La malédiction des femmes de Guinée, par Ibrahima Baldé (1) et Nathalie Zajde (2)


LEMONDE.FR | 27.01.10 | 13h13 • Mis à jour le 27.01.10 | 14h38

 


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Point de vue

Le professeur Ibrahima Baldé et Nathalie Zajde à Conakry

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Le 28 septembre 2009, vers 14 heures, aux alentours du stade de Conakry, des dizaines de femmes, adolescentes, mères de famille ou femmes âgées, erraient telles des zombies, totalement nues, dégoulinant de sang, de sperme, de boue. Elles faisaient peur : l'air hagard, elles marchaient avec difficulté, tant leurs hanches, leur bas-ventre et leurs jambes n'étaient que douleur. Elles crevaient de soif. Elles fuyaient sans savoir pourquoi, puisqu'elles étaient intimement convaincues d'être déjà mortes.

Un grand nombre d'entre elles ont été recueillies par les habitants des quartiers Dixinn et Sig Madina, qui les ont cachées plusieurs jours durant. Ils les ont lavées, nourries, mais, avant toute chose, leur ont fourni un pagne pour couvrir leur nudité. Certaines survivantes du massacre et des viols ont fui loin de Conakry, n'osant plus réapparaître dans leur quartier. Elles ont fui leurs violeurs, qui connaissaient désormais leur identité puisqu'ils leur avaient dérobé leurs effets personnels, et surtout leur téléphone portable. Pendant qu'ils les violaient, ils les avaient menacées :

"Vous êtes des putes poulars [peules], regardez ce que nous faisons de votre démocratie ! Nous recommencerons, et ensuite nous vous tuerons." Elles sont aussi parties pour fuir le regard de leurs parents, de leur mari, de leurs coépouses, de leurs enfants, étreintes par le déshonneur.

   
   
AFP/SEYLLOU
Toumba Diakité, qui assurait auparavant la sécurité personnelle du chef de la junte, est sur la sellette depuis le massacre du 28 septembre, car il a été désigné par de nombreux témoins comme un meneur de la répression sanglante.
 

Certaines des femmes violées ont été kidnappées au sortir du stade pour servir d'esclaves sexuelles, offertes aux militaires, les yeux bandés plusieurs jours durant, avant d'être miraculeusement relâchées. D'autres auraient été tuées pour en avoir trop vu, trop entendu, trop su. Le jour même, certaines ont été conduites au CHU Donka pour être soignées, mais ont dû fuir, aidées par un médecin ou un infirmier complaisant, informé de la rafle décidée pour éliminer les témoins. Certaines sont aujourd'hui encore poursuivies, repérées dans la rue, surtout lors de leur passage à l'OGDH, l'Organisation guinéenne de défense des droits de l'homme, à Conakry. Nombreuses sont celles qui vivent encore dans la peur.

Pour soigner les victimes et les traumatisés, une cellule médico-psychologique a été mise en place à la clinique de Conakry Centre Mère et Enfants. Elle est composée d'une maître de conférences en psychologie clinique expatriée, volontaire, spécialiste des traumatismes psychiques, et d'une équipe guinéenne de médecins, chirurgiens, gynécologues, spécialistes de maladies infectieuses, d'infirmières, d'une sage femme et de deux médiatrices ethnocliniciennes servant d'interprètes (en peul, soussou, malinké, kissi, tomas, guerzés...). Cette cellule est une première en Guinée, d'autant qu'il n'existe aucune consultation psychologique guinéenne.

Les femmes que nous recevons dans cette cellule sont souvent arrivées plus d'un mois après les événements. Elles sont venues car elles souffraient trop : traumatismes crâniens, infections vaginales, grossesses, contaminations vénériennes et VIH, toutes en état de stress post-traumatique très avancé : elles ne dorment plus depuis des semaines, sursautent au moindre bruit, elles sont terrorisées et désespérées, ne parviennent plus à penser ni à travailler. Certaines tentent de se suicider, d'autres se sont mises à boire et à fumer pour noyer les foudroyantes reviviscences des scènes d'horreur, les brutales visions de corps piétinés, mutilés, les monceaux de cadavres auxquels elles ont été mêlées… et les réapparitions soudaines des visages de leurs violeurs surgissant devant leurs yeux, surtout le soir, quand vient la nuit. Elles sont ménagères, pauvres le plus souvent ; elles sont intellectuelles ou employées de l'administration et des ministères ; elles sont couturières ou vendeuses d'huile de palme sur les bords de route ; elles sont aussi femmes d'ingénieur, de médecin, de professeur, ou célibataires. Ce sont nos mères, nos sœurs, nos filles, nos grand-mères. Ce sont les femmes de Guinée !

Binta : "Vous vous rendez compte, moi, une veuve de 50 ans ! Ils m'ont arraché mes vêtements, j'ai été nue, totalement nue, allongée sur le dos à même le sol, le sexe nu, en plein jour, devant l'entrée du stade, et deux jeunes "bérets rouges" qui me violaient… des gamins ! Je les ai regardés au fond des yeux pour ne pas oublier leur visage, car je voudrais les revoir un jour ! Je leur ai hurlé : 'Ce n'est pas moi que tu violes, c'est ta propre mère !' Ça les a rendus plus enragés ; ils me disaient de me taire, ils me tapaient sur la bouche, frappaient ma tête, mais je ne me taisais pas. 'Soyez maudits, vous êtes maudits, au nom de Dieu, je vous maudis !' Et ils continuaient de me frapper ; ils m'ont jeté du sable sur le sexe ; moi, je n'avais plus rien à craindre, je ne ressentais plus rien, j'étais déjà… morte ! Je vous le dis comme je le leur ai dit : tous ceux qui ont fait ça sont maudits ! Ils vont tous mourir. Pas un n'échappera à la malédiction divine."

A l'invitation des leaders des partis d'opposition et des forces vives de la nation, des centaines de Guinéennes de tous âges et de toutes les conditions s'étaient rendues au stade ce matin-là pour manifester pacifiquement et dans la joie leur espoir dans la démocratie à venir. Elles ne seraient jamais venues là avec leurs filles, leurs sœurs, leur mère si elles s'étaient doutées un seul instant que le pouvoir avait fomenté un tel guet-apens.

Fatimatou est venue consulter la cellule avec sa fille Oumou, âgée de 15 ans : "Nous sommes parties au stade ensemble. Oumou a insisté pour venir avec moi. J'ai accepté de guerre lasse. Quand la panique a commencé, quand ils se sont mis à tirer sur la foule et que nous avons couru pour essayer de nous échapper, j'ai perdu ma fille de vue. J'ai été violée. Je sais que ma fille l'a été aussi. Depuis, elle n'ose plus me parler ; elle est complètement renfermée sur elle-même. Aidez-moi à savoir ce qui lui est arrivé, je dois le savoir."

Les femmes ont commencé à sortir de leur cache pour se faire soigner à partir du moment où la Commission d'enquête internationale a été décidée par les Nations unies. Elle sont venues au Centre Mère et Enfants, quand bien même les autorités guinéennes niaient toute agression et tout viol, quand bien même ce déni répété chaque soir à la télé et à la radio nationales réactivaient le traumatisme psychique - le négationnisme est toujours une réédition du traumatisme. Elles sont sorties pour se faire prendre en charge, quand bien même des voix officielles proclamaient qu'elles étaient des dépravées qui ne faisaient que mentir. Elles ont repris confiance parce qu'elles se savaient soutenues par la parole internationale.

Il semble que jamais dans la terrible histoire des meurtres de masse les Nations unies n'aient réagi aussi vite et aussi efficacement. De même pour la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), le Groupe international de Contact sur la Guinée (GIC-G) et l'Union africaine. La prise en charge médico-psychologique des victimes dans un environnement hostile, menaçant et enclavé ne sert le plus souvent à rien. L'indifférence de l'humanité renforce les effets destructeurs des crimes. La reconnaissance officielle par les Nations unies des faits terrifiants, l'accusation nominative, l'intention de faire comparaître les accusés, au contraire, participent du processus thérapeutique des victimes.

Quand le reste du monde reconnaît la réalité des drames auxquels elles ont survécu et qu'il s'engage à punir les responsables, les victimes ont une chance de se libérer des frayeurs persistantes et de retrouver leurs capacités.


Il y a quelques jours, au Centre Mère et Enfants, lors de la visite matinale aux malades, nous avons salué Binta. Elle était assise sur une chaise, devant sa chambre, l'air épanouie, reposée. Elle avait de toute évidence recouvré le sommeil. Elle était belle, habillée d'un pagne en tissu bazin, les tresses impeccablement "tirées". Elle était plongée dans la lecture d'un texte photocopié. "- Comment allez-vous aujourd'hui ? - Ça va très bien ; je voudrais rentrer chez moi. J'aimerais que vous me signiez mon autorisation de sortie aujourd'hui. - Bon, on va voir ça. Faut qu'on discute, d'abord. Qu'est-ce que vous lisez ? Ça a l'air intéressant ! - Oui, c'est très intéressant ! Et ravie, elle nous annonce : c'est le rapport des Nations unies !"

L'ère des juntes et des dictateurs est révolue. La Guinée est une nation parmi les nations. Nous conjurons les instances internationales de ne pas relâcher leur pression tant que la Guinée ne sera pas devenue un Etat de droit, tant que le Château d'eau de l'Afrique de l'Ouest ne sera pas redevenu la Perle de l'Afrique, l'Etat pilote qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être depuis le glorieux vote du 28 septembre 1958, marquant l'indépendance de la patrie.

À l'aube du XXIe siècle, la justice internationale s'édifie lentement sous nos yeux, l'avenir de la communauté internationale est désormais étroitement lié à celui de la Guinée, et nous n'avons pas le droit d'échouer en laissant les victimes seules face à leurs bourreaux ! La malédiction des femmes de Guinée est aussi une prière pour son réveil.
 
(1) Le professeur Ibrahima Baldé est chirurgien pédiatre, président du conseil national de l'Ordre des médecins de Guinée, fondateur du Centre Mère et Enfants de Conakry

(2) Nathalie Zajde
est maître de conférences à l'université de Paris-VIII - Centre Georges-Devereux