quatrième partie

 

...// CULTURES :GUERRES ET PAIX

Août 2000

 

Un colloque pas comme les autres.

Souvenirs d’une tribu cerisienne...

 

Compte-rendu par Alice Haumont

© photo Tobie Nathan

 

 

 

 

Première partie. La mort du modernisme comme ouverture à la composition active d’un monde commun. clic

Deuxième partie. Situations de guerre des mondes... Pour une typologie contemporaine des aliénations. clic

Troisième partie. Mise en résonance des tentatives de négociation avec les "autres" : modernisation, transmission, théorisation, revitalisation, traduction... un exercice de diplomatie? clic

Quatrième partie. Les objets des thérapeutes, les chemins des théologiens et les concepts des philosophes... Contraste entre les voies de la guérison et les voies du salut. clic

I. Les objets de guérison. De l’élimination des objets par les thérapies savantes... à la résurgence d’objets étranges, les médicaments. clic ; Fonctions de la chose et de l’objet dans les dispositifs thérapeutiques. Autour de Tobie Nathan.... clic ; L’invention moderne des médicaments. Autour de Philippe Pignarre... clic

II. Les chemins de l’élection. Les modalités du rapport aux dieux dans le paganisme et le Soufisme... guerre des hommes et dévoration du maître. clic ; Présentation d’un paganisme historique constitué avant l’irruption de la fracture monothéiste. Autour de Bruno Pinchard... clic ; Le monde de l’Islam et la dimension du Soufisme. Autour de Faouzi Skali... clic

III. Irréductibilité de l’objet-concept à l’objet-sort clic ; La question de la non-communication. Autour de l’intervention deleuzienne de Brian Massumi... clic

 

 

Quatrième partie. Les objets des thérapeutes, les chemins des théologiens et les concepts des philosophes... Contraste entre les voies de la guérison et les voies du salut.

I. Les objets de guérison. De l’élimination des objets par les thérapies savantes... à la résurgence d’objets étranges, les médicaments.

Fonctions de la chose et de l’objet dans les dispositifs thérapeutiques. Autour de Tobie Nathan....

Tobie Nathan

© photo Tobie Nathan

 

Une nouvelle définition de la thérapeutique

Nous partons du constat de l’état de guerre dans lequel se trouve la guérison, état qui s’étend de nos psychothérapies occidentales à celles des autres. Cet état de guerre a été introduit par la médecine : la proposition habituelle d’inspiration médicale commence par définir l’organe (physiologie), puis le désordre (pathologie) pour en déduire la thérapeutique. Le mimétisme médical en psychothérapie a engendré un modèle prégnant, validant une certaine façon de pratiquer la profession en référence à un inconscient universel. Ce ne sont pourtant pas l’organe ni la maladie qu’il s’agit d’observer, mais les techniciens eux-mêmes, avec leurs objets. Les psychothérapies savantes fabriquées par Freud sont des êtres étranges, des êtres de capture de type léopard : ces êtres sont chasseurs et carnassiers, ils apparaissent pour combattre, dévorer de nouveaux appats et éliminer. Comment les définir par leur antipathie et leur tropisme, sans les considérer comme "objet naturel"? L’"organe" n’est pas ici donné par l’expérience mais totalement construit par la théorie à laquelle il est indissociablement lié.

Dans leur définition même, les psychothérapies entrent en guerre : la plupart des thérapeutiques que l’on rencontre à travers le monde traitent les humains à partir de l’action sur la matière... force est de constater que les psychothérapies savantes ne peuvent se définir que de manière négative : ce qu’elles détestent par dessus tout, c’est précisément la matière... Le terme "psychothérapie" (c’est-à-dire thérapeutique par l’esprit) permet de déterminer ce par rapport à quoi ces pratiques savantes s’opposent : elles ne sont pas des chimiothérapies (s’interdisant l’usage des médicaments, des drogues et des substances), elles ne sont pas des thérapies traditionnelles (s’interdisant l’usage d’amulettes, de fétiches et de sacrifices animaux), religieuses (s’interdisant l’usage des prières, de l’imposition des mains ou du sentiment de communion), politiques (s’interdisant l’usage de l’inscription de la personne souffrante dans la hiérarchie d’un groupe ayant pour vocation d’agir dans la vie publique). Elles se définissent donc par leurs objets absents : les médicaments, les amulettes, l’imposition des mains, la politique, etc. "Thérapies de la personne par le traitement de son âme", les psychothérapies savantes, en se basant sur cet "organe mal défini", excluent de fait la majorité des thérapeutiques existant de par le monde.

Tentons une nouvelle définition de la thérapeutique, dont les psychothérapies ne constitueraient qu’un cas : la thérapeutique est une construction de la vérité par rapport à des objets. La notion d’ "objet" est à comprendre au sens banal d’ "objet du monde sensible", fait de matière et dont l’existence ne doit rien à la perception. L’objet est ce sur quoi nos sens buttent. Le rôle de ces objets consiste à démontrer la fonction des thérapeutes, leur pensée théorique : les objets se situent à la charnière entre le dispositif professionnel et la suspicion de l’usager, tel le sommet d’un triangle dominant la scène thérapeutique et permettant son exportation vers d’autres mondes. Les objets, seuls, permettent le recrutement en tout sens : seuls acteurs démonstratifs de cette scène, ils recrutent tant les patients que les candidats thérapeutes.

La question posée par la thérapie est le problème du changement, de la modification radicale profonde et durable d’une situation (un individu, une famille, etc.) : le devenir de l’être en soi engagé dans un non-être. Comment en effet être soi et engager ce même soi dans un changement donc dans un non-être, disait Sartre. Que faire de ce moment sensible de l’entre-deux? Cette définition a l’avantage de placer sur un même plan psychothérapies savantes et thérapeutiques traditionnelles. On connaît les trois grandes possibilités de voies de changement proposées par les cures psychothérapeutiques : l’eureka miraculeux, la pédagogie parfois délibérément assumée et le renoncement cynique à tout changement... apprendre à se découvrir incurable.

Mais qu’est-ce que changer pour un être humain? Les grecs anciens ont pensé la possibilité de la métamorphose, possibilité fort peu exploitée par la suite dans l’histoire de la pensée... Kafka... et Deleuze. Deleuze pense la métamorphose comme une question d’alliance : on se métamorphose toujours en quelque chose. Un devenir-autre du patient, l’autre étant défini par la thérapie de son thérapeute, l’objet du thérapeute sous la forme d’une tension, d’un "tendre vers". C’est l’histoire de la guêpe se métamorphosant en orchidée lorsqu’elle la féconde...

 

L’état magnétique, un dernier "objet" médical...

Arrêtons-nous un instant sur une scène historique problématique : en 1784, Mesmer thématise cette possibilité d’une transformation du thérapeute par son objet. C’est le phénomène du somnambulisme ou du transmagnétisme : Victor Race, valet du marquis de Puysegur, parle du fond de son sommeil et les énoncés qu’il profère sont d’une complexité inouïe... capacité de raconter des choses inconnues, de lire dans les pensées de son maître. Nous sommes dans un contexte rousseauiste, le fluide est l’oeuvre de la nature, la nature est bonne et prolifère de phénomènes nouveaux. Cette expérience est cruciale pour notre compréhension des mécanismes de la psychothérapie : le marquis qui, au début voulait seulement soigner en appliquant ce que lui avait appris Mesmer, est lui-même transformé par l’expérience. Cette chose qu’il préssent et qui le lie à son valet fait de lui, non plus cet aristocrate éclairé, mais un thérapeute. Le dispositif qui lie le thérapeute (Puységur) et le patient (Victor), cet ensemble constitue un agencement qui fait apparaître cette chose qui soigne, c’est-à-dire l’ "objet". Imaginons que les malades viennent consulter le couple, tel un dispositif thérapeutique : le marquis de Puysegur interroge en quelque sorte un devin traversé par un fluide "naturel". Au devant de la scène thérapeutique se trouvent non plus des humains avec leurs maux, mais une chose que l’on peut techniquement contraindre à se manifester. Le fonctionnement thérapeutique est donc le suivant : comment devenir-autre, tendre vers mon objet, être transformé par ce qui me transis?

 

L’objet et la chose...

Il s’agit à présent de distinguer méthodologiquement la chose de l’objet. Nous avons vu que l’objet est ce sur quoi buttent nos sens. La chose est cet être à la nature imprécise qui produit, qui cause. La chose est ce que j’observe et qui capture qui s’en approche. À différencier de l’explication d’une suite d’événements qui "causent", ainsi que d’une théorie scientifique que je "construis". La chose est ce qui ne peut être remplacé par une intention humaine. Par exemple, Roméo et Juliette : quelque chose passe au travers de Juliette et rend Roméo amoureux... ce n’est pas sa grâce, son intention ou son appartenance... Quelque chose "cause"...C’est Aphrodite ou Adonis, auraient dit les anciens. Encore plus démonstratif : la langue est une chose, la langue est typiquement ce qui cause. Les choses sont toujours l’oeuvre d’un collectif : les objets sont des productions d’humains pour incarner des choses et se servir d’elles.

Et l’inconscient freudien... L’inconscient est-il une chose? D’une certaine manière oui, dans la mesure où ses manifestations sont des symptômes et que ses particularités prescrivent le comportement du thérapeute. Mais, non... l’inconscient n’a aucune intention, il ne veut rien, il est, nous disent les savants. Aucune procédure, aucun dispositif ne peut contraindre cette chose à se manifester. Le seul dispositif de "preuve" des savants parvenant à démontrer l’existence d’une chose est le dispositif hypnotique : celui-ci permet de démontrer l’existence du fluide hypnotique, mais non de l’inconscient. C’est précisément ce fluide qui a été utilisé par Freud comme élément discriminatoire permettant de séparer les psychothérapies savantes des "autres". Pour les psychothérapies savantes, il n’y a pas d’objet, il ne peut y avoir d’objet. Étrange interdit lorsqu’on sait que le changement d’une situation ne peut s’opérer qu’au long d’un devenir de l’humain au non-humain, et ce grâce à l’apparition d’un objet déclenchant le travail thérapeutique comme approfondissement du travail de la chose... Non, l’inconscient freudien ne produit pas de guérison, ni d’objets techniques.

 

Quelques productions d’objets déclencheurs du travail thérapeutique...

Le changement ne peut s’opérer que le long de la ligne de fuite d’un devenir, nous dit Deleuze, un devenir vers de l’hétérogène... la plupart du temps, du non-humain. Cette ligne de fuite se dessine grâce à l’apparition d’une chose et le travail thérapeutique consistera à approfondir la connaissance de la chose par la production d’objets.

Les exemples de dispositifs africains mettent à chaque fois en avant des objets techniques : chapelet, fétiche, Coran, etc. Ces dispositifs sont fonctionnels et rendent la relation thérapeute-patient mécanique : les dispositifs médiatisent les invisibles, commercent avec eux, ils mobilisent d’autres techniques pour l’écriture de destins... Tel le Fa des yorubas : le Fa est la chose, le chapelet de noix l’objet, lequel nécessite la consultation d’un devin, le babalawo et l’interaction d’un invisible, d’une chose qui s’exprime au travers du dispositif. On jette le chapelet d’une certaine façon sur le sol afin d’examiner la configuration formée par la disposition des coquilles de noix...

Quelques exemples...

    1. Les congolais répondent à la question comment se fait-il que l’on puisse agir sur les hommes? comme suit : parce que les hommes sont des objets manufacturés. Le fétiche, objet composite, peut prendre des formes diverses, de la simple barre de métal fichée dans le sol aux magnifiques statuettes, véritables oeuvres d’art. Un fétiche est constitué d’un agglomérat de sang, de djinn, de vin, de paroles... et de terre. C’est une termitière, un mâchonnement de termites, une véritable machinerie à transformer le multiple en homogène. Signant l’aboutissement d’un consultation, le fétiche prononce une divination : le fétiche a parlé... comme vous et nous avons parlé! Le processus se déclenche vers l’avant, il demande qu’on le prolonge, il implique un agir. N’interprêtons pas... si on s’arrête le processus en se demandant "est-ce que tu comprends?", celui-ci est immédiatement interrompu. Le fétiche réagit comme un être humain. C’est que les humains en sont le reflet : si un objet manufacturé parvient à parler intelligemment, c’est que les êtres dont la principale caractéristique est de parler, les humains, sont également des conglomérats composites. Le dispositif du fétiche peut se comprendre comme un devenir objet manufacturé des humains et un devenir humain des objets manufacturés. Certains humains peuvent donc eux-mêmes être transformés en fétiches : le monde est rempli de fétiches, on entre dans une pragmatique éternelle... à distinguer de l’éternité de la religion. L’éternité doit se comprendre comme celle dont dépend la mémoire de nos ancêtres... l’éternité durant aussi longtemps que leur descendants continueront à les honorer quotidiennement. Le thérapeute, le "féticheur", est à la fois le fabricant et le représentant d’une pensée théorique selon laquelle le meilleur devenir pour l’humain est de réussir sa transformation en objet manufacturé. Il est indissociablement remède (thérapeute) et poison (sorcier), il est pharmakon. La fonction de l’objet manufacturé dans les dispositifs thérapeutiques, est de permettre à la théorie spéculative de se répandre par contagion. On peut appeler devenir-objet manufacturé la théorie que proposent de tels dispositifs, adossés comme ils le sont aux fétiches.

    2. Le cheik musulman utilise, quant à lui, le texte du Coran. Je viens consulter le cheik et c’est la "chose" elle-même qui s’exprime à travers le texte du Coran sur lequel pointe, au hasard, le doigt du thérapeute. Texte à comprendre en tant que chose, au sens d’être qui agit. Le texte capture tant l’humain que le non-humain, il capture les "choses". Cette force du Coran est indépendante du prophétisme. La matière première des objets techniques des thérapeutes musulmans est toujours la matière coranique : le Coran est une "chose" avant tout parce qu’il produit des objets techniques, des amulettes qui agissent sur les événements, des talismans qui protègent et qui guérissent. Deux niveaux d’assemblages techniques peuvent s’observer : soit que l’assemblage relève d’une addition, d’une combinaison de "macro-éléments" tel que des contenus de textes, les noms des démons, les paroles prononcées durant la fabrication, soit que l’assemblage concerne les "micro-éléments" tels que les lettres, les compositions de ces lettres, l’encre, la texture du papier, etc. L’écriture est par nature l’"objet" qui agit. Ce dispositif technique implique une proposition thérapeutique importante : si l’objet doué d’intention est un assemblage spécifiques d’écrits, comment ne pas en déduire que l’humain, lui aussi riche d’intention, est lui aussi un écrit, et si l’ humain est un écrit, alors pour le soigner je peux en corriger l’écriture. La formule des thérapeutes musulmans est donc une invitation à un devenir-texte : on ne traite pas avec l’idée ou l’interprétation véhiculées par le texte, mais avec la matérialité de celui-ci. Le cheik fabrique une solution de lettres dont l’écrit est d’ailleurs souvent estompé, dilué. Il prescrit ensuite de "se laver avec", de "le boire" ou encore de "le porter", dans son porte-feuille, épinglé au soutien... dedans, autour et au centre comme un coeur.

    3. Les sémites, enfin, sont ceux qui sont fait du nom (chem en hébreu, le nom). En tant qu’ils ont inventé l’écriture alphabétique, ils sont fabriqués par cela même qu’ils ont fabriqué : un amalgame de noms. Ceux "qui sont fait du nom" continuent à mettre en oeuvre, dans leurs exercices thérapeutiques, la théorie selon laquelle ils seraient constitués de lettres. Pour les juifs et les arabes, la source de toute vie réside dans le nom de Dieu -nom que personne ne connaît au demeurant. "Béni soit le nom" disent les Juifs, pour remercier tout comme pour conjurer leur peur, "avec l’aide du nom de Dieu", disent les Musulmans, certifiant que chaque événement ne peut être produit que par le nom de Dieu. Pour les guérisseurs juifs, le nom de Dieu est la "chose" qui agit. Cette chose, celle qui cause les malheurs du peuple, mais qui pourrait aussi le sauver, est un mystère. Le nom de Dieu est bien cette chose car Dieu lui-même est soumis à la force de son nom. On peut modifier le destin qu’il a tracé en manipulant son nom. Nouvelle proposition technique : le nom de Dieu est plus fort que Dieu, l’être de Dieu est dans son nom, tout comme l’être de chaque juif est dans le nom qu’il porte.

Le nom de Dieu est bien inscrit dans la Bible, mais comment y accéder? Peut-être le nom de Dieu est-il une combinaison particulière de lettres, une "super-amulette" en quelque sorte : c’est pourquoi la Kabbale tente de trouver les règles de ces combinaisons permettant de décoder le nom de Dieu. Et en chaque combinaison, Dieu se manifeste, Dieu est convoqué. Comment une telle force peut-elle être contenue dans un mot? On la sait enfouie dans un corps composite, un amalgame d’éléments hétérogènes faits de textes, de supports, d’encre, de paroles, ect. Le guérisseur juif invite le patient à un devenir-nom, il consigne le destin de la personne à partir d’une amulette contenant sa propre interprétation du nom de Dieu.

La puissance du guérisseur tient à ce que Dieu s’engage lui-même, un peu, qu’il soit pris en quelque sorte dans le texte. L’amulette agit sur Dieu, le texte précède Dieu et le thérapeute agit, un peu, sur Dieu. Chaque fois que le guérisseur doit agir, il tente une nouvelle interprétation du nom de Dieu, il confectionne une amulette... tout comme Dieu fabriqua Adam.

L’aventure thérapeutique...

Nous travaillons non plus sur les maladies, les organes et les humains, mais sur les objets. Sur les objets, tels que leur rôle consiste précisément à démontrer la fonction du thérapeute : il s’agit en somme d’une compréhension passionnée pour la thérapie proposée par le thérapeute. C’est précisément lorsqu’il n’y a pas d’objet qu’on se trouve obligé d’infliger au patient tous les éléments. L’objet présente une double garantie : il oblige le thérapeute à faire le pari de l’intelligence du patient et il permet au patient de situer avec précision la théorie de son thérapeute. Nous partons du pari que, dans un dispositif thérapeutique, il n’y a pas de dupe. Le thérapeute est au service d’une "chose" qui offre une destinée métamorphosante à un humain. Le patient apprend à connaître la chose, il découvre l’aventure qu’on lui propose. Il attend une amélioration et il veut tenter la transformation : il tente l’aventure, il s’engage dans le jeu thérapeutique, il y consent. Plus exactement, il comprend qu’aucun changement ne peut advenir s’il ne joue pas le jeu de la métamorphose, celle-là même que les objets techniques viennent confirmer, affirmant le bien-fondé de la théorie initiale. On peut ainsi comprendre le contrat thérapeutique comme une aventure dans laquelle le patient perd sa position d’objet et devient un partenaire, contraint, par le processus que déclenche l’objet, à rejoindre la théorie du thérapeute et le groupe auquel il est affilié : le patient, au même titre que le thérapeute, est placé en position d’expertise.

Les dispositifs qui excluent les objets, le devenir-humain de l’objet, le devenir-texte de l’humain, bref la plupart des thérapies savantes européennes, réduisent le patient au statut de dupe, réduisent la séance de consultation à un théâtre d’illusion : le patient est "librement engagé" dans un contrat de type "capture unilatérale". Ces pensées thérapeutiques posent une question à la fois technique et politique : comment trouver les moyens de donner un autre rôle au patient, comment sortir de ce dispositif réducteur? Comment reconnaître et rendre actif le processus subversif que déclencherait la mise en position d’expertise des groupes de patients? Comment réintroduire le caractère d’expertise des familles sous la forme d’un espace politique mettant en risque les institutions étatiques? C’est en raison de leur capacité à séduire, à enrôler, à constituer des groupes, à construire des hiérarchies parallèles que les autorités se méfient des dispositifs thérapeutiques et tentent de les contrôler.

Nous présentions la question centrale posée par la thérapie comme étant celle du changement, de la modification, de la métamorphose, du devenir-autre. Nous avons vu qu’il y a des choses et qu’il y a des objets. Nous avons également souligné la singularité du contrat thérapeutique : le patient consent à jouer, le dispositif correspondant à une sorte d’aventure à laquelle on ne peut jouer que si l’on est malade. Et le thérapeute s’engage à mobiliser la chose au profit du patient. L’engagement du patient est un consentement et les conséquences de ce consentement dessinent trois lignes de tension :

 

  1. vers la réussite de la métamorphose impossible avec l’espoir d’un surplus d’imagination et de savoir, ainsi qu’une amélioration de son état
  2. vers la compréhension et la maîtrise d’une pratique : le patient commence à manipuler les objets et à comprendre techniquement les méthodes de son thérapeute,
  3. vers son agrégation à l’univers du thérapeute selon des degrés : apprentissage, initiation, conversion.

Les dispositifs sans objets techniques, singularisés par l’élimination des fétiches, partent d’un modèle et produisent, comme seule issue, la conversion (à différencier de l’initiation) : la conversion est bien un devenir, mais qui ne se règle pas sur de l’hétérogène. Le refus des fétiches trouve son expression la plus courante dans l’adhésion aux églises charismatiques en Afrique qui proclament que la conversion est la meilleure façon de lutter contre la sorcellerie. Les dispositifs thérapeutiques sans objets prolongent les systèmes de guérison chrétiens : la conversion est à la fois la cause et l’aboutissement de la guérison... qui se converti, guérit. Le modèle est d’une simplicité limpide. La conversion guérit et la guérison convertit : la guérison d’un seul converti l’ensemble de la communauté... définition même du martyr. Avec les chrétiens, la guérison devient véhicule de croyance. Et c’est ce processus que prolongent les thérapies savantes, par une étrange obsession de "purification analytique" et d’endoctrinement, démontrant par là qu’il existe au moins un "objet" qu’elles ne considèrent pas comme indifférent, mais au contraire comme un militant potentiel. Ce dispositif conduit à un état de guerre permanent en psychothérapie : production massive de phénomènes de conversion, production d’un peuple de moutons convertis... tout comme le dispositif "secte" : promesse d’initiation tout en étant incapable d’une transformation, d’un devenir-chose. Il n’y a pas de devenir- chose sans objet technique...

 

Proposition de paix...

Comment instituer réellement un "parlement des choses" : les fétiches, les lettres, les noms? Comment y ajouter une seconde chambre abritant un "parlement des êtres et des dieux", une chambre sous la forme d’un espace de discussion, de négociation entre représentants engagés?

Une assemblée des choses? Une chose est un noyau de potentialités dont on ne peut prédire les intentions, le devenir : on n’ "a" pas les choses, on les touche. Une chose tient du concept qui aurait des exigences envers de l’hétérogène, elle capture par contrat : telle l’écriture alphabétique. À l’autre extrémité se trouvent les êtres. Deleuze en parle comme des démons : ils ont quelque chose de démoniaque ou de démonique au sens du daîmon grec. Ce sont des forces dotées d’intentions, dotées d’exigences qui, si on les traite, permettent de saisir la stratégie des humains. Si les noms piègent la chose, les démons échappent toujours... Le démon est légion, dit l’Evangile. Il s’agit dès lors de négocier avec ces êtres démoniaques, tout en gardant une part de liberté intérieure : il s’agit de tricher. Après avoir fixé un démon par l’interprétation de son nom, il faut savoir le trahir. La tricherie est un jeu, une négociation créatrice d’une ligne de fuite. Et entre les choses et les démons, il y a les dieux. Les dieux sont à différencier des démons que l’on fixe par les noms : on attend d’eux qu’ils normalisent notre accès à la chose. C’est une situation de jeu qui singularise leur étiologie : si nous ne les adorons plus, ils reviennent nous piéger sous la forme de démons... Les dieux ne sont des "choses" que si nous leur rendons hommage, si nous croyons en eux. Et parmi ces étranges choses, ces êtres redoutables peuplant notre scène contemporaine, il y a les drogues, les médicaments, les démons des captures, les démons qui réafillient politiquement, etc.

La proposition de paix peut s’énoncer comme suit : comment convoquer, sous la forme d’une assemblée de représentants engagés, les différentes thérapies en leur proposant d’exposer leurs objets, de s’exposer à cette prise de risque? Nous nous dirigeons vers un supermarché de la thérapie et de la théologie... Comment réinstituer un endroit où puissent se dire les noms de dieux? C’est là la tentative du centre G. Devereux.

 

Et nos "objets" phalliques?

Le phallus ne constitue-t-il pas un "objet" freudien? L’inconscient n’est-il pas un "objet" en tant qu’il est impliqué par la castration? Cette lecture lacanienne de la pensée freudienne a effectivement produit une chose : le mouvement psychanalyste français. Mais quelle est la fonction de la sexualité par rapport aux symboles inscrits dans les livres? En quoi Freud a t-il gonflé nos alentours de phallus proliférants? N’est-ce pas là une étrange tribu d’ "objets" renvoyant à une "chose" que serait la sexualité? Et en quoi toute proposition de paix passe-t-elle par cette question de la sexualité? La sexualité n’est-elle pas la "chose", le lien à reconstruire vers nos propriétaires? N’est-elle pas le vecteur d’un devenir-animal?

La pièce de Sophocle, "Oedipe Roi", est une pièce confuse dans les faits, compliquée, seconde si l’on en croit les réactions du public grec de l’époque. Le phénomène décrit, sur base des observations cliniques, est le suivant : les enfants "oedipiens" sont souvent des enfants séparés de leurs parents dès leur plus jeune âge. Prenons l’exemple d’une famille d’émigrés laissant leur enfant au pays comme représentant de la famille, comme représentant marquant leur présence là-bas. Lorsque l’enfant rejoint ses parents, il apprend et découvre soudain les personnes qui lui sont les plus proches. Il frappera son père ou sera tenté de dormir avec sa mère. C’est le phénomène de la séparation précoce : dans la tête de l’enfant, intellectuellement, ce sont des proches, mais en sensation, ce sont des étrangers. Freud y voit là une théorie générale de l’humain : il ne comprend pourtant pas de quoi il s’agit, de ce phénomène tel que les grecs l’entendaient. Non seulement il y voit une théorie générale de l’humain, mais de plus il y introduit une série d’interprétations sur lesquelles viennent se greffer une série de symboles malheureux.

On peut effectivement construire une "chose" autour de la sexualité, pour peu que l’on comprenne la sexualité comme un problème d’organisation politique : la sexualité est le principe de ce qui divise. Les gens parlent ensemble et se sentent indivis... Si maintenant quelqu’un pose la question : as-tu des problèmes sexuels?, il coupe toute possibilité d’alliance, il laisse la personne seule, sans mère, sans père, ni frère chrétien, ni frère de sang. Le psychanalyste sépare par l’intervention technique de la sexualité. C’est le levier le plus puissant de la théorie psychanalytique. Un être sexué est un être seul, un être allié est un être dont la pensée sur la sexualité est soumise à ses appartenances, à ses propriétaires : le thérapeute est un groupe et travaille de groupes à groupes. Un enfant ne se pose pas la question de la différence des sexes (comme un donné irréductible de la perception), il se demande plutôt : comment le même engendre-t-il le même, comment deux grecs engendrent-ils un grec? Le phallos est un autre personnage, c’est un Dieu... comme Papa Legba, statuette en bois avec son cigare, dans le film de Najman Les illuminations de Madame Nerval : il parle toutes les langues, il est copule, il peut provenir d’alliances diverses... Bref, il ne se réduit pas à une grammaire lacanienne de la castration et de l’engendrement. La question de la différence des sexes a permis à Freud de construire un espace thérapeutique imparable : c’est une proposition contingente qui sépare l’être de ses alliés, de ses alliances. À la différence du dispositif ethnopsychiatrique où se pose la question suivante : comment entrer en relation avec un homme lié? Le rêve ou le phallus sont des processus intéressants dans la mesure où ils participent d’une construction médiée par des objets qui déclenchent un processus vers l’avenir, vers l’agir, vers le lié. La castration renvoie vers le passé : comment faire de la sexualité un prescription d’alliance, constructrice d’un devenir, d’un avenir?

 

Contraste entre les voies de la guérison et les voies du salut

Peut-on réduire l’histoire du monothéisme à une grande histoire de thérapeutes, sans objets et sans fétiches de surcroît? Ne faut-il pas sauvegarder le contraste entre l’espace thérapeutique et l’espace théologique, les voies de la guérison et celle du salut? Il est à noter que ce contraste est posé de l’intérieur même de l’Eglise chrétienne comme source de conflit...

Ne peut-on penser la conversion en terme de salut et non de guérison? Ne faut-il pas précisément préserver ces espaces et leurs logiques de constitution propre : l’espace où l’on négocie avec les démons par la tricherie est peut-être à séparer de l’espace d’un Dieu appréhendable par la seule voie de la vérité? Il n’en reste pas moins que le christianisme est une religion de la conversion et que le principe du dispositif sans objet, c’est la conversion.

Mais dans quelle mesure les dispositifs psychothérapeutiques occidentaux s’inscrivent-ils dans le prolongement de cette tradition de la conversion? N’y-a-t-il pas dans l’idéal de "purification analytique" qui caractérise les psychothérapies savantes la marque d’un héritage singulièrement occidental : qu’en est-il de cette obsession d’élimination des "choses qui causent", cette obsession de ne pas influencer, de ne pas déformer le message adressé par l’inconscient? À défaut d’objet, la psychothérapie endoctrine, produit en masse des phénomènes de conversion, démontrant par là qu’il existe au moins un objet qu’elle considère comme un militant potentiel. La machine de la conversion psychothérapeutique désafillie l’être de sa multiplicité agencée, de ses groupes naturels pour en faire le membre d’une classe statistique. De plus, elle transforme une affliction en culpabilité : soit le patient se convertit, soit il est damné... soit il se soumet à la théorie, soit il se découvre définitivement seul et incurable. La question se pose peut-être moins sous la forme d’un contraste entre tricherie et vérité, guérison et salut, qu’entre les traditions singularisées par la fabrication de technique d’influence et celles qui, aujourd’hui, sous la forme d’un idéal de purification analytique, prolongent l’ancestrale tradition de la vérité ascétique et scientifique... À quelles conditions, en tant qu’héritiers de cette singulière tradition de la purification, peut-on rejouer cette question de la liberté, telle que celle-ci procède, depuis Saint-Augustin, d’un impératif de conversion face auquel doivent se dissoudre toute immanence créatrice et tout humour spéculatif? Le sérieux, la volonté de ne pas suggérer, de ne pas influencer, n’est-elle pas le moteur de la suggestion la plus imparable? Comment réinventer comme "dépassable" cette vérité anthropologique marquant de son sceau les voies de la guérison occidentales et chrétiennes?

 

L’invention moderne des médicaments. Autour de Philippe Pignarre...

Philippe Pignarre, Isabelle Stengers

© photo Tobie Nathan

 

Ces étranges "objets"...

Les psychothérapies savantes ont éliminé les objets. Elles se définissent par ces objets qu’elles excluent. Cependant, les médicaments ont surgit, curieux objets refoulés par les traitements de l’âme, sans qu’aucun exercice de pensée n’ait été fait sur ce qu’il se passait. Qu’en est-il de ce marché des maladies de l’âme? Et comment amener une contribution au dispositif ethnopsychiatrique en posant la question : qu’est-ce qu’il nous arrive avec les médicaments? Comment prolonger à cet égard le "bien se présenter" des blancs, défi exposé dans la leçon inaugurale de Bruno Latour?

Notre proposition de paix est la suivante : comment réaliser des expérimentations en passant par des agencements qui nous sortent des dispositifs figés? Comment penser le rapport, le contraste, la concurrence existant entre le système des psychotropes et le système psycho-thérapeutique? S’observe, ces dernières années, une redéfinition de la profession médicale par le monopole de la prescription des médicaments. Cette redéfinition est liée à la valeur "universelle" du système des médicaments : ceux-ci permettent de penser un système de compréhension des maladies de l’âme étendu au monde entier. Un double danger guette cette compréhension. Le danger d’une compréhension symbolique qui réduirait trop simplement les psychotropes à des objets d’écriture, à des fabrications collectives. Un danger de décalque mimétique du mécanisme biochimique également : comparaison de l’agencement d’atomes constitutif d’un médicament avec les agencements constitutifs de l’objet scientifique. Si la manière dont on soigne renvoie à la manière dont un groupe se définit, qu’en est-il de cette biochimie? C’est qu’il s’agit, pour comprendre le système des médicaments, de partir de nouvelles proposition : peut-on penser le dispositif psychothropique et le dispositif pathologique comme étant inséparables? De quels agencements singuliers sont-ils les éléments?

Ce débat nous sépare de la psychiatrie transculturelle américaine, laquelle promène des cliniciens avertis partout dans le monde. Celle-ci peut se comprendre comme une forme de multiculturalisme, traversant les différentes langues qui permettent d’énoncer plus ou moins bien les troubles pathologiques : moins une langue est évoluée, plus elle s’approche d’une description somatique. Et cette psychiatrie transculturelle se dit "participer à la modernisation du monde". Sa méthodologie "transculturelle" implique l’exclusion des psychothérapies traditionnelles, tout au plus médiées par le patient lui-même. Cette procédure de brassage disloque l’ensemble des symptômes, balladant les patients au gré d’étiologies diverses. Mais les patients semblent friands de ce melting pot : les causes sont à chaque fois différentes, les systèmes d’explication sont imbriqués, se mélangent en permanence, sans inquiétude. Les "troubles" sont en conséquence assez peu fiables et les médecins redéfinissent sans cesse leurs "groupes" de patients. Les "troubles" sont à séparer et du médecin et du patient.

 

La définition du terme "psychiatrie", inséparable des médicaments?

Les psychotropes sont indépendants des causes du trouble mental, de la pathologie. Ce dont témoigne la séparation radicale du psychiatre et du pharmacologue. La seule exigence est la démonstration de l’éfficience du médicament dans un but clinique. La médecine s’invente sur deux fronts : la pathologie clinique (thérapeutique) et les outils du diagnostic. L’acte médical est ainsi mis en tension entre ces deux pôles : ceux-ci ont en commun la possibilité de mettre en évidence des "témoins fiables", résistant avec succès à l’épreuve d’un "faire preuve". Or, il n’y a pas de "témoin fiable" dans le champ de la psychiatrie : le corps est toujours susceptible de guérir pour de mauvaises raisons, l’arrivée brutale de nouvelles molécules bouscule les vérités de présomption provisoires... Le tout empêchant la stabilisation des catégories pathologiques. C’est ainsi que la paralysie générale quitta un jour l’hôpital psychiatrique pour rejoindre le secteur qu’on lui connaît aujourd’hui.

La stabilisation d’une molécule répond à un modèle pharmaco-induit : une substance agit sur les patients... action et transformation, certes, mais pas de devenir-animal suscité par la substance. Les psychotropes détachent les patients de toutes leurs causes ouvrant la possibilité d’une interchangeabilité, mais ils attachent les prescripteurs par le monopole de la prescription. Sans enracinement biologique sérieux, les psychotropes peuvent s’étendre : ils viennent s’intercaler dans le moule somatique du laboratoire... Le pire, pour le devenir de ces objets, serait précisément la découverte d’un marqueur biologique qui obligerait la psychiatrie à se replier. Marqueur qui redéfinirait les paradigmes et redisposerait les frontières. C’est l’inventivité permanente, l’incertitude qui ouvre sur de nouveaux possibles.

Reprenons le problème des essais d’expérimentation clinique. Il s’agit moins d’un intérêt pour la molécule que de savoir si l’on a bien constitué le groupe. Les candidats à devenir patients et la molécule candidate à devenir un médicament doivent se rencontrer dans les conditions idéalement libres de toute interférence. Pour ce faire, le laboratoire va établir deux groupes de malades à chacun desquels on prescrit soit le futur médicament, soit la substance placebo. Et ceci sans que le groupe candidat à devenir patient, ni les prescripteurs, connaissent lequel des deux groupes est sous l’effet du véritable médicament. Le succès de la rencontre entre le corps et la molécule passent par la preuve de l’efficacité de cette dernière à circonscrire une pathologie le plus précisément possible. Ce sont moins les cliniciens qui font appel à l’inventivité des pharmacologues que ceux-ci qui, en discriminant l’effet de certaines de ces substances, créent de nouveaux syndromes psychopathologiques et par là de nouvelles populations de malades. Quelle est la manière dont on définit la population de malades, le groupe de patients? Comment tient-il? Le laboratoire est non seulement le lieu de constitution d’un médicament mais également le lieu de constitution d’un groupe réel dans la société, d’un groupe qui va grossir en permanence, d’un groupe qui nous intéresse. Lorsqu’un individu seul ne pas pas bien, il n’a rien de particulier... angoisse du médecin face à ce qui n’est pas formalisable. Il lui faut un groupe qui "tienne".

L’histoire nous montre la victoire des pharmaciens sur les médecins. Nous sommes les héritiers d’une tradition singulière qui, depuis toujours, sépare le monde de la préparation de celui de la médecine. Que serait dés lors une médecine sans médecins?

Les psychotropes... Un système de compréhension universel? Pour fabriquer un être humain universel, il faut renoncer aux causes : un être est toujours renouvelé dans sa cartographie. L’inconscient comme "objet" auquel on a tenté d’affilier les occidentaux entre en crise. On peut aller plus vite dans la conquête du monde en renonçant aux causes. La psychiatrie crée d’étranges "objets" qui sont aussi des marchandises faisant l’objet de captures particulières. Comment penser ce passage de la causalité à la marchandisation? Peut-on penser ce passage d’un médicament accessible seulement par l’ordonnance d’un médecin à une pure marchandise soumise aux lois de l’offre et de la demande?

 

Le psychiatre : une fabrication singulière

Comment fabrique-t-on des psychiatres? Selon l’anthropologie américaine, la manière dont on se propose de servir les patients les définit. Ainsi, le DSM : cet outil produit en même temps les patients et les psychiatres comme lieu qui organise la rencontre. Quelles sont les étapes de la formation du psychiatre : le traumatisme du premier patient, la prise de pouvoir trop soudaine face à des personnes ayant trente ans de profession derrière eux... Un bon psychiatre est celui qui parviendra à formuler le diagnostic instantané du prototype à identifier.

 

Proposition de paix...

Toute opération de conquête a provoqué des conflits, des confrontations, des fractures... C’est le risque de la mondialisation. Comment traverser les lignes de fractures, comment recréer des discontinuités positives par rapport aux continuités de l’homogénéisation statistique (mise au point de catégories statistiques), de la relation figée entre les psychotropes et la clinique... Comment mettre en place de nouveaux agencements déstabilisant la relation qui unit ces deux domaines? Changement d’expertise et de profession : il s’agirait alors d’enlever le pouvoir de la prescription au médecin et de le donner aux patients... Pour une situation de guerre civile : on supprime la prescription et on brise le lien artificiel qui unit la profession et les psychotropes. Partant d’un constat d’échec : les psychiatres ont échoué à transmettre un lieu de connaissance sur les psychotropes. Le seul savoir vient de la médecine pharmaceutique.

Mais l’indépendantisation, la marchandisation et l’éventuel devenir-mortel du patient n’enfoncent-ils pas encore plus dans la destinée "autonome" du marché mondial? N’est-ce pas là une proposition en faveur de la Liberté Mondiale du Consommateur, dés lors définitivement seul? Le système actuel attache un psychiatre mais détache les patients : comment créer de nouveaux dispositifs attachants? Quelles seraient les bonnes "captures", les bonnes affiliations? Et "qui" parle? Quels vont être les descendants de ce discours?

 

Connexion avec l’être indomesticable des drogues?

Peut-on penser ensemble la capture prohibitionniste des drogues, elle-même inséparable de leur impossible domestication par les toxicomanes, et le monopole médical de la prescription des médicaments, inséparable de leur progressive marchandisation? Dans les deux cas, la domestication et la prescription sont mises en crise par la prolifération d’êtres redoutables, de "choses" dont on ne comprend encore que trop peu les étiologies. La chimiothérapie moderne est en train de construire une chose incroyable, un être fait de molécules élémentaires dont découle sa qualité de vivant, elle propose un devenir qui tient à la fois du devenir-plantes des amérindiens (passion des substances) et du devenir-lettres des guérisseurs juifs (passion des combinatoires). Les molécules, "objets" en grand nombre, lui permettent de médiatiser le rapport à sa chose. L’inventivité de la chimiothérapie fait voler le noyau de la psychiatrie, sa nosographie, restructurées par l’irruption soudaine et proliférante de ses objets techniques. Dans un même mouvement, elle redéfinit le poison, la drogue dont elle redistribue les certificats de liticité. Elle expédie l’humain dans un devenir-chimique...et fait des toxicomanes des chercheurs possédés par "la chose" plus encore que les chimistes : possédés sans parvenir à négocier avec elle, à tricher... Ils la prennent peut-être trop au sérieux. Cette "chose" dont les êtres démoniaques prolifèrent, dont les objets techniques bousculent toute catégorisation, viendra désormais, au même titre que l’être de ce qui fait "secte", recruter parmi les humains en bonne santé : à qui veut jouer? Situation de guerre des mondes, déclarée ou non... bonne ou mauvaise affiliation?

 

II. Les chemins de l’élection. Les modalités du rapport aux dieux dans le paganisme et le Soufisme... guerre des hommes et dévoration du maître.

 

Présentation d’un paganisme historique constitué avant l’irruption de la fracture monothéiste. Autour de Bruno Pinchard...

Bruno Pinchard

© photo Tobie Nathan

 

Présentation des perspectives

Trois perspectives sous-tendent notre problématique :

  1. Une perspective politique, premièrement : comment arracher la question païenne au néo-paganisme, comment la libérer des entreprises impérialistes et des naturalismes autoritaires? Comment faire remonter le continent païen dans sa douceur, contrastant avec les captures brutales opérées par la modernité? Proposition païenne sous le signe de la paix.
  2. Une perspective littéraire, ensuite : La mémoire d’outre-tombe de Chateaubriand nous permet de répondre aux pressions de la modernité. Trois valeurs y sont présentes : la noblesse des moeurs, la beauté du langage et la majesté qui donne à l’espèce humaine une certaine grandeur.
  3. Une perspective s’inscrivant dans le débat qui nous anime, enfin : comment définir ce que serait une élection hors du champ dans lequel elle a été créée, à savoir la Bible ?

Deux voies de résolution se dessinent concernant cette dernière proposition : ou bien on part du texte biblique (élection locale d’un peuple, cantique des cantiques pour un peuple, un Dieu, un livre), ou bien on cherche à créer un espace pour une voie d’élection complémentaire. La vocation des gentils, laquelle constitue une voie alternative, ouvre une perspective quant à elle trop large (prosélytisme à l’inverse de l’intégrisme juif) : annonce de la Bonne Nouvelle et constitution d’une Église comme communauté vivante du Saint-Esprit.

C’est le petit nombre de livres écrits sur le paganisme qui nous permettra de décrire l’élection païenne : en particulier l’oeuvre de Virgile, les Énéides, les Bucoliques et les Géorgiques, laquelle permet d’établir un statut païen. On peut également citer les Antiquités de Varron, lequel s’attaque à une tâche ultime : les nominations enfin prononçables des dieux, écrits contrastant avec Le Livre de la tradition biblique caractérisé par l’indicibilité de Dieu.

 

Virgile et l’inquiétude païenne...

Dans les Énéides, Virgile reprend l’essence d’Éné (fils de Vénus et d’Anchise) comme initiale dans l’inquiétude païenne. Il s’agit ici d’un paganisme lunaire, entretenant des liens privilégiés avec le monde des morts. Tout se passe à Rome, majestueuse ville qui me donne la couleur de mes yeux, le marbre blanc et l’absolu miroir de la terre. Ville encore qui me donne mes chances lors de mon retour d’exil, de dépossession. S’observe une conjonction régulière du divin et de l’humain : la Rome païenne fait droit aux religions, aux règles de la vie privée, à l’organisation de la vie publique par une nomination des dieux permettant l’accès à toute une catégorisation du réel. L’anticipation de l’incarnation est fondée sur la co-propriation des dieux et des hommes dans la terre païenne.

Étymologiquement, le terme "latin", les "latins" vient de latium, mot qui concentre à lui seul la vérité de ce paganisme blême. Vient de lateo qui signifie se cacher, se tenir en retrait, être dissimulé. Il s’agit alors de s’interroger sur la latence constitutive du paganisme. Vient aussi de latona, la déesse Diane qui se cache dans les herbes. La question du paganisme remonte au cours des eaux de Diane et d’Appolon, le fils de Laton. Pour que le paganisme grec puisse arriver à sa profondeur romaine, il fallait que le soleil soit complété par les sources des eaux. Le latin est celui qui fonde, qui enfouit dans la terre première, le latin se caractérise par un destin d’instauration.

L’élection païenne n’est pas prophétique. Elle ne relève pas de l’annonce, mais du secret, de l’oracle, de ce qui se cache et se soustrait : l’éradication et la ruine de Rome est comme son message même... latin. Qu’est-ce qui se cache dans le début de Rome : Éné, personnage provenant d’une ville détruite qui a brûlé... païen absolu, il rencontre la perte essentielle de type prométhéen. L’histoire romaine naît de l’histoire de Saturne chassé par Jupiter : de l’Olympe est tombé Saturne, le premier caché, fuyant la foudre, exilé après avoir perdu sa royauté. L’inséminateur commence par la pâleur : c’est la métaphysique de l’exilé que prolongera Dante, fils de Virgile. Saturne sera le fondateur d’un âge d’or : l’effet de sa chute signe l’âge des exilés cachés. Les âges d’argent et de fer suivront. Éné sera l’exilé de l’âge du fer. Et l’arx sera le lieu d’émergence, la citadelle. Entre les thématiques de l’enfouissement et de l’émergence, Virgile témoigne d’une rationalité par attraction, un magnétisme verbal qui respecte la discursivité du discours, sensible à la sphère archaïque du discours.

Dans les Bucoliques, Virgile nous dit encore : "nous fuyons la patrie", comme dans les Énéides : "je suis jeté dans l’histoire, fuyard persécuté par le destin". L’élection païenne est inséparable d’une guerre des hommes à l’encontre des dieux, à l’encontre de la violence des supérieurs. "Si je ne peux plier les dieux supérieurs, je réveillerai l’enfer", l’élection se tourne vers la religion des morts, le lunaire. L’essence païenne conduit à l’enfouissement des fondements de Rome pour instiguer les dieux dans le latium. C’est de là que vient la gente latine. "Par quelle divinité blessée s’est retrouvé cet homme a subir tant de malheurs... pourquoi tant de colère dans les âmes célestes, un tel acharnement à l’égard de la terre?

 

Proposition de paix...

Notre proposition de paix sera la suivante : comment retrouver le sens du secret maintenu dans les émergences, lui-même associé à un sens de travail des hommes par rapport aux dieux?

 

Situation de guerre non-déclarée : le culte "blanc" des idoles

Ne sommes-nous pas plutôt dans une situation de guerre non-déclarée? Pourquoi ce conflit entre deux traditions, la tradition biblique et la tradition païenne? Et comment comprendre ce déchaînement anticipatoire par rapport au paganisme? Il semble que l’histoire du paganisme ait toujours été mal comprise : c’est l’histoire d’un long malentendu... La critique, et la proposition de paix qui la sous-tend, concernent la politique naturaliste : comment donner la parole à d’autres natures, réhabiliter une assemblée des dieux? Il ne nous reste que des ruines du paganisme. Nous sommes arrivés moins comme des monothéistes subvertissant la multiplicité des dieux que comme des destructeurs d’idoles. Si la notion d’ "idole" renvoie à la valeur du "faire", l’efficience romaine résonne dans le terme titemi qui vient du grec et du sanscrit thémis et qui signifie la justice comme étant ce qui est posé : l’idole, je la fais parce que je la pose avec un fatum. Le fatum vient du terme fari, parler. Comment réarticuler fari et fatum, facere? Ce qu’on voulu faire les romains avec les idoles, c’est la facticité posante selon une parole qui fait destin. Pourquoi ce déchaînement des chrétiens contre le paganisme, dés lors que nous le comprenons comme facticité posante? Le terme "païen" vient de pago, terme qui signifie pourtant "district". Ce qui explique que le processus de paganisation des religions anciennes s’est opéré en reliant celles-ci sous forme de districts : César brisait les arbres sacrés des druides afin que les paysans ne soient plus autonomes. L’histoire des idoles est celle d’un long malentendu : il s’agit peut-être moins d’un passage du polythéisme au monothéisme, que des féticheurs aux briseurs d’idoles... Mais cette étrange histoire de la destruction des idoles nous caractérise, nous les "blancs", de façon cruellement singulière : cette longue histoire nous ramène aux grecs rompant avec les idoles de la Caverne mais dressant les Idées, aux chrétiens brûlant les statues païennes mais peignant les icones, aux protestants badigeonnant les fresques à la chaux mais dressant sur la chaire le texte véridique de la Bible, aux révolutionnaires renversant les anciens régimes et fondant un culte à la déesse Raison, aux philosophes du marteau, auscultant le vide caverneux de toutes les statues de tous les cultes, mais redressant les dieux païens de la volonté de puissance... Les "blancs" ne peuvent remplacer les idoles anciennes que par une autre statue, mais elle aussi brisée par le martyr et aussitôt détruite. C’est dire que les "blancs" rendent un culte aux idoles assez étrange, souvent mal compris, source de longs malentendus... telle que la guerre larvée séparant la Bible du paganisme.

C’est avec Saint-Augustin que nous pouvons tenter de comprendre "politiquement" ce passage du polythéisme au monothéisme, passage qui sera dit, historiquement, inaugurer le renversement du paganisme par la tradition du Livre. Dans la Cité de Dieu, Saint-Augustin opère une réfutation technique du paganisme avec un enjeu politique : les chrétiens ont voulu que leur Dieu prenne la place des dieux politiques des romains sous la forme d’un Dieu spirituel. Or, les romains soutenaient l’existence de trois théologies. Une théologie du cosmos et de la nature, premièrement : les stoïciens. Une théologie civile, ensuite : le Panthéon permettant d’asseoir la latinité du pouvoir. Une théologie des poètes, enfin : réservée au théâtre (le tragique : violence des mythologies primitives). Ces théologies supposent donc une nature autonome, des obscénités et des dieux des cités (fabriqués par les sociétés). Or, pour les chrétiens romains, Dieu fait la nature, Dieu n’est pas obscène et ne supporte pas les idoles rivales. Ainsi se confrontèrent deux théologies du pouvoir dont l’enjeu politique chrétien peut se lire, pour Saint-Augustin, dans une simplification du fait théologique de la triplicité à la trinité (entropie).

 

Situation de guerre anticipée...

Le latin est celui qui fonde, qui enfouit dans la terre première. L’éléction païenne est celle du secret, de ce qui se cache et de ce qui se soustrait : le païen absolu rencontre la perte essentielle, l’âge des exilés cachés. L’essence païenne conduit à l’enfouissement des fondements de Rome pour instiguer les dieux dans le latium. Cette lecture implicite de l’échec du paganisme romain comme message caché ne "marche"-t-elle pas encore dans la combine chrétienne? Il semble que le mot d’ordre qui expliquerait la chute, le pas qui donnerait la clé de son échec ne tienne pas compte du rapport qu’entretenaient les romains à leur ennemis. Le romain va s’invaginer dans une terre, il a perdu sa patrie, et il dit : pourquoi les hommes sont-ils des ennemis et pourquoi les dieux se vengent-ils? La grande faillite relève plutôt de l’étrange sentiment par lequel les peuples prédisent eux-mêmes quels vont être leurs ennemis : les romains avaient prévu que les chrétiens allaient les anéantir. Ils prédisent par où ils seront détruits.

Mais en quoi cette lecture implicite dans la littérature romaine nous oblige-t-elle à penser? En quoi cette logique de "prévision implicite de l’ennemi" nous permet-elle de comprendre notre occidentalité moderne?

Si l’on peut tenter de décoder les discours des romains en tant qu’ils annoncent implicitement leur échec, on ne peut cependant y lire un devenir commun des dieux et des hommes. Leur système ne permet pas aux hommes de devenir des dieux. L’Occident s’est toujours singularisé par une préservation de la transcendance des dieux. Il n’y a pas de passage possible de l’homme à Dieu, pas d’incarnation fondée sur la co-propriation des dieux et des hommes. Pas de conjonction du divin et de l’humain, pas de contact avec le divin sans l’expertise d’un archevêque, d’un pape, d’un curé... et aujourd’hui d’un psychiatre. Il y a bien un devenir-Dieu possible, pensable, mais celui-ci s’inscrit dans les parcours initiatiques d’autres traditions : c’est la relation au maître. Le maître est celui dont on se nourrit, dont on dévore une part. Et les récits qui décrivent ces singuliers rapports aux maîtres sont sans contenus : ils décrivent une multiplication de dévorations... à la différence des romains qui ne peuvent penser le rapport au maître sans quitter la relation à l’archevêque.

 

Peut-on penser ce rapport au maître à travers la tradition du Soufisme?

 

Le monde de l’Islam et la dimension du Soufisme. Autour de Faouzi Skali...

Une expérience vécue...

Le Soufisme est une tradition mystique à la recherche de la face cachée du mot "être". Cette face cachée de l’être ne peut se réduire à l’idée de "néant" et doit en être distinguée. J’étais un trésor caché, j’ai aimé et créé le monde afin d’être connu de lui : la plénitude de l’être se donne sous la forme d’un trésor caché. Un passage du Coran est explicite à ce sujet : les mystiques initient Moïse afin qu’il parvienne à atteindre cette dimension cachée, à la découvrir par le biais d’une déconstruction.

Le Soufisme renvoie au mystère d’une expérience "au-delà de la parole", expérience pratique située dans une tension entre le caché et le manifeste :"sans goûter, tu ne peux savoir". Si l’on reprend les histoires populaires, le secret est dans sarcnoun et non dans noun : c’est pourquoi on ne peut en parler que par symboles. Le Soufisme exerce un rôle de remise en doute : la rationalité doit se fonder sur la complexité de l’expérience vécue. C’est une science des choses non-expérimentées, des états intérieurs : derrière la surface, les profondeurs de la voie du coeur. On retrouve cette tension dans le rapport qui existe entre la Kabbale (Judaïsme de Moïse Iddel : retrouver dans l’énoncé de la loi sa complexification) et la Loi (Judaïsme sacerdotal de la Loi : interdits primaires du monothéisme) : il ne s’agit pas de jouer l’un contre l’autre, mais de penser le non-manifeste comme inséparable du manifeste. C’est encore cette tension qui anime le Confucianisme par rapport à Lao-Tseu : c’est dans cette interaction que naît le sens profond, la complexité de ce qui est vécu. Comment faire tomber le mur?

 

Le processus de désidentification..

C’est la question centrale : comment faire tomber le mur du moi? L’expérience vécue renvoie prioritairement à un processus de désidentification, un processus de déconstruction des identités et des conditionnements. L’extinction progressive du moi permet d’éliminer les "idoles aliénantes" afin de retrouver le non-lieu, la présence de l’être-en-soi. Ce processus de dépouillement se signifie comme le faker, la pauvreté, le "ne plus s’attribuer". Ce sont ces identités, ces conditionnements qui nous rattachent à un certain état de conscience : on s’en libère et on passe à un état au-delà des mots, au-delà de toute tentation de pouvoir. On arrive alors à l’univers psychique, lequel est plus vaste que le psychisme individuel inséparable d’une recherche scientifique. Le processus s’amorce au travers d’un passage, d’une montée par différents niveaux de perception de ces êtres : il s’agit d’une série d’états signifiés par des mots allégoriques qui font référence à une expérience vécue. Par exemple, 1) le moi despotique (amara : chef), le volontarisme et l’autoritarisme personnels, l’enfermement dans un univers clos, 2) l’âme qui peut se blâmer de quelque chose (existence d’un ordre moral), la capacité d’évaluation, de regard sur soi, 3) l’âme inspirée : degré d’intériorisation, de voyage, de découverte, de dévoilement pour aller puiser dans une source plus transcendante de laquelle on reçoit, capacité de recevoir d’une source supra-rationnelle, 4) l’âme pacifiée, etc. Ces différents degrés du moi ont été colorés : en fin de parcours, la couleur est transparente, la subjectivité disparaît et l’essentiel est caché, non-révélé. Qu’on pense à l’existence du célèbre Ibn Arabi : à Fez, marchand de henné, il vivait selon un degré d’insignifiance complète...

 

Le rapport au maître...

Le rapport au maître : sans goûter, tu ne peux savoir... Processus de dévoration? le savoir ne sort que d’une expérience partagée, d’un voyage commun et jamais d’un savoir surimposant, d’une autorité extérieure : il s’agit d’un désir commun, d’une interaction vivante. C’est avant tout la création et l’accomplissement d’un culte qui permet d’éviter la construction close.

 

III. Irréductibilité de l’objet-concept à l’objet-sort

Nous avons posé le problème du contraste entre les voies de la guérison et les voies du salut, entre la conversion comme mécanisme résultant d’un dispositif sans objet et les voies de la conversion comme salut... Mais aussi entre les "autres" et "nous", entre les mondes à univers pluriel et nos mondes en guerres, nos mondes à nous, les blancs. Comment les blancs peuvent-ils bien se présenter? fut notre question inaugurale. Comment pouvons-nous, nous les "blancs", nous faire les représentants "engagés" par notre tribu occidentale, cette tribu faite de républicains laïcs, de techniciens scientifiques... mais aussi de philosophes : ces fameux constructeurs de concepts. Comment ceux-ci peuvent-ils eux aussi se présenter comme "engagés" dans un parlement contradictoire où négocient entre eux les multiples diplomates et leurs propriétaires? Engagés et représentants de leur tribu à eux, de leurs ancêtres à eux, les philosophes? Thérapie et philosophie peuvent-elles dés lors s’exposer au risque d’une confrontation?...Deux multiplicités opératoires irréductibles, dirait Deleuze.

 

La question de la non-communication. Autour de l’intervention deleuzienne de Brian Massumi...

Brian Masumi

© photo Tobie Nathan

 

Isabelle Stengers définit le monde commun comme construction active de possibilités de distance et comme impossibilité d’interchangeabilité des places. Impossibilité contrastant avec les idéaux post-modernes d’un Habermas ou des mouvements gauchistes...

 

L’incommunicabilité comme bégaiement...

Deux sources pour cette question de la non-communication. Une japonologue australienne, S. Berkeley, et G. Deleuze, dans son essai sur le bégaiement. Le bégaiement peut se comprendre comme pacte non-dit de passer sur le silence qui fait sensiblement bruit. Un seul phonème en fuite du langage qui résiste à toute articulation volontaire, l’attente du sens sans pouvoir de décision. Dans le bégaiement, on ne peut plus se définir, on reste relation : fait brut sans définition de sens. Socialité, être-ensemble sans qualité. La socialité est bégaiement et l’être-ensemble sans qualité est la tenue en réseau de la différence articulée. C’est une force de répétition immanente au langage. Simondon en parle comme d’un champ pré-individuel. L’être de la relation est une tension, une polarité, une tendance : rien ne se détache, ni ne coïncide. La socialité dépend d’une appartenance indivise, d’une symétrie indépassable, d’une impossibilité intégrale de prendre une part de l’autre. Le discours contient son asymétrie constitutive, le langage traduit-trahit sa propre condition. Comment donner à ce noyau de l’incommunicabilité une description positive, une description plus technique le rendant apte à s’appliquer à un champ d’intervention en soi? Simondon décrit le champ pré-individuel comme un champ fait de différenciations complexes, dans une instantanéité de la variation, et selon une résonance locale globale : susceptibilité de tous les termes à subir instantanément un même effet et à exprimer ce qui se passe dans une variation locale globale. L’être en relation est premier par rapport aux qualités individuelles (unité dynamique de ce qui s’individue). Il faut différencier la cause (propagation linéaire) de l’instantanéité locale de sa propre effectuation. Deleuze et Guattari en parlent comme d’une quasi-cause : action de moduler instantanément l’unité dynamique d’un champ d’appartenance opérant de façon sauvage. C’est le suspend de la conversation : la collision, la négociation modifiée par l’irruption... feu d’une socialité sans expression. Logique de l’indéterminé : l’inclusion des variations comme outils techniques façonnés pour se connecter.

 

Le performatif

Le performatif peut se définir comme capacité à transformer instantanément un état de chose, rien qu’en parlant avec des mots. La performance est prise en charge d’un champ relationnel, force dynamique qui n’appartient qu’à l’appartenance. La performance est potentiel de trahison, de divorce...

On peut, à l’aide de ce performatif, tenter le rapprochement entre les pensées primitives et modernes. Giordano Bruno définissait la magie comme l’art d’allier la connaissance et la puissance d’agir. Pour une pratique magique politique...

Un exemple. Année 1988, bicentenaire de la colonisation du continent en Australie. La réconciliation s’amorce : réclamation du droit ancestral pour les aborigènes, reconnaissance par le système juridique de la loi des aborigènes (tradition), nécessité d’une assistance sociale, etc. Les aborigènes créent une mosaïque traditionnelle pour l’occasion. Mais un motif dans la mosaïque performait un potentiel de trahison : une malédiction contre les blancs. Le performatif rapproche la malédiction de la limite, fait bégayer la socialité australienne. C’est un performatif indépendant d’un quelconque contenu informationnel, il précipite toute une population dans la difficulté de se parler. Et comment surmonter cet épanchement du racisme entre les militants modernistes et les traditionalistes? La question qui se pose dés lors : comment faire pour que la conversation reprenne? C’est une transformation et locale et globale.

Le dispositif de communication capture la différence culturelle, il détermine des termes relatifs enchevêtrés dans des enchaînements narratifs en termes normatifs, il développe des asymétries de base en divisions achevées.

Ne pourrait-il y avoir, entre le dispositif "objet" et le dispositif "être", un être de la relation : un processus transformationnel entre la forme et l’informe, telle une technique quasi-causale et opératoire selon laquelle les niveaux se relayent et se résorbent mutuellement.

Le performatif se déploie à un double niveau. Un niveau éthique, tout d’abord : comment soigner l’être ensemble, comment pouvons-nous nous faire les intercesseurs soignant les appartenances? Un niveau politique, ensuite : comment négocier avec les formes établies? Une troisième technique est envisageable, sous une forme qui relie les deux premiers niveaux : le niveau éthico-politique. Comment s’occuper du rythme, du processus en tant que tel? Telle l’étho-poièse : la création d’êtres condamnés à vivre-ensemble? Comment fonder un nouveau droit à la non-communication? La nécessité de s’exprimer amène à une capture par un dispositif qui souvent divise... mieux vaut bégayer.

 

Négociation?

On peut distinguer le bégaiement événementiel "deleuzien", prolongé dans le sens d’un performatif éthico-politique, du bégaiement "ferenczien". Si l’on peut lire dans le performatif une nouvelle forme d’être de la relation, de négociation pré-individuelle, au contraire, selon Ferenczi, le bégaiement est ce qui transis l’espace du scepticisme moderne : il est ce qui permet de se connecter à d’autres pratiques en terme de force.

Mais ne peut-on, à côté de ces formes philosophiques et psychanalytiques, inscrire le concept "performatif" dans la singularité de la tradition qu’il prolonge? Peut-être le performatif est-il le vecteur d’un avenir à la mesure du passé singulier qu’il prolonge? L’ancêtre du performatif n’est-il pas, éventuellement, le sacrement? Nous ne savons plus ce qu’est le performatif... les mots sont les vecteurs d’inconnues.

 

© photo Tobie Nathan

 

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