L'ETHNOPSYCHIATRIE,ENTRE FREUD ET LES DJINNS

par Pascale Carrier

 

 

Paru dans lesoir.be du samedi 10 janvier 1998


 

Au début du mois de novembre, le quartier anderlechtois de Cureghem s'enflammait suite à la mort d'un jeune dealer abattu par les forces de l'ordre. Trois nuits émaillées d'incidents, de violences, de colère et de peur rappelaient aux Bruxellois et au reste du pays que des milliers de personnes, pour la plupart immigrées, y vivent depuis des années dans des conditions pathogènes : les taudis, le chômage, les difficultés sociales, l'enseignement en crise, la drogue et la violence omniprésentes y forment un terreau propice à l'émergence de troubles psychopathologiques dont la délinquance n'est qu'une des manifestations aux côtés des dépressions et des maladies psychosomatiques.
Les hasards du calendrier ont voulu que ces événements se produisent à quelques jours d'une rencontre entre l'association des agents de PMS et l'équipe du professeur Tobie Nathan, ethnopsychiatre au centre Georges Devereux à l'Université de Paris VIII, sur le thème de la prise en charge ethnopsychiatrique des enfants de migrants.

NÉVROSE DU CHASSEUR

L'ethnopsychiatrie a été fondée dans les années 50 par Georges Devereux, auteur de la première étude approfondie des Indiens Mohaves dans laquelle il décrit des classifications pathologiques traditionnelles intraduisibles dans notre culture telles que la névrose du chasseur ou le refus des pouvoirs chamaniques. Pour être ignorées des classifications occidentales, ces affections n'en sont pas moins réelles et sources de souffrance pour ceux qui en sont atteints...

L'ethnopsychiatrie connaît depuis une quinzaine d'années un essor considérable en France, notamment sous l'impulsion de Tobie Nathan. Elle consiste à prendre en charge les familles migrantes de toutes origines dans leur propre langue, selon des manières de faire conformes à leur culture et à l'aide de concepts ou d'objets ayant cours dans leur univers culturel. Cette approche, qui intègre entre autres des éléments de théologie et d'anthropologie, ne date pas d'hier. Tobie Nathan rappelle ainsi qu'Hippocrate fut l'un des premiers à essayer d'intégrer les connaissances techniques empiriques des mages et des purificateurs, qu'il considérait pourtant comme des charlatans : il savait en effet leurs remèdes efficaces et ne les accusait de tromper les gens que sur l'origine «sacrée» du mal.

Quelques siècles plus tard, les cliniciens occidentaux persistent souvent à manifester une grande dérision envers les thérapeutes traditionnels, en dépit de leur efficacité, au nom d'une théorie psychique à vocation universaliste au regard de laquelle les différences culturelles n'apparaissent plus que comme accessoires...

L'INFLUENCE DES MORTS

L'ethnopsychiatrie, sous-tendue par la psychanalyse, lance une passerelle entre les thérapies occidentales et les stratégies de guérison des sociétés traditionnelles, qui prennent souvent en compte, par exemple, l'action des morts dans la vie quotidienne et dans la transmission et le traitement des maladies mentales. L'ethnopsychiatrie, explique Loubaba Belmejdoub, collaboratrice algérienne de Tobie Nathan, interroge les différentes cultures sur l'image qu'elles se donnent elles-mêmes de la pathologie mentale, c'est-à-dire sur ce qui est traumatisant dans cette culture-là. Chaque culture a développé une scientificité spécifique et des techniques thérapeutiques éprouvées au fil de son histoire.

Depuis la première consultation de Tobie Nathan à Bobigny en 1979, les techniques se sont précisées et une série de règles ont émergé. Ainsi, l'enfant est toujours reçu avec sa famille et avec les services sociaux à l'origine de la demande. Il s'agit d'une consultation de groupe, qui réunit des thérapeutes de différentes disciplines et de différentes ethnies dont au moins un représentant de celle du patient. Le groupe de thérapeute fait écho aux assemblées traditionnelles des anciens, qui sont chargées de résoudre par leurs «palabres» les situations conflictuelles dans de nombreuses cultures. La consultation se fait à la fois dans la langue de la famille et en français, un médiateur se chargeant de traduire les interventions. Pour prendre en charge un désordre psychique, détaille Loubaba Belmejdoub, il importe de dissocier le symptôme de la personne, ce qui est le plus souvent fait en attribuant une «intentionnalité» à l'invisible (par exemple le mauvais oeil, un sort jeté par un ennemi ou un ancêtre, voirepar un dieu malveillant). Ensuite, on peut établir un commerce avec l'invisible pour le manipuler, en vue de la guérison. Cette façon de faire déstabilise les thérapeutes européens, mais de très nombreux systèmes thérapeutiques efficaces, comme les rites, les sacrifices, les protections ne sont pas réductibles aux traitements occidentaux. Et la référence à la sorcellerie, à la transe, à la possession, aux objets magiques est souvent indispensable pour établir une vraie relation thérapeutique avec les familles.

LES RITUELS ORIGINAIRES

En effet, pour s'être accommodées en surface des coutumes européennes, de nombreuses familles migrantes, algériennes, marocaines ou africaines n'en continuent pas moins d'être influencées au plus profond d'elles-mêmes par les croyances de leur groupe de base. C'est dans cette référence à la culture d'origine que le trouble mental prend un sens dans l'histoire de la famille, ce qui rend souvent son traitement «à l'occidentale», par exemple sur le divan d'un psy, totalement inopérant, alors que l'évocation de sorcellerie et l'utilisation d'objets magiques (auxquels le thérapeute occidental ne «croit» pas mais qui servent à donner corps à la relation thérapeutique qui s'instaure) provoquent le plus souvent ce fameux travail de remise en perspective, d'élaboration disent les psychothérapeutes, qui soigne le trouble psychique. Les ethnopsychiatres ne sont pas des guérisseurs, prévient Loubaba Balmejdoub. Ce qui soigne, ce n'est pas spécialement la référence au magico-religieux, même si nous avons souvent recours à la médiation des objets, mais la remobilisation des réseaux de soutien traditionnels, quand par exemple nous recommandons de refaire certains rituels au pays.

Les enfants de Cureghem comme ceux de Bobigny, déculturés par l'exil et fragilisés par les difficultés sociales, souffrent de ne plus pouvoir s'appuyer sur les références de leurs parents, dont ils ne parlent plus la langue, ni sur celles de la culture occidentale qui les considère toujours comme des étrangers. Privés à la fois du secours des djinns et de celui des psychiatres pour donner un sens à leurs troubles, il ne leur reste que la violence pour exprimer leur désarroi...

PASCALE CARRIER