Usagers : Lobbies ou création politique?

 

par Isabelle Stengers


Conférence prononcée le 13 octobre 2006 au colloque La psychothérapie à l'épreuve de ses usagers.
 
Il n’y a évidemment pas de réponse générale à la question de savoir si les associations d’usagers en matière de soins médicaux et psy constituent une véritable création politique - c’est-à-dire l’apparition de nouvelles voix collectives, porteuses de questions et de savoirs propres – ou des lobbies, des associations de personnes qui défendent un intérêt pré-constitué. En effet, une telle question correspond à un enjeu, et un enjeu différent selon le problème concerné. Entre les problèmes du Sida, de l’autisme ou de la dépression le trait commun est seulement un champ en tension, au sein duquel chaque association se situe activement.

La question que je voudrais poser concerne donc non les associations en générale, mais les associations telles qu’elles peuvent être concernées pas un enjeu très particulier, celui de l’apparition de ce que les anglo-saxons ont nommé le « disease-mongering ».

Mongering signifie à la fois vendre et susciter. On parle de « war-mongerers », de fauteurs de guerre, ceux qui suscitent des guerres usuellement pour vendre des armes. En avril, la revue en ligne PloS Medicine publiait un ensemble spécial d’articles à propos du disease-mongering, défini comme la tentative « de convaincre des gens à peu près en bonne santé qu’ils sont malades, et des gens légèrement malades qu’ils le sont gravement ». L’opération est définie par plusieurs étapes : mettre au point un ensemble de critères symptomatiques, dont chacun pourrait avoir de multiples significations, mais qui, ensemble, définissent une maladie, quelque chose qui devrait être traité ; faire savoir qu’une grande partie de la population souffre de ce trouble ; faire savoir qu’il s’agit d’un manque ou d’un déséquilibre auquel peut répondre une molécule active ; présenter le traitement comme dépourvu de risques (notamment à long terme); enfin, le cas échéant, faire un usage sélectif des statistiques pour exagérer les bénéfices du traitement…

Le disease-mongering n’est pas limité au champ psy, mais ce champ est particulièrement disponible – ainsi, la définition d’un ensemble de critères symptomatiques pour définir un « trouble » est la démarche même du DSM. On pourrait aller plus loin et affirmer que depuis qu’il y a psychiatrie, y inclus la psychanalyse, tout diagnostic correspond à la réussite d’une « vente », et que certaines ventes ont été portées par un véritable travail de lobbying incluant des patients (que l’on se souvienne de l’épidémie des personnalités multiples aux Etats Unis). Le phénomène n’aurait donc rien de neuf. Il en est le plus souvent ainsi dans l’histoire humaine : il est toujours possible de « dramatiser » une nouveauté, ou de la relativiser sur le mode du « en fait ce n’est pas si nouveau que cela ». Il ne s’agit pourtant pas de relativisme, bien plutôt du problème qu’il s’agit de poser.
Si je voulais combattre l’idée d’une « bonne psychiatrie » à défendre contre de vilains vendeurs de maladie, j’adopterais la position « ce n’est pas si nouveau ». Mais la double thèse que je voudrais soutenir implique que le nom nouveau « disease-mongering » traduit bien un problème nouveau.

 

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La première thèse porte sur cette nouveauté. Alors que les psys du passé auraient été profondément scandalisés qu’on les accuse de « vendre une maladie », ce à quoi nous avons affaire aujourd’hui est effectivement organisé autour d’acteurs dont le problème officiel est la vente, c’est-à-dire les industries pharmaceutiques. Corrélativement la question n’est plus celle d’une position critique, devenue trop facile, mais celle de la position à prendre face à un processus, et un processus qui, en tant que tel, est susceptible de redéfinir l’ensemble du champ des psychothérapies. La seconde thèse est que, face à ce processus, les associations d’usagers pourraient jouer un rôle crucial si, dans le champ du disease-mongering, elles réussissaient à changer le problème, en l’occurrence à « démoraliser » le processus. J’insiste sur « dans le champ du disease-mongering », ce qui signifie dans un champ qui n’est pas seulement caractérisé par des conflits de diagnostics, de catégories, d’étiologies, à propos d’une souffrance reconnue comme nécessitant, en tout état de cause, une aide compétente, mais qui est caractérisé d’abord par la production de la catégorie « vraie maladie » là où les personnes concernées ne se pensaient pas « malades » ou victimes d’une anomalie identifiable.

Pour souligner la nouveauté processuelle du disease-mongering, je le décrirai dans les termes d’un nouvel « agencement machinique », au sens de Deleuze et Guattari. C’est une machine qui est venue à l’existence, et qui a commencé à conquérir et à reconfigurer non seulement le champ « psy », mais aussi un ensemble de questions usuellement renvoyées à des questions éthiques, politiques, culturelles ou sociales.

L’apparition d’une nouvelle machine implique que des éléments auparavant plus ou moins indépendants, ou liés de manière diverses, sont « pris » ensemble, se mettent à fonctionner ensemble sur un mode tel que c’est désormais à partir du fonctionnement machinique lui-même qu’il faut les décrire. La machine est comme un nouveau sujet, les éléments sont devenus « ses » pièces. En ce sens, l’enclenchement d’un nouveau type de fonctionnement machinique est un événement : la venue à l’existence d’un être nouveau au sein d’un environnement que cet être transforme et annexe.

Une caractéristique importante d’un tel fonctionnement machinique est l’impuissance relative de la position critique. Pris dans un tel fonctionnement, ce qui, pris séparément, pouvait être critiqué comme faible, voire risible, cesse de l’être. Chaque élément de la machine reste facile à dénoncer, mais lorsque cette machine se met à fonctionner, ce sont les faiblesses même des différentes pièces isolées qui font sa force : chacune a besoin des autres, et elles doivent toutes leur statut au fonctionnement de la machine elle-même. Bref, ce qui était faiblesse devient force, et la machine se moque des critiques, contrairement aux anciens psys qui auraient été indignés, et donc inquiétés, par la critique de leur proposition.

Ainsi on peut, avec Philippe Pignarre, associer les traitements médicamenteux se revendiquant d’une approche enfin scientifique des fonctionnements neuronaux, avec une « petite biologie » et une « petite psychologie ». Petite biologie : une molécule sera associée statistiquement à des « effets » sur le comportement, et tout discours supplémentaire, interprétant l’association statistique est mensonger. Petite psychologie : les catégories définissant les « troubles » sont définies et redéfinies en fonction des effets de la molécule – pas tous ses effets, ceux qui ont pu lui être statistiquement associés à la suite d’essais cliniques. Or, la faiblesse de ce qui tient lieu de biologie et de psychologie en matière de traitements médicamenteux de problèmes « psy » n’est pas, du point de vue du fonctionnement machinique, un problème. Bien au contraire, c’est une condition de son fonctionnement. Sans cette double faiblesse, il lui serait impossible d’annexer de nouveaux territoires, de transformer de nouvelles fractions de la population en « marché » pour une nouvelle molécule parce que les nouvelles molécules mises sur le marché devraient faire leur preuve dans un paysage « stable » dont le relief ne pourrait être modifié selon les opportunités.

De même, on peut critiquer les questionnaires qui permettent d’identifier les troubles répertoriées dans le DSM, et montrer par exemple que les patients comprennent très vite comment ils doivent répondre s’ils veulent entrer dans telle ou telle catégorie, ou lui échapper. Mais cette faiblesse devient ici force. Car les questionnaires mis au point ont une valeur ouvertement inductive, transformant en élément de diagnostic des difficultés qui n’avaient pas jusque là été considérés comme relevant du domaine « psy ». Ces questionnaires font partie d’opérations actives de recrutement. Ils sont diffusés à fin d’auto-diagnostic, accompagné du thème : nous avons ici affaire à un trouble nouvellement identifié, et eux qui en souffrent doivent informer leurs médecins, et exiger, le cas échéant, qu’ils prescrivent la molécule adéquate.

Les questionnaires que l’on propose aux fins d’auto-diagnostic ou de diagnostic par les parents sont un peu analogues aux petits tests que l’on trouve dans les magazines pour adolescents – êtes vous un jaloux, un passionné, un grand amoureux, etc… Mais ils contiennent le message clef du recrutement est « attention, c’est peut-être une vraie maladie ! », pas seulement une souffrance personnelle. Et ce message met en branle en même temps, et en les connectant, nouveaux patients, journalistes, médecins, politiques, etc…

Les sites Internet ne sont pas ici de simples véhicules de l’information. Ce n’est pas pour rien que les industries pharmaceutiques les subventionnent comme elles subventionnent des congrès savants. Ce sont des sites, souvent créés par des associations de personnes recrutées par la nouvelle maladie, et s’adressant à ceux et celles qui souffrent encore inutilement, sans savoir que ce dont ils souffrent se soigne. Ces sites fonctionnent comme concentrateurs et producteurs d’identité et de compétence. « Va voir sur le site CHADD [1], tu pourras expliquer à ton médecin… »

Le message « c’est une vraie maladie ! » que produit le questionnaire fonctionne comme un opérateur de capture et de création de lien. Sont désormais liés, tenus ensemble par le questionnaire, les nouveaux malades, l’industrie pharmaceutique, mais aussi les psychiatres et les chercheurs neuro-cognitivistes attirés par la perspective d’un progrès enfin scientifique. C’est donc le questionnaire qui lie les acteurs, et les mobilise autour du trouble comme cause – nul ne devrait plus, par ignorance, subir ce dont ils ne savent pas que c’est une « vraie maladie », et transforme l’identification de cette maladie en synonyme de triomphe de la science sur la croyance – on « croyait » que c’était dû au stress, au culte de la performance ou de la perfection, à une mauvaise image de soi, à un manque de confiance, à…. Maintenant on sait.

Le cas du trouble dit de l’hyperactivité est exemplaire de ce point de vue. Il est devenu trouble du déficit de l’attention, est désormais interprété comme affectant le « centre de commandement exécutif », et est invoqué comme témoignant de l’existence d’un tel « centre ». Ce qui, auparavant, pourrissant la vie des parents et des enseignants, intéresse désormais des neuro-cognitivistes qui bâtissent des théories sur ce « centre ». Les connotations morales portant tant sur les parents qui ne savent pas élever leurs enfants, que sur les enfants qui ne savent pas faire attention, écouter ce qu’on leur dit, comprendre qu’il ne faut pas déranger les autres, disparaissent au profit d’une redéfinition « enfin scientifique », fondée sur l’efficacité de la molécule, et promettant une meilleure compréhension des mécanismes cérébraux. De grands récits de type progressiste peuvent alors se construire : avant on reprochait leur impatience aux enseignants, on culpabilisait les parents, on sermonnait les victimes, alors que maintenant on sait que ce n’est la faute de personne, et les personnes autrefois mises en cause sont désormais appelées à joue un rôle d’expert pour le diagnostic.

On peut parler de lobbies à propos des associations de personnes qui ont été recrutées par la machine et qui diffusent de tels récits, se reconnaissent comme malades, exigent que leur maladie soit reconnue et partent en croisade pour qu’on ne laisse pas souffrir inutilement ceux qui peuvent être traités, pour que l’on dépiste, pour que les médecins soient alertés, voire mis sous pression. Mais attention ! : parler de lobbies ne signifie pas une condamnation.

Comme le souligne Philippe Pignarre à propos de l’épidémie des diagnostics de dépression, il s’agit d’éviter une critique réductrice, qui ferait par exemple du trouble du déficit d’attention une construction sociale (et donc mensongère), une construction qui traduirait par exemple l’intolérance de notre société au moindre enfant agité et la déresponsabilisation systématique, par la médicalisation, de parents qui n’arrivent pas à jouer leur rôle de parents. Je soulignerais que la culpabilité que l’on fait peser sur les parents dont les enfants, dits mal élevés, pourrissent la vie familiale et sont mis en échec scolaire est, elle aussi, une construction. Et d’autre part, même ceux qui dénoncent médicalisation ne peuvent que reconnaître que la ritaline peut avoir des effets tout à fait bénéfiques.

La question n’est donc pas la construction ou le mensonge, c’est plutôt la mobilisation pour une cause. Et plus précisément (car les personnalités multiples ont également été l’enjeu d’une telle mobilisation), le processus de production à répétition de telles mobilisations, tel qu’il est nourri par le flux permanent de molécules produites par l’industrie pharmaceutique, et par la recherche tout aussi permanente d’une association entre une molécule et ce qui deviendra alors un « trouble ». La moindre corrélation, souvent découverte par hasard, et le processus machinique peut se mettre en branle, fabriquer à la fois un médicament, le trouble qui lui correspond, une échelle d’évaluation permettant de recruter les intéressés, et le recrutement de lobbies insistant pour que nul ne continue à souffrir inutilement, à considérer comme normales, à accepter, des difficultés qui signalent en fait qu’il est atteint du nouveau trouble.

La nom donné au processus, disease-mongering, a très évidemment une vocation de dénonciation, de mise en alerte et en accusation. Et l’industrie pharmaceutique est évidemment la première accusée. Cependant cette dénonciation a le défaut de laisser échapper le fonctionnement qui distribue les rôles. Elle peut attaquer chaque pièce de ce que j’ai décrit comme « machine », et chacune, je l’ai dit, est en effet « faible », vulnérable à la dénonciation. Mais chacune est prise dans le fonctionnement, et peut désigner les autres comme ce qui lui « fait faire » ce qu’elle fait. Ainsi l’industrie pharmaceutique pourra dire « ce n’est pas notre faute, les associations de patients ne comprendraient pas si nous ne les aidions pas à diffuser une information pertinente ».

Il me semble important d’aller plus loin que la dénonciation, et cela d’autant plus que c’est le fait nouveau - des patients activement recrutés, mis au service de la propagation de la maladie qui les réunit et qu’il s’agit de faire reconnaître – qui sera également dénoncé. On parlera alors du poids des revendications de ces lobbies, qui déséquilibre le paysage des soins, on posera le problème de leur intérêt passionné, de leur désir d’être déresponsabilisés ou de leur capacité à transformer leurs souffrances en raisons auxquelles tout devrait se soumettre. Bref, on dénoncera alors le fait que des gens incompétents se mobilisent, qu’ils se mêlent de ce qui ne les regarde pas. La définition de la maladie doit rester entre les mains des praticiens !

Or le fait d’apprendre à se mêler de ce qui n’est pas censé les regarder est précisément pour moi la définition de l’événement que constitue l’apparition d’associations d’usagers, événement politique transformant un paysage défini autant par les savoirs en présence que par l’exclusion de ceux qui sont définis comme incapables de produire un savoir qui compte.

La question des lobbies de patients recrutés par les opérations de disease-mongering peut donc donner des armes contre l’événement politique que constitue l’apparition d’associations d’usagers : « voilà ce qui se passe lorsque les patients se mêlent de thérapie ; ils sont vulnérables à tous les faiseurs de miracle qui leur promettent une solution facile, une petite pilule, et qui les déresponsabilisent ».

Il importe donc, politiquement, de défendre la différence entre les associations de patients mis au service de leur maladie telle qu’elle a été définie par les industriels et les scientifiques, et les associations d’usagers produisant un savoir propre à propos du paysage de diagnostics, de traitements, de rapports thérapeutiques dont ils sont usagers. Mais, comme je l’ai annoncé, je soutiens la thèse supplémentaire selon laquelle cette position défensive peut se doubler d’une intervention active. Les associations d’usagers pourraient jouer un rôle crucial, dans la question du disease-mongering, car elles pourraient devenir capable de changer le problème : d’échapper à la dénonciation toute faite – la cupidité des industries, la faiblesse des « preuves » scientifiques, la crédulité du public – et de mettre en question la machine elle-même, c’est-à-dire ce qui fait tenir ses différentes pièces.

Si je conçois cette possibilité, c’est parce que j’ai fait l’expérience de ce que pouvaient des associations d’usagers dans un domaine un peu différent, celui des drogues prohibées par la loi. Dans ce cas, le paysage était défini par l’incapacité radicale des consommateurs d’intervenir dans la question de leur consommation. L’alternative qui leur était proposée était d’être dénoncés comme délinquants, tombant sous le coup de la loi, ou de se reconnaître comme malades, en demande de soin, à protéger contre eux-mêmes. L’apparition de ceux qui se définissaient comme usagers non repentis a été cruciale : même si les usagers de drogue impliqués dans les association d’auto-support étaient minoritaires, la possibilité même qu’ils se réunissent pour penser, apprendre et lutter a transformé brutalement la perception de beaucoup des intervenants en matière de drogue, a imposé ce qu’on a parfois appelé un « changement de paradigme ».

Le trait le plus marquant de ce changement est que la question a été « démoralisée ». Et cela en un double sens : la question des drogues n’a plus été organisée autour du principe moral « il ne faut pas se droguer » ; et ceux qui luttaient pour l’idéal d’« un monde sans drogue » ont été démoralisés. On n’éradiquera pas l’usage des drogues, c’est-à-dire les drogués. La question qui se pose désormais est celle du mode de coexistence dont nous sommes ou pouvons être capables avec ces drogues. Comment vivre avec cette puissance intéressante mais redoutable qu’on appelle drogue ?

Je propose, lorsqu’il s’agit de disease-mongering, c’est-à-dire aussi de drogues qui ne sont pas prohibées mais présentées comme médicaments, fruits d’un progrès scientifique au service de ne pas chercher la solution dans l’éradication, c’est-à-dire du retour à la « normale ». On n’éradiquera pas ces drogues nouvelles, licites, produites par l’industrie, qui bouleversent l’économie de la prescription en confrontant le médecin à la demande de ceux qui ne sont plus tout à fait des « patients ». Et on ne renverra pas ceux que ces drogues intéressent au rôle de malades dociles, obéissant au savoir des thérapeutes seuls capables de définir une maladie authentique et de prescrire le traitement adéquat.

Je voudrais risquer un second parallèle, avec un autre événement politique, celui qu’a constitué la lutte pour le droit à l’avortement. Là aussi celles qui étaient concernées par une loi, et par un impératif moral au nom duquel cette loi leur demandait d’accepter et de subir, ont appris à se mêler de ce qui les regardait. Des femmes ont pris en main ce qui était censé les définir. On connaît le slogan « mon ventre est à moi », et on peut certes en commenter le caractère individualiste et simplificateur. Mais si l’on entend ce qui mettait les femmes en mouvement, c’était bien plutôt « mon ventre ne vous appartient pas », et là toute simplification individualiste disparaît. Le cri s’adresse à tous ceux qui, au nom des intérêts de l’Etat ou de la morale, s’approprient le ventre des femmes.

En parallèle, on pourrait entendre ceux qui affirment « nous savons, nous sommes les seuls à savoir, ce dont nous souffrons » comme signifiant d’abord « ce dont nous souffrons ne vous appartient pas ». Nous avons besoin d’aide, peut-être, ou peut-être pas, mais la question de ce besoin n’autorise personne à nous capturer, à nous mettre au service de sa théorie, à nous transformer en matière à preuve pour se justifier lui-même. Nous n’avons pas à dépendre de vos conflits théoriques, qui nous identifient comme souffrant d’un « vrai » trouble, défini objectivement, ou comme fuyant nos conflits inconscients, ou alors comme victimes d’une société qui encourage la performance ou la perfection, ou encore comme coupables de fuir nos responsabilités. Nous ne seront pas otages de vos théories !

Une telle position ne serait pas seulement une manière, pour les associations d’usagers, de se différencier des lobbies de patients, ce serai aussi et surtout une manière nouvelle, non dénonciatrice, faisant événement, de mettre en cause la machine à vendre des maladies. Car cette machine a besoin de ce qu’elle détruit, c’est-à-dire le savoir médical, l’autorité des médecins qui doivent affirmer « c’est une vraie maladie ». La machine a, comme les médecins, besoin du modèle que l’on peut dire « centré sur la maladie », qui implique qu’une drogue est justifiée si et seulement si elle répond à ce qui est authentifié comme une « vraie maladie ».

De ce point de vue, le disease mongering, la vente d’une maladie », est bien nommé, car c’est la revendication « nous souffrons d’une vraie maladie » qui mobilise les patients, et c’est aussi la référence à une vraie maladie qui permet la rhétorique du progrès scientifique, centrée sur la découverte des causes enfin objectives, biologiques, à la souffrance humaine. Mais c’est elle aussi qui nourrit la dénonciation portant sur l’avidité de l’industrie et la crédulité des gens ce qui est vendu n’est pas une vraie maladie.

Peut-on envisager que l’action des collectifs d’usagers permette de passer, dans le domaine défini par le disease-mongering en tout cas, d’un modèle centré sur la maladie à un modèle centré sur la drogue [2] ? Ce qui signifierait délier la question des drogues, et avant tout les drogues psychotropes, qui interviennent dans le régime d’activité cérébral, de la différence empoisonnante entre vraie maladie, qui les rendrait légitimes, et manières (réputées illégitimes) de fuir une réalité trop dure, trop exigeante, trop ennuyeuse, trop frustrante. Peut-on envisager que ceux qui prennent de telles drogues le fasse pour des raisons qui leur appartiennent, sans avoir besoin d’une justification dans les termes moralisateurs de la médecine : oui vous pouvez la prendre parce que votre maladie fait que vous en avez vraiment besoin.

Prenons la ritaline, que bien des étudiants (et notamment en médecine) consomment pour « se doper ». Qu’y a-t-il de révoltant à ne pas accepter passivement les différences dans les capacités de faire attention que l’école, et les examens, rendent décisives ? On protestera : mais cela peut-être dangereux ! Toute la question ici est de savoir si le critère « cela intervient sur un ‘véritable’ déséquilibre au niveau du fonctionnement cérébral » contribue à consacrer l’attention qui convient à ces dangers éventuels.

L’exemple des associations d’usagers de drogues définies comme illicites est ici pertinent, car ces usagers sont les premiers à reconnaître que consommer des drogues n’est pas insignifiant, mais ce sont eux-mêmes, ont-ils soutenu, qui sont les mieux qualifiés pour construire le savoir de ces risques, et pour les faire reconnaître sur un mode pertinent à d’autres usagers qui sauront qu’il ne s’agit pas de propagande déguisée pour les persuader d’abandonner leur consommation.

La question du modèle « centré sur les drogues » est donc celle d’une construction de leur usage en tant que tel, de leur évaluation, du type d’attention qu’il convient d’apprendre à leur sujet ?

Une telle perspective, celle d’une culture des risques, n’est pas tout à fait inédite. Les amateurs d’Ulm (engins volants ultra légers motorisés) n’ont-ils pas, avec succès, organisé l’étude de chaque accident et la diffusion des conclusions ?

Dans le cas des drogues que l’on pourrait appeler « psychotropes », cette perspective pourrait signifier s’adresser à ces drogues comme à des puissances qui peuvent être redoutables si l’on ne cultive pas l’art et les précautions qu’elles demandent. Et cela commence par renoncer à tout discours d’appropriation. Ces drogues n’appartiennent à personne, elles ne sont pas définies par un savoir de type médical ou scientifique, ce qui signifie qu’il n’appartient à personne de justifier leur consommation au nom de raisons morales-médicales-scientifiques. Apprendre ce que cela demande de vivre avec une drogue, c’est d’abord et avant tout ne pas la définir comme un moyen, justifié par sa fin (répondre à une « vraie maladie).

Les amateurs d’Ulm savent les risques associés à la métamorphose d’un « terrien » en « aérien » – bien des habitudes doivent être changées pour apprendre à vivre en milieu aérien. On pourrait dire de même que la culture des usages en matière de drogue psychotrope s’adresserait à ces drogues comme composantes d’une métamorphose risquée.
De ce point de vue, les industries pharmaceutiques, qui produisent de telles drogues, sont bien nommées. Les Grecs, en effet, nommaient « pharmakon » non seulement les drogues, mais l’ensemble de ce qui se caractérisait par une puissance indéterminée, c’est-à-dire bénéfique ou redoutable selon les usages. On pourrait dire, de ce point de vue, que ce ne sont pas seulement les drogues qui sont des pharmaka, mais l’ensemble des puissances mises en œuvre par les psychothérapies, participant à ce qui n’est jamais une « réparation » sur le modèle de la maladie « idéale », l’infection que les antibiotiques permettent de vaincre, mais bien plutôt une transformation, une métamorphose. On devrait alors ajouter que la référence à un traitement enfin scientifique, ou enfin rationnel, est la pire des réponses à la question du pharmakon : s’approprier un pharmakon, c’est-à-dire se définir comme possesseur de sa « vraie » définition, c’est se rendre incapable de ce qu’il exige, une culture des usages.

La culture des usages, et non des utilisations justifiées par un diagnostic, est un problème d’intérêt collectif, qui requiert un savoir collectif, ce que l’on peut appeler une expertise collective au vieux sens où expertise désignait d’abord un savoir issu de l’expérience et cultivé dans ses rapports avec l’expérience. Il s’agit ici de l’expérience de la rencontre avec des puissances qui ne sont pas seulement associées aux drogues mais sans doute à toute psychothérapie. Et cette expérience a un besoin vital du savoir propre que peuvent construire les associations d’usagers. Car c’est ce savoir qui peut, outre sa valeur propre, contraindre les autres savoirs à reconnaître qu’ils sont tous rassemblés autour de quelque chose - un être ?, une puissance ? – qui n’appartient à personne, et qui devient dangereux dès que quiconque prétend détenir sa définition légitime.

A partir du problème nouveau du disease-mongering, je suis donc revenue à la question, elle non nouvelle, de la manière dont, au nom de la science, psychiatres, psychanalystes et pharmaciens « vendent » des définitions de « ce qui ne va pas » dans la vie des gens, et le traitement que cette définition justifie. Le disease-mongering, fonctionnement machinique procédant par captures et redéfinitions incessantes, offre une image grossissante, caricaturale, de la question qui habite en tout état de cause le champ psychothérapeutique et le transforme en champ de bataille, où s’affrontent prétentions, dénonciations, lobbies de patients convertis, clamant les uns que la psychanalyse les a sauvés, d’autres que ce sont les TCC… Mais le processus qui caricature ce qui semblait normal interdit le rêve d’un retour au normal, le rêve d’un retour au modèle respectable centré autour d’une maladie que le progrès nous permet enfin d’identifier et de soigner. C’est pourquoi il donne une place cruciale aux associations d’usagers mais leur demande de ne pas se situer comme héritiers d’une histoire de progrès, mais bien plutôt comme héritiers de ce que ce progrès a exclu, exproprié ou disqualifié comme opinion ou superstition. C’est ce que les activistes américains appellent « reclaim », se réapproprier non pas une position d’autorité (« mon ventre est à moi ») mais la capacité de sortir de l’impuissance, de résister à ce qui a fabriqué l’impuissance (« mon ventre ne vous appartient pas !).
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   
Notes

[1]. Children and Adults with Attention Deficit Disorder.
[2]. Voir à ce sujet le très novateur article de Joanna Moncrieff et David Cohen, « Do Antidepressants Cure or Create Abnormal Brain States ? », PLoS Medicine (www.plosmedicine.org), volume 3, juillet 2006.

   
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