Carnet Psy — novembre 2000/N°58 — p.34

 

 

Serge Lebovici

(© photographie Tobie Nathan)

 

Serge Lebovici, un passionné du bien

 

par Tobie Nathan

 

consultez le forum réunissant les réactions de ses amis au décès de Serge Lebovici

 

Ce jour là, nous constituions à nous deux le jury d'un DEA de Psychologie clinique portant sur la transmission du traumatisme chez les enfants des survivants de la shoah. L'étudiante avait produit un excellent travail, fort bien documenté, ayant analysé la totalité de la littérature nord-américaine sur la question. Il faut dire que cela se passait en 1989 et qu'à cette époque, il n'existait qu'un ou deux articles sur ce sujet en langue française. L'épreuve se déroulait chez lui, non pas dans son bureau, mais dans son salon. Après l'exposé introductif de la candidate, il s'est dirigé vers une photographie d'un homme en uniforme militaire accrochée au mur. "Voyez vous, cet homme, c'est mon père. Il a disparu dans les camps d'extermination nazis. Je suis typiquement un survivant de la shoah. Je devrais donc relever de ce que vous décrivez dans votre travail…" Je m'attendais alors à ce qu'il enchaînât sur le fait que lui, justement, ne présentait pas les symptômes que l'on décrit habituellement chez les survivants : anxiété, dépression, phobies, cauchemars… qu'il se portait manifestement comme un charme et que les travaux qu'évoquait la candidate relevaient d'a priori non vérifiables. Mais sa remarque était bien plus profonde ; il ajouta : "…je vais même vous dire davantage. Je fais encore très souvent des cauchemars dans lesquels je suis poursuivi par la Gestapo. Eh bien, je sais qu'il s'agit là de mon complexe de castration." Et défiant la jeune femme de son regard aigu, il conclut : "qu'avez vous à répondre à cela ?" La candidate, fort impressionnée, balbutia quelque référence bibliographique. Sur le moment, je ne compris pas sa remarque, mais j'y suis revenu bien des fois. Aujourd'hui, il me semble que cette proposition résultait d'une sorte d'impératif moral ; quelque chose comme "on ne peut faire le bien de manière intéressée".

Certes, il y avait une première couche de significations imédiatement accessibles qui désignaient son appartenance indéfectible à la théorie psychanalytique du fantasme. Quelle que soit la puissance et la nocivité du traumatisme, le psychanalyste devait focaliser ses efforts à mettre à jour, puis à analyser les fantasmes infantiles du sujet. Inutile de préciser ici que je ne partage absolument pas ce point de vue ; je lui ai expliqué bien des fois que pour ce qui me concernait, je trouvais au contraire qu'il était du plus haut intérêt dans le travail psychothérapique, non seulement d'identifier l'agresseur, mais aussi de mettre à jour les pensées théoriques à partir desquelles le bourreau justifiait sa propre violence à ses yeux. Car il me semble que le véritable ennemi de la victime n'est pas seulement son bourreau, mais aussi la pensée justifiant l'agression.

Ce n'est que bien plus tard que j'ai pu rapprocher cette étrange remarque d'un comportement du professeur Lebovici qui ne laissait pas de m'étonner. Il recevait toutes sortes de personnes en difficulté ou qui, plus simplement, venaient lui demander une aide ponctuelle. Cela pouvait aller du malade psychiatrique gravement atteint au confrère ayant besoin de quelque certificat pour présenter sa candidature à un concours de recrutement. À chaque fois, il recevait très longuement le requérant, l'écoutait avec patience, l'éclairait parfois, non sans humour, sur telle attitude ou tel trait de caractère et mettait ensuite toute son énergie à lui apporter son aide. Quel intérêt pouvait-il trouver à aider ces personnes, très souvent inconnues que souvent il n'allait jamais revoir ?

Il émanait de cet homme une sorte de bonté naturelle, véritablement désintéressée, une bonté qui n'était pas au service d'une cause – fût-elle la plus justifiée. Apporter son aide à une victime de la shoah parce que c'était une juste cause aurait à mon sens bouleversé son impératif moral. De même, il ne pouvait s'agir d'aider quiconque pour une raison quelle qu'elle fût : l'aider par exemple car il appartenait au même groupe professionnel, ethnique ou religieux ; l'aider parce qu'on défend les victimes, les faibles contre les bourreaux, les forts ; l'aider pour démontrer le bien-fondé d'une pensée théorique ou politique ; l'aider pour le bénéfice financier ou de prestige que l'on aurait pu en retirer – toutes ces justifications faisaient disparaître le travail que l'on avait accompli. Analyser, en revanche, le complexe de castration de la victime, c'était appliquer la bonne technique – tout simplement ! Et du bon allait résulter le bien, par une sorte d'alchimie obligatoire. Il ne fallait à aucun moment que la poursuite du bien de la personne puisse être rattachée à un quelconque intérêt personnel de celui qui pouvait lui procurer ce bien. À la différence du mal, le bien n'admettait aucune justification.

C'est ainsi que je continue à penser à lui, comme à un passionné silencieux du bien, surtout lorsque je souffre de son absence.

 

 

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