le 16 juin 2010

Tobie Nathan, un sorcier en costume cravate

par Astrid De Larminat

 
 
 

Dans son roman, Tobie Nathan enquête sur Arlozoroff, dirigeant sioniste assassiné en 1933, qui avait été l'amant de Magda Goebbels, épouse du ministre de Hitler. (Jean-Christophe Marmara/Le Figaro)

 
   

Qui a tué Arlozoroff? de Tobie Nathan - Cet ancien psychanalyste n'est pas loin de penser que les troubles psychiques sont induits par des esprits malins. Rencontre.

 

 
 

Tobie Nathan est une sorte de savant fou entré en littérature pour explorer dans ses romans certaines de ses hypothèses que la Faculté regarde d'un mauvais œil. Connu en France pour avoir créé le premier service d'ethnopsychiatrie, il a entrepris de soigner les migrants à l'aide des méthodes de guérison utilisées dans leur culture d'origine -des sociétés où l'on croit que la maladie psychique est provoquée par des esprits malins qu'il faut neutraliser par des rituels magiques. Pendant vingt ans, il a exercé en Seine-Saint-Denis, à l'hôpital Avicenne puis à l'université Paris-VIII, où il était professeur de psychologie clinique et pathologique. Il a fait des émules, a travaillé auprès des tribunaux. Mais il a aussi rencontré des réticences. Dans la France républicaine et rationaliste, on a du mal à admettre qu'un praticien du service public soigne un enfant autiste d'origine kabyle en prescrivant à sa mère de lui parler la langue de ses ancêtres, de le faire circoncire et d'aller consulter un marabout qui le plongera dans les entrailles d'un mouton fraîchement sacrifié. Même si l'enfant guérit.
Son insistance sur la nécessité de ne pas couper les migrants de leurs racines, sa critique de la psychanalyse ont fait grincer des dents. «La psychanalyse est un exercice intellectuel passionnant mais elle ne soigne pas. Et puis tous ceux qui ont fait une analyse se ressemblent et pensent la même chose.» En revanche, assure-t-il, «les méthodes traditionnelles qui admettent l'influence de forces extérieures, ces méthodes dont on dit en France qu'elles sont illusoires et fondées sur la crédulité des personnes, sont efficaces».

Tobie Nathan a cessé d'enseigner et de consulter. Il est actuellement conseiller culturel à l'ambassade de France à Conakry (Guinée). Précédemment, il était resté cinq ans en poste en Israël.

 
 
 

 
Les démons qui l'agitent
 
 

C'est à Tel-Aviv qu'il entreprit d'enquêter sur Arlozoroff, dirigeant sioniste assassiné en 1933, qui avait été l'amant d'une femme sulfureuse, Magda Goebbels. L'épouse du ministre de Hitler est l'héroïne de son nouveau roman, le sixième. Tobie Nathan ne s'en cache pas, cette femme qu'il voit comme une déesse noire mue par des esprits occultes le passionne. Il est convaincu que «certaines personnes sont mises en scène par des forces extérieures». Magda Goebbels l'a fasciné aussi par sa façon d'assumer sa volonté de puissance, ce qui fait d'elle, selon lui, une femme moderne…

«Depuis longtemps, je me préoccupe de comprendre les comportements, de rendre humainement explicable ce qui semble inimaginable.» Tobie Nathan n'est pas le genre d'intellectuel prompt à s'indigner et à qualifier d'inhumains certains crimes. Il connaît trop bien la nature humaine. Expliquer ne veut pas dire excuser, précise-t-il.

La puissance des forces qui travaillent l'être humain lui fait dire que très peu d'hommes sont capables d'une pensée autonome. «Il faudrait attirer l'attention des intellectuels sur le fait que leurs idées leur sont dictées par les passions qui les travaillent. Ce n'est qu'une fois qu'on les a identifiées qu'on peut essayer de penser.» Il faut reconnaître à Tobie Nathan qu'il est conscient des démons qui l'agitent. On relève une phrase de son roman, selon laquelle être savant et écrivain sont deux manières d'exercer sa volonté de puissance: il assume, avec le sourire.

Son attachement à la différence des cultures, il l'explique par sa nostalgie de l'univers cosmopolite où il est né, en 1948, en Égypte, avant d'émigrer en France en 1956. Dans le monde de son enfance, chrétiens, musulmans et juifs vivaient ensemble, en connaissant et respectant leurs coutumes: «C'était un monde civilisé. Les pays du Moyen-Orient ne sont pas faits pour la monoculture.»

Tobie Nathan est ce qu'on appelle un différentialiste, par opposition aux universalistes qui veulent qu'il y ait des valeurs communes à toute l'humanité. Il reconnaît cependant qu'Européens, Africains ou autres, les hommes sont tous habités par les mêmes passions: la volonté de dominer et de posséder, la convoitise, la concupiscence. Même si chaque peuple a son caractère: «La passion caractéristique des Français, c'est la jalousie. C'est pour cela que la Révolution française a eu lieu en France. C'est une révolution de la jalousie, pas de la justice.» Ce sorcier en costume cravate ne se laisse pas intimider par le prêt à penser!

 

 

   
 
Qui a tué Arlozoroff? de Tobie Nathan, Grasset, 20,90 euros