ESSAI DE PSYCHOLOGIE GEOPOLITIQUE CLINIQUE.

Un objet actif aux interfaces entre les mondes

par Françoise Sironi


Conférence prononcée le 13 octobre 2006 au colloque La psychothérapie à l'épreuve de ses usagers.
 

En 1972, lors d'un entretien avec Michel Foucault sur les intellectuels et le pouvoir, Gilles Deleuze disait ceci : "Une théorie, c'est exactement comme une boîte à outils. Il faut que ça serve. Il faut que ça fonctionne. Et pas que pour soi-même. S'il n'y a pas de personnes pour s'en servir, à commencer par le théoricien lui-même, qu'il cesse alors d'être théoricien. C'est que sa théorie ne vaut rien, ou que le moment n'est pas venu. On ne revient pas sur une théorie, on en fait d'autres." (Gilles Deleuze in "Les intellectuels et le pouvoir. Entretien Michel Foucault-Gilles Deleuze" [1]).

Vous l'aurez compris au travers des interventions de bon nombre d'entre nous, l'ethnopsychiatrie est assurément cette boite à outils dont parlait Gilles Deleuze. Elle permet de créer les conditions nécessaires à l'innovation parce qu'elle pose qu'en toute chose, il faut partir de l'observation et analyser les concepts et les théories qui servent à définir l'observé, la chose observée étant l'interaction entre l'observé et l'ensemble des mondes qui le constituent, synergisant avec l'observant et les différents mondes qui le constituent.

L'ethnopsychiatrie pose également qu'il faut analyser les pratiques des thérapeutes et des chercheurs, et pour finir, qu'il faut mettre "l'observé" en position d'expert afin de co-construire du sens en psychothérapie, et de co-construire des savoirs en recherche clinique.

Dans le premier temps de mon exposé, j'analyserai la pratique et les conséquences de la mise en position d'expertise utilisée en tant que méthode auprès des différentes populations cliniques dont je me suis occupée jusqu'à présent, à savoir : les victimes de violences collectives (tortures, génocides, viols collectifs, déplacements de populations…) et les auteurs de violences collectives (anciens combattants russes ayant fait la guerre avec Afghanistan, français en Indochine et en Algérie, policiers et quelques ex-tortionnaires). Mon exposé est également basé sur ma pratique clinique auprès de divers types de laissés pour compte de l'Histoire collective (qu'elle soit politique, sociale ou économique) et sur ma pratique clinique avec des personnes transsexuelles.

Hormis la mise en position d'expertise des patients, l'ethnopsychiatrie dispose de bien d'autres outils. Un autre outil s'est également révélé très fécond : le fait que l'ethnopsychiatrie est en réalité une méta-théorie… et c'est cette méta-théorie qui a rendu possible l'élaboration d'une approche novatrice et féconde eu égard aux violences politiques sur lesquelles portent mes recherches cliniques depuis quinze ans. Cette approche, je propose de l'appeler psychologie géopolitique clinique.

La deuxième partie de mon exposé sera donc consacrée à la présentation et à la contextualisation de cette approche, dans le panorama géopolitique contemporain. Mais tout est parti des patients experts, et je commencerai donc par là.

 

télécharger au format word :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. PATIENT EXPERT, A QUOI ÇA SERT ?  
 

Le fait de poser ce concept, la mise en position d'expertise, comme une méthode, en psychothérapie, en pratique clinique et dans la recherche, a un impact réel sur les patients, sur la pratique des cliniciens, et sur la société.

A partir du moment où on met les patients en position d'expert, on est dans la dimension politique de la psychologie, parce que l'on agit en créant les conditions d'émergence de nos objets cliniques. Un thérapeute engagé n'agit pas sur des objets existants à l'état naturel. Son action, c'est de les mettre en forme. Les traumatisés de guerre, les victimes de tortures, les survivants de la Shoah n'existent pas à l'état de nature. Ce sont les concepts de "psychotraumatismes de guerre", de "traumatismes intentionnels" liés à la torture, et de "KZ syndrome" (à savoir le syndrome des survivants des camps de concentration) qui ont contribué, avec d'autres forces sociales, à faire exister les personnes concernées en tant que groupe.

Il est alors question d'une construction clinico-politique du réel, faite par des cliniciens engagés, sur professionnels, pourrions-nous dire, parce qu'ils refusent de laisser enfermer la souffrance de leurs patients dans des diagnostics pré-établis, et inaptes à rendre compte de cette souffrance, en sa spécificité.

Ainsi donc, les concepts de "psychotraumatismes de guerre", de "traumatismes intentionnels", et de "KZ syndromes" ont permis à de nouveaux groupes (victimes de guerre, victimes de torture, victimes de génocides) d'exister et de se poser, le cas échéant, en tant que force politique dans la cité.

 
2. EXEMPLE. LES VETERANS DE LA GUERRE D'AFGHANISTAN A PERM EN RUSSIE.  
 
 
 

Entre 1995 et 1998, nous avons contribué à la création d'un centre de soins pour vétérans russes revenus de la guerre d'Afghanistan en étant traumatisés de guerre ou invalides. Nous n'avons pas exporté, clé en main, un "kit thérapeutique", ni plaqué des théories pré-existantes. Nous avons formé les cliniciens à l'approche ethnopsychiatrique. Mais les forces qui étaient en jeu, dans ce cas, étaient des force politiques. Il s'agissait de faire reconnaître par le gouvernement de Boris Ieltsine, à l'époque, l'importance des "dommages collatéraux" comme on dirait aujourd'hui, à propos des pertes humaines (traumatismes, blessures de guerre, décès,…). Le concept de traumatisme de guerre a servi. Il a été une arme de combat pour faire reconnaître les séquelles de guerre et permettre l'ouverture d'un centre de soins dans une zone militaire de la Russie, jusqu'alors totalement interdite aux civils et à fortiori aux étrangers. Nous avons traité des ex-combattants, formé des cliniciens, fait un travail de prévention de la violence conjugale et des conduites addictives très fréquentes chez les anciens combatttants, en organisant dans la région de Perm, une véritable sociothérapie : à savoir messes commémoratives, voyages thérapeutiques sur les lieux de mémoire, érection de monuments aux morts,…. Les symptômes émanaient de la guerre, non d'une structure psychique pré-établie

Dans ce cas de figure comme dans tant d'autres, le thérapeute a alors un rôle politique, par l'activité clinique qu'il développe. Ce faisant, il mène un combat réel contre ce que j'ai appelé la maltraitance théorique, c'est-à-dire la maltraitance par des théories et des pratiques inadéquates qui discréditent ou nient purement et simplement les objet du politique, quand ils sont articulés au psychologique.
Ce déni, ce discrédit, a un effet iatrogène. La non-reconnaissance, par le clinicien, de l'existence d'un traumatisme intentionnel peut engendrer d'authentiques paranoïas réactionnelles ou iatrogènes [2].

Le clinicien qui s'occupe de traumatismes délibérément induits par la torture et les violences politiques se voit contraint, s'il adopte la méthode de mise en position d'expertise du patient, de ne pas discréditer les patients ou la population clinique concernée. Cela signifie les croire, a priori, et non pas les accuser a priori, d'être des simulateurs. En France par exemple, comme partout ailleurs en Europe, dans le contexte actuel de fermeture des frontières, on accuse les patients d'instrumentaliser de possibles séquelles psychologiques de guerres ethniques par exemple, ou de conflits contemporains, et ce dans l'espoir d'améliorer leurs "chances" d'obtenir le droit de résider et d'avoir des papiers en règle en Occident. Ainsi donc, le déni de la souffrance liée à l'événement, d'une part, et la manipulation du diagnostic par les concernés, d'autre part, sont les deux bornes de cet écheveau clinico-politique dans lequel évolue bon nombre de cliniciens européens contemporains.

S'interdire le discrédit à priori, complexifie nos interventions thérapeutiques. Le clinicien fonde alors sa compréhension clinico-politique de la problématique, en incluant le point de vue du patient, y compris sa tentative d'instrumentalisation, le cas échéant. Il est vrai que les patients (victimes de violences collectives, migrants économiques, …) ont également des intentions, des stratégies. Le malheur argué peut entrer dans une stratégie d'existence et en être une condition sine qua non. Un clinicien ne peut les condamner, ces intentions, ses stratégies, il s'agit de les intégrer dans la démarche thérapeutique, et ce pour des raisons thérapeutiques, j'entends, non pour des raisons politiques.
Dans cet embroglio clinico-politique, le psychologue devient alors un expert de la position d'expertise, un médiateur entre certaines théories induites dans son pays (théories sarkoziennes par exemple), les théories cliniques de son monde professionnel (les deux ne faisant pas forcément bon ménage), et les théories politiques et nosographiques du monde du patient. Cela requiert un grand effort de décentration, cela contraint à nous positionner en perpétuel extime, c'est-à-dire, être le dehors du dedans, de tous nos groupes d'appartenance.

Exercée de cette manière, la mise en position d'expertise de patients ayant connu des violences politiques, devient alors un positionnement éthique de la part du clinicien.

Le clinicien engagé utilise des concepts, ou il en crée au besoin, sans jamais perdre de vue l'impact politique, de son action, ni son professionnalisme. Un des outils clinico-politique efficace, dans le monde contemporain, est le concept de traumatisme intentionnel. Examinons maintenant d'un peu plus près en quoi réside la fonction politique du concept de traumatisme, et plus précisément la fonction politique du concept de "traumatisme intentionnel".

 
3. LES CONCEPTS EN TANT QUE FORCE POLITIQUE. L'EXEMPLE DU TRAUMATISME INTENTIONNEL.  
 
J'ai défini les traumatismes intentionnels comme étant des traumatismes délibérément induits par des humains sur d'autre humains. Ces traumatismes intentionnels peuvent également être induits par des non-humains (que sont par exemple les idéologies, les croyances, un système ou une organisation,…), la cible étant un sujet singulier ou un groupe. Si le vecteur du traumatisme intentionnel est généralement un être humain, la force agissante est en réalité un système ou un mécanisme doté d'intentionnalité [3]. L'intentionnalité est contenue dans la forme clinique que va prendre le traumatisme. Elle est à identifier de manière spécifique pour chaque culture et pour chaque système (politique, économique, religieux). Le concept de traumatisme intentionnel désigne donc à la fois le nom du processus, et le nom de la chose produite.

Naviguant constamment entre le déni de leur existence d'une part, et leur manipulation par les personnes concernées d'autre part, les traumatismes intentionnels ont chacun leur propre histoire. Ils ont une fonctionnalité, une masse sociale. Ils produisent des actes, des pensées et des modes de faire dans une société donnée.

Les traumatismes intentionnels recouvrent différents cas de figure. Nous en avons identifié quatre :

1. Des marqueurs de l'intentionnalité politique malveillante (torture par exemple).

2. Une expression de la récalcitrance ou de la résistance à la déculturation et à la déshumanisation.

3. Un mode d'entrée dans la société contemporaine pour les enfants de migrants en quête d'acculturation rapide (bénéfices secondaires d'une dénonciation, mensongère ou non, de maltraitance parentale, par exemple), ou pour des mineurs isolés en provenance de Chine, d'Angola et d'autres pays (récits conventionnels "appris" de violences supposées avec été vécues).

4. D'authentiques techniques de métamorphoses identitaires (fabrication de tortionnaires, d'enfants soldats, par l'utilisation délibérée de techniques traumatiques…).
Le concept à donc le pouvoir de créer des groupes de patients.

 
4. COMMENT DEVIENT-ON PATIENT EXPERT ?  
 

Dans certains champs d'interventions de la psychologie (comme celui des violences politiques et celui des problématiques transgenres, par exemple) on ne naît pas "patient expert", on le devient. Dans le champ des violences politiques, ce sont souvent des médecins, des psychologues, des professionnels du soin qui ont été à l'origine de la reconnaissance, par les autorités publiques locales et les instances internationales, de l'existence d'une spécificité clinique liée à la torture, à la guerre, aux génocides ou aux viols utilisés comme arme de guerre [4]. C'est un médecin danois, Inge Genefke, qui a été à l'origine de la création, il y a 25 ans, du premier centre de soins pour victimes de tortures créé dans le monde. Il y en a aujourd'hui plusieurs centaines, sur l'ensemble de la planète. Il s'agit alors de faire alliance avec des groupes concernés, des associations de militants, et de créer des réseaux. Telle est aussi la fonction d'une clinique engagée.

Voici trois exemples concrets de ce modus operandi.

Premier exemple : La création du centre Primo Lévi, centre de soins pour victimes de torture créé en 1993 à Paris et dont nous sommes un des fondatrices, n'aurait jamais vu le jour sans la création d'un réseau inter-associatif composé d'Amnesty International, de Médecins du Monde, de l'Association des Chrétiens pour l'abolition de la torture, de Juristes sans Frontières et d'une association de psychothérapeutes. Toutes ces associations étaient composées par des individus souvent personnellement concernés par la torture : réfugiés politiques, personnes ayant été torturées, survivants de massacres, résistants de la deuxième guerre mondiale, déserteurs de la guerre d'Algérie,…

Deuxième exemple : Le centre de réhabilitation des vétérans de guerre russes créé à Perm, et dont nous avons déjà parlé. Nous avons délibérément posé que le centre devait être dirigé par des anciens combattants et non des cliniciens, ce qui n'était pas toujours du goût des financeurs (la Communauté Européenne). Hormis le travail de soins, les cliniciens ont fortement contribué à faire reconnaître la psychopathologie liée aux guerres perdues. Des rencontres furent organisées avec des responsables civils, militaires et politiques locaux. Les cliniciens ont également impulsé la création de liens entre des associations de vétérans russes et des associations de vétérans français, qui s'est conclu par une rencontre à Paris.

Troisième exemple : Avec ce dernier exemple de co-construction de la position d'expertise entre cliniciens engagés et patients récalcitrants. Cela concerne les personnes transsexuelles. L'objet actif que nous avons fabriqué à leur contact, fut celui de maltraitance théorique, maltraitance par les pratiques. A leur tour, les personnes transsexuelles s'en sont servies pour attaquer les lobbies psychiatriques qui ouvrent le sésame des opérations chirurgicales. Une grande partie des personnes que nous avons suivies en psychothérapie ont joué un rôle majeur, par la suite, dans la lutte transsexuelle. Nous les avons affranchi de leur peur, de leur honte parfois, de leur griefs, en déconstruisant les théories discréditantes avec lesquelles ils ont été pensé lors de leurs psychothérapies précédentes, faites par des thérapeutes souffrant assurément de "normoses" ou "névrose de la norme", concept que j'emprunte au psychiatre Jacques Vigne. Nous avons contribué, avec les outils cliniques, à la transformation de la peur en colère, et de la colère en force politique. Loin de moi l'idée de nous attribuer tous les mérites de cette percolation du clinique au politique. Les cliniciens engagés, avec leur outils, avec leurs dispositifs, avec leurs spécificité, participent, avec d'autres, à l'émergence de diverses forces politiques dans la société. Ceci n'est possible que s'ils acceptent de mettre en risque les concepts et les théories préalables dans leur discipline. Mais toujours, en toute objectivité, toujours avec un professionnalisme à tout crin, pour éviter de basculer dans l'action purement militante, ou dans la fascination de la problématique dont on s'occupe. On ne naît pas "patient expert", disais-je, dans certains cas, on le devient. Les cliniciens peuvent aider à l'émergence de patients experts en créant des concepts et en créant des structures d'aide ou de soins adéquates. Mais cela ne suffit pas. Il s'agit également, dans certains cas, d'affranchir les individus, par la psychothérapie, de leurs peurs, de leur sentiment d'humiliation, et parfois de leur adhésion paradoxale aux représentations erronées qu'ont les professionnels du soin à leur égard. Il s'agit alors de mettre en action certains principes thérapeutiques spécifiques. Nous avons jusqu'à présent, identifié quatre de ces principes. Les voici :

Premier principe : Le principe de mutualité dans le dispositif thérapeutique.

Deuxième principe : La déconstruction des effets pathogènes de la maltraitance par les théories ou les pratiques inadéquates de professionnels précédemment consultés. Pour ce faire, nous décortiquons, avec les patients, les théories et les intentionnalités sous-jacentes aux interventions de ces professionnels.

Troisième principe : L'affranchissement d'attachements carcinogènes préalables ou, à l'inverse, l'affiliation ou la réaffiliation à des groupes dont la nature émerge à nouveau au cours du travail thérapeutique.

Enfin, et surtout, quatrième principe, il s'agit, en psychothérapie comme en sociothérapie (c'est-à-dire lorsqu'il s'agit de traiter non seulement les patients individuellement, mais d'envisager une action thérapeutique sur le tissu social dans son ensemble), il convient d'agir avant tout, sur les émotions politiques, et notamment sur trois d'entre elles : la peur, la colère, et la tristesse.

Je définis les émotions politiques comme étant des émotions déclenchées par une catégorie d'événements directement liés à un contenu politique (terrorisme, idéologies, guerres, conflits sociaux, antagonismes culturels,…) [5] ou discréditant (dans le cas des maltraitances théoriques et des pratiques inadéquates). Au même titre que d'autres émotions, les émotions politiques structurent fortement les modes de penser et nos actions. Elles peuvent avoir des répercussions psychopathologiques dans le domaine familial (violence conjugale, maltraitance), professionnel (difficultés relationnelles), et social (désocialisation, actes délictueux). Elles sont facilement instrumentalisables, d'autant plus lorsqu'elles sont la conséquence d'humiliations culturelles ou d'injustices politiques.

Résumons-nous : nous venons de montrer l'articulation constante entre la dimension clinique et la dimension politique, au travers de trois types de populations clinico-politiques mises en position d'experts : les victimes de la torture, les anciens combattants des guerres contemporaines, et les personnes transsexuelles et transgenre.

Nous avons vu que pour construire la position d'expertise et favoriser la constitution de groupes, les cliniciens doivent créer des objets actifs. Ce sont par exemple des concepts tels que traumatisme intentionnel ou maltraitance théorique. Ce sont aussi des livres. Les populations concernées vont alors pouvoir s'en emparer, lorsqu'il s'agit, pour elles, de commencer à exister comme force politique, et demander réparation. Elles en font alors un concept bannière, expression que j'emprunte à Isabelle Stengers. Mais chaque concept à une vie : il émerge, il atteint son zénith, il meurt, par généralisation, suscitant alors à nouveau du rejet. Il rejoint le cimetière des concepts, ou continue de vivre, sous forme de savoir assujetti, jusqu'à une prochaine occasion.

5. LES LIMITES DE LA MISE EN POSITION D'EXPERTISE.  
 
Il y a des limites, des butées ou des difficultés qu'il s'agit de résoudre ou sur lesquelles nous devons encore travailler. En voici quelques unes :

Première limite : Lorsque les patients ne veulent pas être mis en position d'expert.

Deuxième limite : Lorsqu'ils ne respectent pas la mutualité et qu'ils veulent instrumentaliser la thérapie.

Troisième limite : Lorsque le thérapeute ou certains participants dans la consultation sont fascinés par le matériel culturel ou politique.

Quatrième limite : Lorsque le thérapeute principal choisit une seule direction de travail, en psychothérapie, au détriment de toutes les autres, après les avoir toutes mises à jour. Généralement, la voie unique choisie ne "tient pas" au long cours. Mais le patient peut revenir, car la conception de la psychothérapie s'effectue sur une temporalité cyclique et non linéaire.

Cinquième limite : Lorsque le travail de déconstruction, de mise à jour de toutes les théories sous-jacentes ne permet pas un réel travail de synthèse. Freud avait déjà noté que ce même problème se produisait avec la cure type, en psychanalyse.

 
6. DES PATIENTS EXPERTS A LA CREATION DE LA PSYCHOLOGIE GEOPOLITIQUE CLINIQUE  
 
Comme je le disais en introduction de mon exposé, la fécondité de l'ethnopsychiatrie ne s'arrête pas à l'opérationnalisation de la mise en position d'expertise des patients. Elle est également une méta-théorie, grâce à laquelle une approche novatrice et féconde concernant la psychologie des violences politiques est en train de voir le jour. J'ai nommé cette approche "psychologie, géopolitique, clinique".

La psychologie géopolitique clinique est dans un rapport d'inclusion avec l'ethnopsychiatrie. Elle est une émanation directe de l'ethnopsychiatrie telle qu'elle a été élaborée par Tobie Nathan et les cliniciens du Centre Georges Devereux [6]. Elle a pour particularité de se focaliser d'une part sur la dimension politique du psychologique, et d'autre part sur la production de forces politiques par l'action psychologique. Son mode d'intervention privilégié c'est la recherche action.

Le premier objet de la psychologie géopolitique clinique, c'est la violence politique. C'est l'impact individuel et collectif de la violence qu'exerce un système, un état ou des acteurs dominants suffisamment puissants pour interdire aux dominés de produire par eux-mêmes les catégories qui leur permettraient de penser la domination.

Je me réfère notamment à la thèse qui traverse toute l'œuvre de Pierre Bourdieu et qu'il définit par le vocable de "violence symbolique". A vrai dire elle n'a rien de symbolique, cette violence du politique Elle est belle et bien réelle [7]!

Le traumatisme intentionnel, les psychopathologies ou les pathologies sociales sont alors des révélateurs, des armes de guerre ou des organisateurs de récalcitrance, qu'il s'agit d'analyser en tant que tels, y compris au cours de la psychothérapie.

L'autre objet de la psychologie géopolitique clinique porte sur l'approche clinique, sur la spécificité des mécanismes thérapeutiques et sur la théorisation de l'articulation, en chacun de nous, entre histoire collective et histoire singulière. Quel est son impact normal ou pathologique ? Comment agissent les faits historiques, politiques et sociaux, sur la psychologie des individus et sur l'élaboration des savoirs? Cet ensemble de questionnement ne relève pas de la sociologie, il est clinique car il part des gens, des populations, de leurs problématiques.

 
7. QUE RECOUVRENT EXACTEMENT LES TERMES DE "PSYCHOLOGIE", DE "GEOPOLITIQUE", ET DE "CLINIQUE"?  
 

Je crois l'avoir montré, de manière concrète, au travers des développements préalables dans mon exposé. En voici donc la synthèse :

POURQUOI "PSYCHOLOGIE" ?

La psychologie géopolitique clinique est une pratique engagée. Il s'agit d'une mise en accusation, le cas échéant, des faits sociaux ou politiques contemporains, par les psychologues et les professionnels du soin, lorsque ces faits sont directement visibles dans le cadre de leurs pratiques thérapeutiques respectives. Nous les constatons et en analysons alors les "dégats", au cas par cas, sur les sujets singuliers. Il s'agit, pour nous, de déterminer avec précision les modes d'action et l' impact, sur la psychologie des individus, de ces faits politiques et sociaux contemporains.
Pour ce faire, la psychologie géopolitique clinique est en interaction constante et fluide avec différents champs disciplinaires. Il s'agit d'une psychologie des interfaces : interfaces des disciplines qu'elle convoque (sciences politiques, psychosociologie, psychanalyse, neurosciences, histoire, anthropologie,…) et également position d'interface dans les champs d'interventions (patients déculturés, troubles des identités culturelles , des identités de genre, traumatismes intentionnels dus aux violences collectives de nature politique, culturelle ou économique, …). Le postulat de Georges Devereux relatif a l'existence d'une isomorphie formelle entre psychopathologie individuelle et sociopathie (ou sociopathologie) au sein d'une même société n'a pas été invalidé, jusqu'à ce jour, dans mon expérience clinique.

POURQUOI "GEOPOLITIQUE" ?

Le terme "géopolitique" est apparu la première fois en 1904, sous la plume d'un géographe suédois, Rudolph Kjellen (1864-1922). La géopolitique désignait alors un nouveau domaine de recherches, une démarche scientifique nouvelle, une nouvelle manière de voir le monde et de poser des problèmes qui, jusqu'alors, étaient occultés par les idéologies de tout bord [8]. L'objet de la géopolitique concerne l'apparition de nouveaux états, le tracé de leurs frontières, la disparition de peuples et de nations, les conflits territoriaux, l'expansion de certaines idéologies politiques et religieuses, et les revendications d'indépendance. La géopolitique concerne également les problèmes politiques au sein d'un même état, les revendications territoriales, culturelles, religieuses qui s'y font jour, ainsi que la géographie des découpages électoraux.

Le terme "géopolitique" a été proscrit après 1945, car les nations appartenaient alors depuis peu à l'un ou à l'autre des deux blocs (Est/Ouest). Il importait que rien ne vînt affaiblir l'unité de chacun d'eux. Dans le "camp socialiste", les états étaient proclamés frères dans le socialisme. Il fallait donc interdire la géopolitique, car son objet même porte, entre autres, sur les rivalités territoriales qui avaient pu opposer les peuples frères auparavant, et qui devaient être à jamais oubliées, dans la perspective de l'avenir radieux que promettait le communisme.

A "l'Ouest", il n'était pas plus opportun d'évoquer la géopolitique, du fait des litiges territoriaux comme ceux dont l'Alsace et la Loraine furent l'enjeu de nombreuses fois dans l'histoire. Dans chaque camp, les conflits anciens devaient apparaître comme secondaires et révolus. Seul comptait l'opposition planétaire entre deux visions du monde.
L'interdiction de la pensée géopolitique était une injonction à fonctionner dans le déni, dans le refoulement des histoires culturelles et politiques, au profit des deux nouvelles puissances mondiales : Etats-Unis d'Amérique, Union Soviétique. C'est après 1985 que l'utilisation du terme géopolitique a pris son plus grand essor. Il devint, après la perestroïka, synonyme d'une nouvelle façon de voir le monde.

Que ce soient pour analyser la psychologie d'hommes d'état, celle d'auteurs ou de victimes de violences collectives, la psychologie géopolitique clinique s'appuie obligatoirement sur l'influence sous-jacente de l'histoire collective présente et passée. Il s'agit de l'histoire, très localisée, comme celle du terroir, ou très globalisée, comme celle de l'histoire nationale, européenne, voire mondiale dans certains cas.

Comme nous le montre l'ethnopsychiatrie, les cultures sont des forces locales à considérer avec sérieux. Elles sont souvent en opposition forte avec les théories contemporaines véhiculées par les professionnels du soin, notamment dans les actions humanitaires à caractère psychologique qui foisonnent partout dans le monde. Les patients peuvent devenir le champ de bataille d'enjeux contradictoires, de politiques de soins désastreuses car principalement pensés dans leur logique mercantile.

ENFIN, POURQUOI "CLINIQUE" ?

Les individus qui développent des problématiques psychologiques ou psychopathologiques spécifiques aux lieux d'interface entre les mondes culturels, politiques, sociaux ou religieux, sont de réels témoins et des portes paroles des malaises collectifs contemporains ou en devenir. Ils sont souvent les précurseurs de problématiques culturelles ou sociales émergentes. Par l'expression de symptômes individuels, ils rendent apparent ce qui, du collectif, est actuellement encore enfoui. Dans ce cas de figure, nous nous gardons bien de psychologiser les problématiques contemporaines, c'est-à-dire de réduire à des déterminants singuliers ce qui relève en réalité de l’histoire collective.

La psychologie géopolitique clinique fait l'objet d'un développement plus conséquent dans l'ouvrage Psychopathologie des violences collectives. Essai de psychologie géopolitique clinique, publié aux éditions Odile Jacob, et qui sortira en février 2007.

Comme toute mutation radicale, la mondialisation des échanges, des pratiques, des savoirs, ainsi que la circulation planétaire des humains engendre à la fois le meilleur et le pire. Un monde nouveau est incontestablement en train de se construire. La circulation généralisée des humains, des cultures et des idées, tout comme les avancées technologiques et la mondialisation économique sont à l'origine de "nouvelles" problématiques cliniques : traumatismes liés aux violences politiques (conflits ethniques, religieux,…), troubles de l'identité et dépressions existentielles liées au contexte économique (impact psychologique du consumérisme à long terme, impact psychologique de la fin de la valeur centrale du travail dans les sociétés occidentales, diverses populations de "laissés pour compte",…). Il y a aussi l'émergence de psychopathologies qui ne cadrent plus avec les entités nosographiques habituelles : les métissages culturels, les métamorphoses identitaires contemporaines, l'émergence sociale d'identités transgenres et transsexuelles, …

Mais ce sont surtout les violences liées à l'histoire collective qui ont un impact majeur sur la psychologie et la psychopathologie contemporaine. Si ces violences peuvent parfois forger des destins exceptionnels relevant de la résilience, elles engendrent plus fréquemment des troubles psychologiques durables, des psychopathologies et des sociopathologies lourdes de conséquences individuelles et collectives.

L'étude, en leur spécificité clinique et en leur subjectivation, d'objets psychopolitiques (comme les violences organisées), l'étude en leur spécificité clinique et en leur subjectivation, d'objets géopolitiques contemporains comme l'impact psychologique de changements d'idéologies politiques et économiques, par exemple, ou la migration planétaire, ou l'émergence de forces globales (comme la mondialité) et de forces locales, tout cela débouche sur l'élaboration de dispositifs de traitements spécifiques comme par exemple les dispositifs de soins pour victimes de tortures, pour personnes traumatisées de manière intentionnelle, pour anciens combattants, pour personnes transsexuelles quand elles veulent être suivies en psychothérapie, ou pour terroristes incarcérés acceptant un suivi psychothérapeutique au long cours.

CONCLUSION

Aujourd'hui, comme nous l'expérimentons quotidiennement, il s'agit de "complexifier" les problématiques psychologiques, et non de les réduire à de "simples" déterminants intrapsychiques. Une grande partie de nos contemporains sont reliés et déliés, inscrits dans une dimension locale (culturelle, politique, professionnelle) et globale (mondialité, Internet, réseaux divers et très étendus). La multiplicité de nos attachements (intellectuels, politiques, culturels, sociaux, professionnels, spirituels ou laïcs, …) devient une force nouvelle, non un problème d'identité. Les nouveaux pauvres (économiques, comme intellectuels), ce sont justement les mono-appartenants.

Chez les "psy", le contre-transfert du psychanalyste s'est aujourd'hui mut en "méta contre-transfert", où il s'agit de prendre en compte la synergie ou la récalcitrance de nos multiplicités, avec celles qui habitent désormais tous les patients contemporains, de Ouagadougou à Vladivostok, en passant par les Chiapas, le quartier islamisé de Moelenbeck à Bruxelles, ou la Seine Saint Denis. Les thérapeutes acculturés des mégapoles du Sud, et les ONG humanitaires ont fabriqué l'Internet du soin, la toile thérapeutique. L'heure est au réalisme et à la nécessité de croire en ce que l'on veut constuire. Forces locales et forces globales vont désormais s' affronter, pour créer, in fine, et je l'appelle de tous mes vœux, une mondialité vraiment intelligente.

Souhaitons que nous n'ayons jamais à avoir à donner raison à l'humaniste genevois Sébastien Castellion, qui, en 1562, écrivait ceci : "La postérité ne pourra jamais comprendre que nous ayons dû retomber dans de pareilles ténèbres après avoir connu la lumière" [9].

Nous sommes profondément animés par la psychologie qui caractérise les minorités actives et agissantes dans le monde. C'est toujours aux marges que se façonnent de nouveaux devenirs. C'est la résistance intelligente, active et constructive, qui continuera de rendre actif ce que nos prédécesseurs ont semé en nous. En Psychologie, en Sciences humaines comme ailleurs, il sagit de construire cette mondialité intelligente, mettant obligatoirement en synergie forces locales et forces globales.

L'intégration de la dimension globale et de la dimension locale, en sciences humaines comme ailleurs, deviendrait alors un nouvel humanisme capable de s'opposer à tous les fanatismes contemporains, dont nos patients font les frais. Tel est le sens d'une psychologie réellement engagée.

 
 
 
Notes

[1]. L'Arc, 49, 1972, p.5.
[2]. Françoise Sironi, "Maltraitance théorique et enjeux contemporains de la psychologie clinique", Pratiques psychologiques. Les nouveaux défis éthiques, 4, 2003. Voir également Françoise Sironi, "Psychologie de la métamorphose et transsexualité" in Régine Scelles et Al., Limites, liens et transformations, Paris, Dunod, 2003.
[3]. Ceci n'occulte en rien la responsabilité pénale individuelle. Bien au contraire ! Elle la complexifie.
[4]. Sur la question de l'engagement clinico-politique des thérapeutes, voir Claire Ambroselli, "Quarante ans après le code de Nüremberg. Ethique médicale et droits de l'homme", in Claire Ambroselli et Al., Ethique médicale et droits de l'homme, Paris, Actes Sud, 1988. Voir également Amnesty International et Valérie Marange, Médecins tortionnaires, médecins résistants, Paris, La Découverte, 1989 et Jacques Semelin, Sans armes face à Hitler, Paris, Payot, 1989.
[5]. Au sujet du concept d'émotion politique, voir F. Sironi, "La torture et son traitement psychologique. Approche contemporaine des émotions politiques", Revue Stress et Trauma, 5 (1), 2005, 21-26.
[6]. Pour une présentation de l'ethnopsychiatrie en tant qu'approche théorique, méthode et dispositif clinique, voir Tobie Nathan, "Sspécificité de l'ethnopsychiatrie Nouvelle Revue d'ethnopsychiatrie, 34, 1997.
[7].Voir dans Lahouari Addi, Sociologie et anthropologie chez Pierre Bourdieu, publié aux éditions de La Découverte en 2002, le chapitre 7 consacré à "la violence symbolique et le champ politique", p. 156-179.
[8]. Lacoste Y. et Al., Dictionnaire de géopolitique, Paris, Flammarion, 1993, p.6-7.
[9]. Cité par Stefan Zweig, dans Conscience contre violence ou Castellion contre Calvin, Paris, Le Castor Astral, 1997, p. 11.

 
Droits de diffusion et de reproduction réservés © 2006— Centre Georges Devereux