Magali Molinié
Soigner les morts pour guérir les vivants

 

Magali Molinié
Editions Le Seuil/Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, novembre 2006— 328 pages, 19 euros dans les bonnes librairies…
Magali Molinié est psychologue clinicienne, elle enseigne à l'université Paris 8-Saint-Denis et collabore aux activités du centre Georges- Devereux.

En quelques mots :

Confronté au décès d'un être cher, chacun d'entre nous a appris à se demander s'il effectue correctement son "travail du deuil" et à envisager l'aide d'un psychologue. Cependant, certains morts ne peuvent se transformer en simples souvenirs, comme y invite la norme sociale. En rencontrant des personnes qui avaient envie de témoigner non pas sur leur deuil, mais sur " les relations qu'elles entretiennent avec un défunt", l'auteure s'est intéressée à ces morts qui ne passent pas et qui contraignent les vivants à se demander: "Que veut-il? Que faire pour lui?" En expliquant comment le christianisme puis l'idéal laïc ont organisé les relations entre les vivants et les morts au cours de l'histoire, comment est né le concept freudien de travail de deuil, ce que nous apprend l'anthropologie des rites funéraires, l'auteure donne alors un sens nouveau aux réponses rituelles ou profanes qu'elle a recueillies.

4éme de couverture

Ce livre bouleverse notre approche du deuil, et du «travail du deuil». Il propose de ne plus s'intéresser à «la mort» en général, mais «aux morts» en particulier. Le problème n'est plus «intrapsychique» mais c'est celui de relations entre les vivants et les morts. De même que Marie-France Hirigoyen nous appelait à nous intéresser aux agresseurs dans les cas de harcèlement moral, ou Françoise Sironi aux bourreaux dans le cas des victimes de torture (et surtout pas aux conflits intrapsychiques des patients), Magali Molinié propose que l'on réintroduise les morts, en tant qu'êtres sociaux exigeants, dans les procédures thérapeutiques.

L'auteure a rencontré des personnes qui avaient envie, non pas de témoigner sur leur deuil, mais sur «les relations qu'elles entretiennent avec des défunts» et qui posent des questions du type : «que veut le mort ? que faire pour lui ?» Le psychologue ne peut ignorer la permanence des échanges entre les vivants et les morts. Si les seconds sont parfois fauteurs de maladies, ils peuvent être aussi réparateurs possibles de relations autrefois négligées ou bien dispensateurs de bienfaits tels qu'obtention d'un diplôme, santé retrouvée, conception d'un enfant... Mais ceci, à condition d'avoir été convoqués, honorés dans un dispositif spécifique (rituel par exemple).
Ce livre est remarquable par son caractère innovateur, son audace, la limpidité de son écriture, la qualité de son information, une absence d'effet polémique, voire une sérénité empreinte d'humour.

Extrait :

"Aux alentours des années 400 de notre ère, Flora, une veuve de la noblesse chrétienne, perd son fils, Cynégius. Peut-il être inhumé dans la basilique de Noie, au plus près du tombeau de saint Félix ? C'est la demande qu'elle adresse à Paulin, devenu évêque de cette ville voisine de Naples, en Campanie. Des années plus tôt, lui-même a inhumé son petit garçon auprès de saints, dans une autre localité. Mais cette pratique, pour laquelle les chrétiens d'alors manifestent un engouement grandissant, n'est pas mentionnée dans les Écritures et peut entrer en contradiction avec l'idée de la rétribution selon les mérites de chacun. Alors Paulin consulte son contemporain, Augustin. Est-il utile à l'homme après sa mort, lui demande-t-il en substance, de bénéficier d'une sépulture où se manifeste pour lui la protection des saints ? Autrement dit: «Qu'est-ce qui est bon pour un mort chrétien et pour le salut de son âme ?» En réponse à cette question, Augustin va développer une réflexion sur «les soins dus aux morts» qui dessine le cadre théorique à l'intérieur duquel les relations entre les vivants et les morts seront durablement pensées dans le monde chrétien."

une recension dans Sciences Humaines

Soigner les morts pour guérir les vivants

de Magali Molinié, Les Empêcheurs de penser en rond, 2006, 328 p., 19 E.

par Nicolas Journet

La mélancolie du deuil a-t-elle, comme le soutient une certaine vulgate attribuée à Sigmund Freud, pour unique cause le sentiment de perte d’un proche ? Magali Molinié, psychologue praticienne, a rencontré des personnes pour lesquelles le problème était autre : inquiets du sort posthume du défunt, ils éprouvent sa présence obsédante d’une manière que, d’un point de vue rationnel, on qualifierait de superstitieuse. L’auteure, formée à l’ethnopsychiatrie, nous propose de prendre au sérieux ce souci des morts et ce de deux manières. D’abord en rappelant l’histoire des pratiques funéraires qui, du Moyen Age à nos jours, et à travers les religions, constituent l’arrière-plan de notre relation aux morts. Ensuite, en donnant la parole à ceux qui vivent cette expérience. Ainsi Francine, troublée par un incident, est rongée par le doute : son parent a-t-il été « bien enterré », est-il passé de l’autre côté ou erre-t-il encore dans le monde ? Ainsi Nadia, jeune femme franco-algérienne, est obsédée par le souci de mettre son père décédé à la bonne place : elle jettera finalement ses cendres dans la Méditerranée. Ainsi Hervé, en creusant sa cave, fait-il l’expérience inattendue de réveiller des morts anciens qui lui causeront bien des misères. Et puis, il y a toutes ces morts prématurées de frères et de sœurs qui, décidément, ne passent pas. Au fil de ces récits, M. Molinié fait exister ce que le désenchantement du monde voudrait que l’on oublie : le souci des morts l’emporte parfois sur le souci de soi. Et elle en tire les conséquences thérapeutiques : au lieu de ne considérer que la perte subie par les vivants, la psychologie du deuil ne devrait-elle pas, dans ces cas-là au moins, s’intéresser au traitement rituel des défunts, avec tout l’arrière-plan culturel que cela suppose ? Un programme original, présenté avec beaucoup de finesse.

une interview dans Alternative Santé de novembre 2006

“Soigner les morts pour guérir les vivants”

Que faire lorsqu’on est confronté à « des morts qui ne passent pas », à leur présence trop envahissante ? La psychologue Magali Molinié donne quelques solutions pour « retricoter » notre relation à nos défunts.

Alternative Santé : Pourquoi faudrait-il « soigner les morts pour guérir les vivants » ?

Magali Molinié : Ce n’est pas de l’ordre d’une obligation mais plutôt d’un constat. Parfois, les vivants ont beaucoup de difficultés à faire le deuil d’un être cher, à détricoter les liens qui les unissaient au défunt pour les retricoter autrement. Les personnes que j’ai rencontrées au cours de mon enquête restaient, bien longtemps après la mort d’un proche, en relation avec lui, mais d’une manière qui ne les satisfaisait pas : trop inquiétante, trop envahissante. J’ai alors découvert que la plupart d’entre-elles, pour transformer cette relation, cherchaient à « soigner le mort ». Elles se demandaient ce qu’elles pourraient faire « pour qu’il soit bien » : une cérémonie laïque, une messe. Quand elles avaient trouvé, elles en éprouvaient beaucoup de soulagement.

Alternative Santé : Les pratiques funéraires apaiseraient la relation ?

Magali Molinié : En effet, pour la plupart d’entre-nous, après le temps du deuil, les défunts ne se manifestent plus que de manière fugace, le plus souvent par le surgissement d’un souvenir, d’une émotion. Cette présence des morts « dans notre souvenir » est le résultat d’un cheminement personnel, mais aussi le résultat des pratiques funéraires qui nous ont amenés à partager notre deuil avec notre famille, nos amis, à être moins seuls dans l’épreuve. Cependant, malgré ce soutien social, il y a des morts « qui ne passent pas », qui persistent à se manifester à une personne donnée : cauchemars, difficultés à vivre et à se projeter dans l’avenir, sentiments très forts de « présence ». Comme si ces défunts-là ne pouvaient se résoudre à accepter leur « trépas », à rejoindre le monde des morts.

Alternative Santé : En quoi se distinguent-ils ?

Magali Molinié : Il s’agit bien souvent de défunts un peu spéciaux : leur mort était violente ou prématurée, ou bien leurs obsèques étaient « ratées ». J’ai rencontré une jeune femme très perturbée car son père, immigré en France, n’avait pu être inhumé en terre musulmane. Un jeune homme, ayant à la fois des origines juives et chrétiennes, vingt ans après la mort de son jeune frère, ne savait à quelle religion s’adresser pour organiser un rituel de deuil. Ces situations sont aujourd’hui légion.

Alternative Santé : Quelle conduite doit-on selon vous adopter dans ce cas ?

Magali Molinié : Tant qu’elles ne trouvent pas réponse à leurs questions, ces personnes poursuivent leur quête : auprès des proches, d’un psy, d’un prêtre… C’est pourquoi, il est inutile de vouloir faire « partir » leur défunt. Un psy cherchera à comprendre les raisons, bonnes ou mauvaises, qui le conduisent à rester. Après le temps des paroles surgira alors bien souvent le temps du rite. Et le lien au défunt s’en trouvera modifié. Dans tous les cas, ces « morts qui ne passent pas » nous obligent, les uns et les autres, à revisiter nos manières de penser et de faire le deuil.

Propos recueillis par Cécile Baudet

La Quinzaine Littéraire

n° 937, du 1er au 15 janvier 2007

Dans les vitrines

« Soigner les morts pour guérir les vivants », de Magali Molinié. Paris, Les Empêcheurs de Penser en rond, 2006.

Il y a des « on ne sait pas » qui prennent la forme de certitude et barrent, de ce fait, la route à toute possibilité d’hésitation ; il y en d’autres, qui, au contraire, ouvrent des espaces suffisamment larges pour remettre la pensée au travail. Du côté des premiers, je retrouve une histoire qui nous est arrivé, il y a maintenant quelques années, lorsque ma sœur cadette fut tuée dans un accident de voiture. Une de nos amies proches, psychologue, vint nous rendre visite au lendemain du drame et nous demanda comment nous avions expliqué aux jeunes enfants de la disparue ce qu’était devenue leur mère. C’est avec une nuance de réprobation qu’elle accueillit le fait que nous ayons tous, spontanément, évoqué que leur maman était au ciel, et que désormais elle veillait sur eux : « vous devez dire la vérité aux enfants. Où sont les morts, on ne sait pas ».

Bien sûr, nous ne le savions pas : mais il ne s’agissait pas pour nous de savoir où elle était, mais de trouver concrètement une place où elle pourrait être, afin de continuer, avec elle, la conversation que la mort avait interrompue. Le « on ne sait pas » de notre amie psychologue n’avait pas du tout le même sens que le nôtre. Pas le même devenir non plus.

Notre « on ne sait pas » aurait pu être accueilli dans le travail de Magali Molinié. Et c’est grâce à ce travail que je peux aujourd’hui comprendre ce qui se jouait dans le désaccord entre la psychologue et nous.

Nous avions, de part et d’autre, fait appel à un pan différent de notre héritage. De notre côté, nous avions saisi les ressources d’une longue tradition populaire, qui allait nous aider à constituer de nouveaux modes d’existence et de présence pour celle qui n’était plus avec nous comme avant. Notre amie, quant à elle, se désignait comme héritière d’une autre tradition, ce que traduisait clairement le fait qu’elle se réfère à la notion de « vérité » : elle prolongeait le processus de laïcisation progressive du monde, des êtres qui le composent, de ce qui les affecte et les font agir. Pour le dire sans doute un peu vite, ce processus de laïcisation a pris la forme, tant dans le domaine de la psychopathologie que dans celui des relations aux disparus, d’un procès d’intériorisation : du côté des vivants, les causes du mal seront dorénavant psychiques — et non plus le fait d’invisibles dotés d’intentionnalité— ; les morts, quant à eux, deviennent des entités appartenant au monde interne des personnes. D’où la possibilité d’envisager la relation aux morts comme un travail essentiellement intra-psychique, aboutissant, normalement, à l’épreuve de réalité. Et si les morts résistent à la proposition qui leur est faite de devenir des entités internes, s’ils s’obstinent à garder des contacts avec les vivants, c’est aux illusions ou aux fantasmes de ces derniers qu’il faut s’en prendre.

« Epreuve de réalité », « travail du deuil », « objet substitutif » sont devenus, depuis lors, les termes clés, valant pour norme de ce qu’est, et donc de ce que doit être, l’expérience du deuil. Ainsi conçu, le deuil ne fait que réaffirmer la conception de la mort comme néant. Mais cette conception ne règle en rien la question du lieu où sont les morts : « Cette question est pourtant l’une de celles qui occupent le plus les endeuillés. » (p. 124)

Et c’est à cette question, aux idées et aux réponses qui habitent ceux qui consultent, en ce compris celles qui concernent la « vie des morts » , que Molinié convie les praticiens à s’intéresser,

La constitution d’un savoir écologique sur les modes d’existence, de relations et de transformations que les vivants et les morts se proposent mutuellement, engage alors la question de la vérité, celle-là même que soulevait notre amie psychologue, d’une tout autre manière. L’expertise des personnes rencontrées, sur laquelle se fonde le pari méthodologique de la recherche, interdit désormais au « on ne sait pas » de clôturer la question : « Il s’agit d’accueillir les êtres qu’amènent les personnes sans les assigner au registre de la crédulité ou du fantasme, mais bien plutôt en reconstituant les contextes dans lesquels ces êtres ont leur place, leur vérité. » Il s’agit aussi de répertorier les compétences, les réussites— comment les morts parfois, utilisent certains modes de présence pour contraindre les vivants à penser et à s’engager dans des actions qui réorganisent leur vie comment les vivants répondent avec succès à l’interrogation qui s’impose si souvent à eux : « que me veut le défunt ; qu’attend-il de moi ? »

L’horizon, cependant, est celui de la clinique : comprendre les modalités intimes et sociales au travers desquelles « les morts persistent à se manifester ou consentent à s’éclipser » se subordonne au projet d’aider les personnes dont les défunts reviennent de manière problématique, lorsque les solutions mises en place ne parviennent à apaiser ni les morts, ni les vivants.

Le fait que j’ai abordé ce compte-rendu en me souvenant d’un événement qui a marqué ma vie et celle des miens, me semble traduire, mieux qu’un éloge, ce que le livre de Magali Molinié nous apporte. Ce livre nous touche, parce qu’avec beaucoup d’intelligence et de générosité, il nous reconduit à de tels événements, pour nous donner, chemin faisant, un peu de confiance par rapport à la manière dont nous avons pu répondre aux questions qu’ils font exister.

Vinciane Despret

Vinciane Despret est philosophe et psychologue. Elle travaille au département de philosophie de l’université de Liège. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages interrogeant les pratiques de la psychologie humaine et animale, notamment Ces émotions qui nous fabriquent. Ethnopsychologie des émotions ; Hans, le cheval qui savait compter et Quand le loup habitera avec l’agneau, tous trois parus chez les Empêcheurs de penser en rond.


Le Canard Enchaîné n° 4499, 17 janvier 2007
Soigner les morts pour guérir les vivants par Magali Molinié (Les Empêcheurs de penser en rond)

Le sujet est étrange, le traitement est baroque : il concerne le « travail de deuil » et ses complications. Accablés de rêves, de cauchemars (littéralement « chevauchement par une jument ») des vivants témoignent. Psychologue clinicienne, Magali Molinié les reçoit en consultation et observe ces « arrangements » que des Français d’aujourd’hui, pas forcément religieux, bricolent avec ces « morts qui ne passent pas ». Transformés en « anges gardiens » — c’est parfois le cas d’enfants disparus — ou en « ancêtres fondateurs », ces défunts récalcitrants peuvent, après de « secondes funérailles », dispenser des effets positifs : obtention d’un diplôme, survenue d’une grossesse (« les morts apparaissent liées aux questions de la fécondité »). C’est tout l’intérêt de cette passionnante enquête : s’occuper non seulement des travailleurs du deuil mais de tous ceux qui font, bien malgré eux, des heures supplémentaires.

Frédéric Pagès
   
 

Droits de diffusion et de reproduction réservés © 2004-2006, Centre Georges Devereux