte de mystique familiale — mais aussi de reconnaissance de cette tradition en tant qu’objet de science, mise à distance, observée, objectivée. Il faut « considérer les faits sociaux » comme des choses et avant tout, naturellement, le fait juif.

C’est peut-être dans son concept d’anomie que l’on perçoit le plus clairement la relation entre sa théorie sociologique et son noyau culturel. L’anomie, explique-t-il, conséquence des sociétés industrielles, conduit à l’individualisation extrême des personnes et à la perte de leurs repères. L’anomie, le concept qui lui permet d’expliquer l’occurrence du suicide dans des sociétés avancées… Que peut-elle être cette fameuse « anomie » durkheimienne sinon la perte de cet élan religieux qui a sans doute porté sa famille durant des générations. Vous pensez peut-être que j’interprète ? En réalité, je ne fais pratiquement que citer Le suicide, un ouvrage classique de Durkheim :

« Le juif cherche donc à s’instruire, non pour remplacer par des notions réfléchies ses préjugés collectifs, mais simplement pour être mieux armé dans la lutte. C’est pour lui un moyen de compenser la situation désavantageuse que lui fait l’opinion et, quelquefois, la loi. Et comme, par elle-même, la science ne peut rien sur la tradition qui a gardé toute sa vigueur, il superpose cette vie intellectuelle à son activité coutumière sans que la première entame la seconde. Voilà d’où vient la complexité de sa physionomie. Primitif par certains côtés, c’est, par d’autres, un cérébral et un raffiné. Il joint ainsi les avantages de la forte discipline qui caractérise les petits groupements d’autrefois aux bienfaits de la culture intense dont nos grandes sociétés actuelles ont le privilège. Il a toute l’intelligence des modernes sans partager leur désespérance… » (Durkheim, 1897, p.33)

Lui aussi, on s’en doute, s’engage ardemment dans la défense du Capitaine Dreyfus. Plus que cela, il fait partie des membres fondateurs de la ligue des droits de l’homme.

Mauss  
 

Marcel Mauss est né lui aussi à Épinal, en 1872. C’est le neveu d’Emile Durkheim. Lui aussi obtiendra son agrégation de philosophie, mais il ne s’inscrira pas à l’Ecole Normale supérieure. Il n’aime pas la vie de pensionnat. Il préfère rejoindre son oncle à Bordeaux et s’engager avec lui dans la création de cette science sociale naissante. Durkheim le soutient : il trouve Normale-Sup artificiellement compétitive, une école de dandys, fanfarons et extrémistes. Et c’est un couple étrange, fait de deux créateurs exceptionnels, le neveu et son oncle maternel qui, jusqu’à la mort de Durkheim en 1917, poseront les premiers jalons des sciences sociales françaises.


Marcel Mauss
 

Si Durkheim fut le père de la sociologie, Mauss fut celui de l’ethnologie. Mais l’on reconnaît chez Mauss, plus encore que chez les deux précédents, cette passion pour la tradition juive, considérée comme une primitivité émue. Son premier grand travail de recherche, écrit en collaboration avec Henri Hubert, préhistorien, chrétien, aumônier avant d’être agrégé, tout aussi passionné par une primitivité sensible et profonde, portera sur le sacrifice. Je dois dire, moi qui suis un admirateur inconditionnel de Marcel Mauss, que je considère ce texte comme un véritable midrash, indispensable à la lecture et à la compréhension des prescriptions du Lévitique.

Mauss ira donc bien plus loin que les deux premiers, recherchant encore et toujours dans les traditions des primitifs, la logique profonde, l’intelligence du monde et des êtres, réhabilitant, si l’on veut revenir à la première dichotomie initiée par Lévy-Bruhl, l’émotion par la science. Car là se trouve la grande œuvre de Mauss, celle-même que critiquera Lévi-Strauss, l’octroi d’une dignité scientifique aux concepts primitifs. Mauss expliquera par exemple dans un essai magistral, qui lui aussi est l’une de mes bibles personnelles, “Esquisse d’une théorie générale de la magie”, comment la magie doit être comparée à la technique plutôt qu’à l’illusion ; il rendra compte d’un concept polynésien, le mana, d’une manière spécifique de dire et d’expliquer la force qui parfois anime les choses.

Voilà donc, très rapidement présentés, trois personnages, d’un côté très semblables tant par leur extraction que par leur stature, mais aussi tellement différents pour ce qui concerne les théories qu’ils ont développées. Lorsque je suis arrivé en Sorbonne, ils étaient là tous les trois, installés partout, dans les rayons des bibliothèques, dans les cabas des jolies étudiantes, dans l’ombre laissée sur les fauteuils, dans les mots de celui qui deviendra mon maître : Georges Devereux. L’on pourrait résumer leur volonté, leur élan vital en une formule. Happés par le monde moderne à l’attraction duquel ils ne veulent pas résister, mais profondément reliés à leurs sources, on pressent leur révolte. Dans leur résistance au monde Goy qu’ils s’en vont rejoindre en passant par Normale-Sup et l’agrégation de philo, ils ont tous trois une même stratégie : ils ne veulent pas d’un face à face ; il leur faut introduire un tiers, et ce tiers ce sont les primitifs (Frédéric Keck : « Bergson et la sociologie française »)! Les primitifs deviennent alors la justification de leur enracinement et celui de leur tendresse pour le terreau. Ce qui caractérise ces trois créateurs de la discipline, c’est cette décision profonde, l’engagement de leur être entier dans ce projet d’affiliation au monde alors offert par la République. L’on peut dire que les sciences sociales sont nées de ce hiatus, de ce « gap » entre trahison de la tradition et servitude à la raison républicaine. Peut-être comprend-on un peu mieux comment elles en sont restées marquées… Mais tout cela, c’était autrefois, en France, au début du siècle. Et la Sorbonne en 68 ?

Devereux  
 

Georges Devereux est né en 1908 à Lugoj, dans cette partie de la Hongrie devenue roumaine après la première guerre mondiale, sur le versant ouest des monts Banat. À sa naissance, il se nommait György Dobó. Dobó est le nom d’un héros magyar… on ne peut faire plus hongrois ! Mais son père avait déjà changé le nom de la famille. Sans doute s’appelait-il « Deutsch » auparavant. Il n’y a là rien de très étonnant. Bien des Juifs en voie d’assimilation avaient changé leur nom à l’occasion de la « magyarisation » généralisée proposée aux Hongrois lors des préparation des festivités du millénaire de la naissance de la Hongrie qui devaient avoir lieu en 1896. « Ainsi un Weiss devenait-il Fehér, Klein se changeait en Kis, Fränkel était devenu Ferenci (puis Ferenczi)… des noms comme Balint, Radó, Fodor, Varga, Török, Kennedy, etc., remplacent les noms anciens » (Georges Bloch), d’origine allemande la plupart du temps… Il est donc né György Dobó. À quel moment changea-t-il de nom une nouvelle fois ? Sans doute lorsqu’il se convertit au christianisme — en 1932 ou 33… C’est ainsi qu’il devint Georges Devereux.


Georges Devereux
 

Georges Devereux a créé une nouvelle discipline qu’il a baptisée « ethnopsychiatrie ». Il n’est pas étonnant qu’il se soit toujours revendiqué descendant en ligne directe de Marcel Mauss car l’ethnopsychiatrie se fixe au fond pour but de réhabiliter et de promouvoir l’intelligence psychiatrique et psychologique des sociétés traditionnelles. C’est ainsi que le mot même — ethnopsychiatrie — a été fabriqué, sur le modèle de « ethnomathématiques » ou « ethnobotanique » ou encore « ethnozoologie ». Tous ces mots en « ethno » désignent la science dont dispose une ethnie donnée dans un domaine que nous désignons de manière savante. L’ethnobotanique, par exemple, est ce que savent les peuples traditionnels des vertus des plantes. Ce ne sont pas des connaissances illusoires. L’on sait que les laboratoires pharmaceutiques sont aujourd’hui avides de ce type de savoir pour partir à la recherche des substances actives… Pour résumer, l’ethnopsychiatrie, cette discipline que j’ai apprise auprès de lui, s’était fixée pour but de restituer leur dignité aux savoirs traditionnels — c’est-à-dire, en dernière analyse, à la » primitivité » de Lévy-Bruhl. Cette discipline se déroule à la fois en recherches sur le terrain, pour observer, décrire et comprendre les façons dont les sociétés traditionnelles prennent en charge la maladie mentale, mais elle se pratique aussi dans les sociétés modernes pour prendre en charge les patients originaires des sociétés traditionnelles. C’est ce que, pour ma part, j’ai beaucoup fait, durant près de trente ans, en France, dans la banlieue parisienne. L’ethnopsychiatrie est donc à la fois une ethnologie et une psychiatrie. Il va de soi, j’imagine pour vous également, qu’un praticien d’une telle discipline est conscient de l’importance des attachements, des racines et des sources. Si Devereux l’était sans doute pour ce qui concernait ses patients, il se dispensait de s’appliquer la même règle. Il niait farouchement être juif. Pour ma part, ce que je dis ici de ses origines, je ne l’ai appris qu’après sa mort.

Il évoquait par exemple volontiers la réussite de son neveu, Edward Teller, physicien célèbre, l’un des inventeurs de « la bombe H », que tout le monde savait juif. Je lui demandais : « Georges, ton neveu est juif, tout le monde le sait ; ta sœur est donc juive, comment pourrais-tu ne pas l’être toi-même ? » Quelques psychanalystes, originaires d’Europe de l’Est, rencontrés un jour ou l’autre au cours de réunions scientifiques, me disaient qu’ils l’avaient cotoyé aux États-Unis où on le connaissait juif. Et lorsque je le lui demandais, il me répondait, niant l’évidence : « Si j’étais juif, pourquoi est-ce que je le cacherais ? » Il le cachait ! Il le cachait mais d’une manière étrange, en exhibant dans un même mouvement cela même qu’il cachait, comme le ministre cachait la lettre volée dans la nouvelle d’Edgar Poe. En roumain, la langue de son enfance, « juif » se dit evreu. Il suffisait donc de prendre la première lettre de son nom, cette lettre que lui comme son père avaient gardée sur deux générations, le « D », d’y adjoindre le nom de son peuple pour comprendre la fabrication de son nouveau nom.

Ainsi Deutsch, qui signifie « allemand », était-il devenu Dobó, avant d’être à nouveau transformé en Devereux, qui, en dernière analyse, renvoie à « juif ».

Si l’on ne s’arrête pas au seul cas de Devereux, que doit-on penser d’une telle métamorphose ? Il me semble qu’elle indique la fin d’un cycle propre à cette discipline étrange née avec Lévy-Bruhl et Durkheim. Si les premiers avaient construit leur savoir en une subtile dialectique entre trahison et soumission, Devereux construisait la sienne propre en enfouissant son appartenance au plus profond de son nom. Car, que transmettait-il ainsi sinon cette expérience profonde qu’il avait sans doute durement acquise : que l’appartenance à un peuple n’est pas une identité mais un cœur, à la fois indispensable et fragile. Qui s’aventurerait à exhiber son viscère à la vue de tous ? Le cœur, on ne peut l’apercevoir qu’à la mort ! Son nom, son véritable nom, je ne l’ai en effet connu qu’à sa mort.

J’avais noté cette singularité de la construction de ce nom dans ma préface à son oeuvre majeure, Ethnopsychiatrie des Indiens Mohave (1969), dont la traduction n’est parue en France qu’en 1996 — Georges Devereux, un hébreu anarchiste.

Lévi-Strauss  
 

Quant à Claude Lévi-Strauss, il est allé plus loin encore dans l’absence d’intérêt pour cette origine juive. Le journaliste du Nouvel Observateur l’interrogeait ainsi dans une interview publiée en juillet 1981

NO — Dans ses « Réflexions », Sartre prétendait, en substance, que le juif est spontanément ethnologue. Et, de fait, vos pères en cette discipline — Durkheim et Lévy-Bruhl — étaient, comme vous, juifs…

C. LEVI-STRAUSS. — Vous pourriez ajouter Boas et Mauss, mais aussi un nombre beaucoup, plus élevé d’ethnologues non juifs Morgan, Tylor et, plus près de nous, Rivet, Leenhardt, Rivers, Malinowski, Kroeber, Radcliffe-Brown, Evans-Pritchard, Linton, Murdock, Mead… J’admets cependant qu’en sociologie et en ethnologie on compte une proportion notable de juifs. Peut-être ne faut-il pas y attacher plus d’importance qu’à la proportion notable de noms doubles parmi les ethnologues, qu’on s’est plu aussi à relever.

Je citerai maintenant un texte de Georges Devereux pour conclure ces quelques remarques :

« L’objet de cette étude est le fantasme que la possession d’une identité est une véritable outrecuidance qui, automatiquement, incite les autres à anéantir non seulement cette identité, mais l’existence même du présomptueux – en général par un acte de cannibalisme, ce qui transforme le sujet en objet. Les patients les plus gravement atteints cherchent à se protéger contre ce risque, en renonçant à toute véritable identité ; ceux qui sont moins atteints se constituent une fausse identité. Ces deux manœuvres représentent l’essence même du désordre psychique… »

Ainsi débute un de ses plus brillants articles cliniques, « la renonciation à l’identité, défense contre l’anéantissement », texte d’une conférence prononcée à la Société psychanalytique de Paris, le 17 novembre 1964. Car la problématique de cette population juive, ashkénaze, intellectuelle, érudite, n’était plus désormais de parvenir à s’exprimer mais de réussir à survivre…

Tobie Nathan .


Claude Levi-Strauss
     
     
     
 

 

 
  Tobie Nathan — Professeur des Universités. Conseiller de Coopération et d'Action Culturelle près l'Ambassade de France à Conakry. Si vous souhaitez écrire à l'auteur : Tobie Nathan .  
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