seconde partie

 

CULTURES : GUERRES ET PAIX

Août 2000

 

Un colloque pas comme les autres.

Souvenirs d’une tribu cerisienne...

 

Compte-rendu par Alice Haumont

© photo Tobie Nathan

 

 

 

Première partie. La mort du modernisme comme ouverture à la composition active d’un monde commun. clic

Deuxième partie. Situations de guerre des mondes... Pour une typologie contemporaine des aliénations. clic

I. Les sectes aujourd’hui. Autour de Françoise Sironi et de Marie-Françoise Masse ... clic ; II. Usages et non-usages des drogues. Pour une clinique de l’auto-support. Autour de Josep Rafanell I Orra... clic ; III. Reconstruire des collectifs? clic ; Créer des rites? clic ; Historique clic ; La création de rites clic ; Réaffilier une voyante? Autour de Bertrand Méheust et de Maud Kristen... clic ; Maud Kristen... clic

Troisième partie. Mise en résonance des tentatives de négociation avec les "autres" : modernisation, transmission, théorisation, revitalisation, traduction... un exercice de diplomatie? clic

Quatrième partie. Les objets des thérapeutes, les chemins des théologiens et les concepts des philosophes... Contraste entre les voies de la guérison et les voies du salut. clic


 

Deuxième partie. Situations de guerre des mondes... Pour une typologie contemporaine des aliénations.

Deux types d’êtres redoutables vont peupler notre débat, êtres dont les étiologies marquent précisément les limites du domesticable : l’être de "ce qui fait secte", et l’être "proliférant" des drogues. Deux types d’êtres dont les effets redoutables heurtent notre monde occidental contemporain qui, enfin, devient normal dans son désordre... Nous entrons dans une situation de guerre des mondes. Ne sommes-nous pas pris, avec ce type d’êtres, dans des agencements forçant la pensée, dans de nouveaux risques obligeant à penser?

I. Les sectes aujourd’hui. Autour de Françoise Sironi et de Marie-Françoise Masse ...

Une impossible définition...

La question "qu’est-ce qu’une secte?" hante souvent de son insolubilité les débats actuels... La question est peut-être moins de savoir "ce qu’est une secte" que de rencontrer les dispositifs qui permettent d’en penser le problème à partir d’agencements nouveaux.

L’ADFI (Association de Défense de la Famille et de l’individu) est un dispositif français d’aide et d’accueil pour les personnes "sortants de sectes". Paralèllement, l’association se donne pour but de comprendre les intentions des groupes sectaires, leurs rapports au culte et leurs méthodes d’asservissement. Dans son récent ouvrage La dérive sectaire, Anne Fournier a tenté de penser le phénomène sectaire à partir d’une conjonction de facteurs : le mécanisme de la secte fonctionnerait, selon elle, comme la "construction d’une allégance inconditionnelle au sein d’un isolât culturel auto-référent et de caractère expansif de différents domaines de la vie individuelle et sociale". Nous sommes bien souvent devant le constat d’une impossible définition du mot "secte". Une série de caractères sont néanmoins récurrents à l’observation des groupes : idéologie radicale, structure autoritaire et autocratique, référence exclusive à son interprétation, rupture de tout ordre, transformation des personnes, instrumentalisation des énergies, système de promesses, développement de la culpabilité, création artificielle d’une prothèse relationnelle, etc.

Le "phénomène sectaire" constitue une situation de guerre des mondes qui engage, qui produit des "obligations" en tant qu’il déclenche de véritables processus économiques engageant tout le monde. Nous pouvons tenter d’approcher le phénomène par l’examen de deux voies complémentaires : une réflexion concernant le monde occidental en guerre, d’une part, et une réponse méthodologique clinique, d’autre part.

Le monde occidental en guerre...

Nous avons vu que la scission moderne entre les deux pôles de la nature et de la culture était inséparable d’une scission entre la chose publique (qui nous rassemble sous le plus petit dénominateur commun) et les appartenances (qui nous constituent, qui nous "engagent" de manière privée... tolérée). En quoi le phénomène sectaire constitue-t-il un exemple de mise en "guerre" des mondes? Les psychologues, les premiers, ont grignoté l’espace privé, remplaçant les anciennes divinités par un panthéon de "pulsions" et de "maux" laïcisées. Or, depuis quelques années, une série d’encoches à la séparation public-privé surgissent et tendent à s’institutionnaliser -qu’on pense à la question des drogues, au problème de l’hygiène de la femme enceinte, ou encore à la catégorie des maladies à incidence sociale. Et c’est sur ce front-là que s’engagent les sectes, en disant : nous allons militer pour la promotion d’une partie privée qui restera privée, pour une privatisation de l’espace privé (Seca-re = regrouper, couper autour, privatiser). Les choses s’enveniment : les sectes ne se limitent pas à "rapter" les âmes des mystiques déçus, au contraire, elles s’appliquent à recruter les âmes des républicains laïcs et des techniciens scientifiques, capturés par le biais de messages humanistes relatifs au salut de l’homme et à la défense de sa liberté. Les âmes se laissent rapter par les discours mêmes qui les "fabriquent" comme républicaines, capturées par cela même qui anime le discours public...

Mais l’entrée dans la secte n’est-elle pas inséparable d’une déclaration de "défaillance" caractérisant les segments majoritaires d’où sont issues les âmes à prendre? N’est-elle pas inséparable d’un effet de déculturation méthodique singularisant notre scène contemporaine? En quelque sorte, tout se tient de manière cohérente, tel un agencement dont on peut tenter d’identitifer les tenants. Nous pouvons repérer deux niveaux complémentaires :

  1. Les voies du salut : la défaillance des religions dominantes traditionnelles, lesquelles perdent le sens du rapport concret au divin au fur et à mesure de leur institutionnalisation progressive. Résultat, nous allons vers un christianisme de plus en plus mou, témoignant de la logique même des religions de l’avenir : spiritualité dont les formes de plus en plus diverses seront sélectionnables sur catalogue... logiques du melting pot et du zapping culturel.
  2. Les voies de la guérison : là aussi, les dispositifs sont en crise, l’individu est ballotté entre de multiples étiologies, elles aussi sélectionnables sur catalogue, en self-service. Et les discours des psychologues, fabricants d’individus déprimés, vides, en quête de soi répondent en choeur aux grands discours existentialistes de type "nous n’avons plus d’âme"... Bref, les discours sur le "sujet" proclament la défaillance que l’entrée dans la secte ratifie : c’est pour avoir le "sentiment d’une âme" que les individus entrent en secte.

Tout se tient? La logique de constitution "melting" qui singularise tant les voies de la guérison que celles du salut répond à un phénomène de brassage des morphismes, de zapping culturel généralisé, de création artificielle de prothèses relationnelles et d’appartenances... étranges phénomènes singularisant notre contemporanéité occidentale. Déculturées méthodiquement, vidées par les discours des professionnels de la psyché, les âmes deviennent potentiellement libres et "raptables". Les sectes interviennent sur ce front-là comme ce qui précisément, par l’effet d’une privatisation sectaire, produit des "obligations" de résistance. La scène occidentale, enfin, devient normale dans son désordre : la guerre des mondes "engage" tout le monde, les individus mettent en oeuvre de violentes stratégies pour récupérer ces âmes, stratégies qui deviennent de véritables processus de vie économique.

Une réponse clinique...

En quoi les dispositifs cliniques permettent-ils de penser la question du "phénomène sectaire" à partir d’agencements nouveaux, en réponse à une situation pragmatique d’urgence? L’ADFI sélectionne, parmi les multiples situations prises en charge, celles qui nécessitent l’intervention d’une équipe de thérapeutes experts. Longtemps en désaccord avec la prise en charge proposée par les dispositifs psychologiques classiques, l’alliance avec les cliniciens du Centre Georges Devereux constitue une première dans l’histoire de l’ADFI. Les réponses apportées par les théories psychologiques classiques sont souvent incapables de penser le phénomène sectaire dans sa cohérence propre, le concept de "prédisposition" niant celle-ci : quelles prédispositions psychologiques l’individu avait-il pour entrer dans la secte? Il était inconsciemment psychotique, ou encore il cherchait à assumer sa perversion... Les théories classiques soignent des gens non pas "fabriqués" par l’expérience sectaire, mais "pré-fabriqués" -et aussi bien déjà soignés. C’est précisément la singularité du dispositif clinique "sortants de sectes" du Centre G. Devereux que de penser le phénomène sectaire en termes de laboratoire de fabrication d’êtres. Il s’agit donc, pour les professionnels concernés, d’entrer dans l’interrogation "qu’est-ce qu’une secte?" par le biais d’une méthodologie axée sur la notion de fabrication : les gens sortent des sectes et sont dans un "certain état". Cet état a été fabriqué par une expérience sectaire dont nous allons reparcourir les événements majeurs afin de comprendre son mode de construction. Une fois celui-ci compris, nous pouvons le déconstruire. Si un expert en "rapt d’âme" peut fabriquer un dispositif technique, un technicien peut le déconstruire. En posant le problème de cette manière, le phénomène sectaire devient intéressant dans la mesure où on peut identifier son intention comme un mouvement actif : l’intention d’une secte, c’est le rapt d’âme. Le phénomène sectaire constitue une incroyable capitalisation de cette capacité à rapter des âmes. Partant de cette "intention" comme levier permettant d’entrer dans la question des sectes, il s’agit méthodologiquement de circonscrire un cheminement clinique. Celui-ci peut s’énoncer en trois temps : premièrement, comment repérer ce mécanisme de fabrication à partir de l’ "intention"? Deuxièmement, comment déconstruire ce mécanisme, récupérer l’âme raptée? Troisièmement, comment réafillier cette âme? Peut-on lui prescrire un antidote à toute forme de capture? Ou s’agit-il de remonter la lignée des "propriétaires" afin de retrouver le propriétaire susceptible de la réaffilier sous la forme d’une "bonne capture"?

Pour commencer, quelles sont les sources méthodologiques sur lesquelles s’appuyer pour penser ce mécanisme de fabrication? Le système sorcier africain pourrait bien constituer un modèle technique permettant de penser les "captures" qui hantent singulièrement notre scène occidentale. Modèle technique certes, mais qui interviendra à titre de contraste.

Premièrement, il s’agit d’établir un contraste entre la "capture d’âme" qui singularise le dispositif secte et le "cannibalisme" qui singularise le dispositif sorcier. Ce sont deux catégories techniques différentes, deux types de rapports différents à toute âme potentiellement libre : la capture s’approprie l’âme pour la mettre au travail, le cannibalisme s’approprie l’âme pour l’ingérer et pour la digérer.

Deuxièmement, les "intentions" qui déclenchent l’appropriation de l’âme sont également différentes, quoique se recoupant en tant qu’elles sont alimentées toutes deux par un système d’aveux. Les êtres que déclenchent ces deux types d’intention se logent dans la vérité, dans la disjonction "c’est vrai, c’est pas vrai" : c’est vrai que nous mangeons les gens la nuit, soutiendra le sorcier, c’est vrai que les émotions s’engramment dans le corps, soutiendra le sortant de la secte de scientologie. Et c’est à cet endroit précis qu’opère le travail de déconstruction : c’est dans l’inversion technique par le thérapeute du "c’est vrai" en "c’est pas vrai" que surgit l’intention de celui qui a fait le montage, l’être que le "fabricant de secte" a déclenché, l’être avec lequel il s’agit précisément de négocier. Ces êtres ne sont pas dans la secte, ils sont ce qui fait qu’il y a "secte", ils sont ce qui fait que le phénomène "secte" produit sur nous des "obligations", ils sont ce qui fait que la capture sectaire "engage".

Troisièmement, à qui restitue-t-on ces âmes? Pouvez-vous me restituer mon âme et à qui restituez-vous mon âme? Cette question a un sens technique, c’est une proposition de rattachement. Comment rattacher une âme à un "bon" propriétaire? Là encore, les deux dispositifs diffèrent. Dans la mesure où se pose la question de l’appartenance, se pose la question des propriétaires successifs des âmes. Une première proposition technique se présente : pour réassigner une âme, il faut remonter la lignée des propriétaires et retrouver le propriétaire précédant le propriétaire défaillant qui aura permis la capture. Si ton père a permis la capture de ton âme, si ton père t’a vendu, on va te rendre à ton grand-père... Mais que fait-on si le propriétaire défaillant se pose dans les termes des religions et des institutions dominantes, d’un amollissement des prises en charge religieuses et thérapeutiques? À qui restitue-t-on les âmes occidentales déculturées? Une seconde proposition technique consistera alors à reparcourir l’histoire individuelle et collective, les traverser pour tenter de réinscrire l’âme dans les appartenances qui ont peuplé son histoire, telles que les appartenances familiales ou politiques. Cette traversée, cette collecte des éléments historiques peuplant la vie des gens doit pouvoir se faire à partir d’une troisième proposition technique : comment mettre le patient en position d’expert et rendre au statut de "victime" un statut de noblesse? Ce en quoi le dispositif clinique est toujours en construction, en évolution depuis l’antre d’un "parlement contradictoire" obligeant les thérapeutes eux-mêmes à se transformer à partir des énoncés de leurs patients.

Si le système sorcier est un modèle technique permettant de penser le phénomène de la capture de l’âme, d’autres influences nous questionnent indéniablement. Comment ne pas se poser la question de la transmission des spiritualités orientales vers l’Occident? Par quel étrange mécanisme le noble "gour" se transforme-t-il en gourou "charlatan" recrutant des adeptes? Comment penser la fabrication d’un gourou occidental? Comment également ne pas se poser la question de l’influence des mécanismes d’adhésion, de conversion, d’initiation compliqués singularisant la religion chrétienne? En quoi la logique de constitution sectaire prolonge-t-elle, sous certains aspects, la logique de conversion chrétienne? Dans quelles sources les sectes puisent-elles leurs modalités techniques d’influence? Autant d’espaces de questionnements ouverts...

 

II. Usages et non-usages des drogues. Pour une clinique de l’auto-support. Autour de Josep Rafanell Y Orra...

Josep Rafanell y Orra

© photo Tobie Nathan

 

De la clinique policière à la clinique politique

En France, la première loi prohibitionniste engageant médecine, police et justice dans une même machinerie répressive date de 1922. Il faut attendre les années 50 pour que les appareils de santé publique, de justice et de police fassent de l’usage des drogues le problème n°1 des États. Et c’est parallèlement à l’effectif de la prohibition transnationale que surgiront les productions clandestines et massives de substances psychoactives, proliférant dans l’espace de nos pays industrialisés. La France est marquée par le couple "manque-dépendance", elle aborde le problème en terme de perte de liberté et le résout par l’entremise du dispositif policier : la surcodification juridique recouvre le droit privé par rapport au corps et place le toxicome-malade dans le non-choix. C’est dans les années 90 que s’observera une certaine inflexion. La drogue est alors associée au sida comme son vecteur. De nouvelles prises en charge s’avèrent nécessaires, prenant la forme d’encoches à la séparation privé-public, telles que la mise en vente libre des "pompes" redevenues "seringues"... de la toxicomanie clandestine à l’hygiène sociale.

Comment penser une clinique politique et non policière, cette dernière limitant l’usage des drogues à la tripartition : sujet, distribution, transcendance de la loi ? Comment penser une clinique en mesure de produire un "commun" sans spécialement intégrer un groupe? Le danger d’une reterritorialisation "malade" étant toujours proche. Quoi de "commun" entre le crakers défoncé de la place de Stalingrad, le chef d’État cocaïnomane, le psychotique neuroleptisé, le raver amateur d’ecstasy, l’expérimentateur d’hallucinogènes mimant les voyages chamaniques, les adeptes du Santo Daime brésilien consommateurs d’ayawaska, l’héroïnomane en voie de disparition, les millions de français consommant de façon chronique des antidépresseurs et des tranquillisants, sans parler des millions de buveur d’alcools ou des canabophiles? Quoi de commun? La toxicité des substances? La dépendance de l’usager? Les types de réseaux auxquels s’associent les substances, leur circulation, leur consommation? La personnalité de l’usager le prédisposant à tel type d’ivresse? La décomposition du rapport entre corps, conscience et perception qu’introduit la substance?

Comment penser un "commun" sans intégrer un groupe? Il s’agit de passer du "nous" au "on" de la désidentification. C’est la figure du prolétarien qui nous questionne ici : la figure du "n’importe qui" prolétarien. Il n’y a de processus politique que dans le processus de désidentification de la communauté dans l’ordre de la cité : brouillage des catégories privé-public, sujet-substance... échange des lieux et des propriétés. Le prolétaire est la figure la plus achevée d’un mode de subjectivation qui impose la dissolution des propriétés qui définissent le dispositif policier. Si l’ordre policier est chargé d’établir une organisation des corps, l’usager des drogues questionne les formes de l’humain dans la polis, à commencer par l’organisation stable du corps humain. Du "nous" au "on"... pouvoir immanent de la "norme" comme autre forme d’obéissance à la loi.

Comment re-singulariser l’espace public à partir d’une mise en risque du concept même de "politique" qu’introduisent ces brouillages de catégories? Comment le dispositif "drogues" peut-il se constituer en un projet politique dans la mesure où il parvient à énoncer certains régimes de visibilité pouvant intéresser d’autres collectifs? Si l’usager de drogues constituent un des derniers "invisibles" de la cité, le pouvoir ne pourra s’intérioriser que dans la mesure où il invente de nouveaux régimes de visibilité. Dans quelle mesure le "commun" parvient-il à se constituer à partir d’un ensemble de signes formulables dans des régimes d’énonciation légitimés? Cette possibilité de "traduction", d’"entre-capture" avec d’autres dispositifs est inséparable d’une mise en expertise des usagers de drogues : il n’y a de "commun" qu’à partir du moment où les usagers parviennent à produire, de leur propre point de vue, une articulation des dimensions de la situation qui, auparavant, était subie, capturée unilatéralement par la catégorie "malade".

 

Des médicaments et des drogues, des patients et des impatients...

On peut tenter de penser le rapport entre les médicaments et les drogues sous la forme d’un contraste : si les psychotropes sont inséparables de la catégorie des "patients" et de leur distribution sur le "marché", les drogues quant à elles mobilisent des "impatients" et constituent un problème d’"État". Psychotropes, patients, marché. Drogues, impatients, État. Ces deux groupes se singularisent avant tout par des fonctionnalités sociales très différentes. Les médicaments sont inséparables des pathologies et des pharmacologues : les processus de valorisation marchande et de contrôle de l’État se retrouvent dans la stabilisation de la molécule (le médicament), dans la stabilisation du concept de "maladie" et dans la constitution d’une population de malades (fonction d’un groupe réel). Le patient est le grand absent, l’agent d’un système classificatoire, l’illustration de la patiente obéissante à la prescription. Le drogué opère un cheminement inverse. L’usage des drogues fait défection à la stabilisation des catégories malades et fonde son propre marché, échappant au contrôle de l’État. Comment les drogues pourraient-elles dès lors constituer un nouvel espace politique qui ne soit ni étatique, ni capitaliste et qui précisément permette d’échapper à la programmation de leur mode de subjectivation?

 

La substance comme être indomesticable

À la différence du dispositif "secte", le dispositif "drogues" ne constitue pas une situation de guerre des mondes... ou plutôt ne peut : avec les drogues, la guerre ne peut être clairement déclarée. Nous ne pouvons faire la guerre à la molécule à laquelle nous croyons... paradoxe comme cas de figure classique dans nos sociétés occidentales. Cependant, ces deux dispositifs sont hantés par des êtres redoutables, êtres dont l’existence même réside dans ces effets d’autant plus redoutables qu’on les nie...

La substance est le modèle même d’un être. Et les toxicomanes avertis savent que les substances sont des êtres. La toxicomanie peut dès lors se comprendre comme l’art de la domestication des êtres, l’expérimentation de la domestication de ces êtres dont la fabrication est inséparablement une production de "société". Jamais une drogue ne pourra-t-elle constituer un "pharmakon"? Jamais son poison affiché ne pourra-t-il se renverser en potentiel remède? De nouvelles drogues, trop puissantes que pour constituer un pharmakon, sont précisément produites à cet effet : comment éviter la revendication d’une cohérence pratique, la production d’un quelconque collectif? Sans doute la création de collectifs cohérents à partir de ces êtres-là serait-elle insupportable à notre monde. Au plus les machines répressives de la prohibition s’activent, au plus prolifèrent, selon une production incontrôlable, comme par un effet paradoxal propre à nos sociétés modernes, ces êtres insupportables, ces êtres dont l’impossible domestication empêche précisément la production d’un quelconque collectif.

Mais le type d’appropriation existant entre la substance et l’humain ne peut-il faire l’objet de différentes "captures"? À côté des captures unilatérales de la prohibition, à côté d’une reterritorialisation malade, ne peut-il y avoir une forme d’"entre-capture" permettant précisément la constitution d’un collectif? De tels collectifs ne peuplent-ils pas déjà notre scène occidentale? Ne peut-on négocier avec certains de ces redoutables êtres, en comprendre les étiologies, leur créer un espace et les nourrir en échange d’un effet bénéfique? Le "commun" pensable sous la forme d’une clinique de la défonce ne peut-il constituer un tel espace... ou doit-il se réduire à une longue descente aux enfers? Question ouverte...

Nous venons de rencontrer deux êtres... L’être de ce qui fait "secte" et la substance indomesticable de ce qui fait "drogue". Les êtres sont là, quoique non-installés, refoulés par le travail de "purification" moderne... La question est donc : comment leur créer un espace dans lequel ils puissent avoir une vie plausible, leur conférant la possibilité de s’exprimer, et nous offrant la possibilité d’une éventuelle négociation? Des concepts psychologiques à l’assemblée des êtres, nous passons de l’observation d’individus prédisposés, préfabriqués, aux éthiologies d’êtres redoutables.

 

III. Reconstruire des collectifs?

Quels sont les modes de fabrication des collectifs? Peut-on distinguer les "bonnes" des "mauvaises" affiliations? Peut-on établir une typologie des aliénations? Une typologie pour l’assemblée des citoyens possédés? Mais peut-on reconstruire ces affiliations... ou bien l’appartenance ne se fabrique-t-elle pas dans la mesure précise où elle "engage" celui qui s’en fait le représentant, dans la mesure précise où elle ne peut découler d’une choix, d’une bonne volonté? Deux cas de figure questionnent notre débat à titre d’inconnues "risquées". Premièrement, comment re-créer des rites? Et comment faire de cette création l’occasion d’un espace politique? Deuxièmement comment re-construire un collectif à partir d’un "invisible" qui engage, d’une "nature" qui revendique son droit d’accès à la réalité? Comment créer un espace conférant légitimité et plausibilité à cet invisible? Comment réafillier un individu occidental, alors même que les institutions modernes ont exclu du champ de la rationalité les objets qui l’habitent?

 

Créer des rites?

Autour de Starhawk....

Peut-on reconstruire des rites? Et peut-on faire naître, du sein même de ces nouveaux collectifs, des êtres politiques, des démons qui affilient politiquement... des êtres démoniaques dont la capture différeraient d’une capture de type "soumission hiérarchique" ou "organisation centralisée"?

Isabelle Stengers et Starhawk

© photo Tobie Nathan

 

Historique

Diplomate, représentante de la tribu des sorcières d’Amérique, Starhawk nous raconte l’histoire d’un mouvement dont elle est la "tête pensante" depuis plusieurs années. Mouvement à la frontière entre le politique, le spirituel et le psychologique, la première communauté s’est constituée dans les années 60 regroupant une série de membres activistes politiques, en particulier des féministes. La question qui les rassemblait était alors la suivante : pourquoi la révolution n’est-elle pas advenue? N’est-ce pas le signe d’un manque de réflexion concernant les rapports entre genres (sexes), pouvoir et religion? Comment créer d’autres voies de réponse à tous ces questionnements?

En s’imprégnant des grandes mythologies du monde, les premiers membres traversent une série de traditions véhiculant des images de divinités féminines très puissantes, en particulier associées à la religion pré-celtique dans laquelle le divin est inséparable du sacré. En replongeant dans ces traditions de guérison, de magie et de sorcellerie, traditions persécutées par les autorités depuis le 14ème siècle, les membres s’initient et tentent de les prolonger sous une forme nouvelle : comment constituer une tradition non-hiérarchique en recherche de nouveaux rituels? Il s’agissait avant tout d’un travail politique : la mondialisation, l’homogénéisation et le moule capitaliste constituent les éléments par rapport auxquels le mouvement se définissait activement. Une déesse est omniprésente dans leurs pratiques : la déesse irlandaise Brigitt. Associée à la fois à l’image du forgeron, à celle de la thérapie et à celle de la poésie, elle préside à la création des rites du groupe.

La singularité de leurs manifestations s’origine dans une connexion pratique entre la magie et la politique. Si la magie consiste en l’art de la modification de la conscience, il s’agit par là d’apprendre aux membres à catalyser leurs énergies de telle sorte qu’elles se concentrent en une source de puissance non-violente. Par exemple, une des premières manifestations politiques auxquelles donna lieu cette pratique : l’union des énergies de centaines de personnes leur permis de faire "bloc" contre une centrale nucléaire.

C’est cette pratique d’"action directe non-violente" qui donna lieu, il y a un an de cela (novembre 1999), au célèbre blocus de Seattle. L’"action directe non-violente" permet de rassembler des milliers de personnes (sorcières, citoyens républicains, bouddhistes et autres...). Son effet fut d’autant plus puissant que la police n’était pas préparée à la non-violence, ainsi qu’au nombre de personnes présentes et à l’engagement des activistes non-violents... Même si le blocus de Seattle fut organisé lors de réunion ouvertes, publiques, et si les stratégies mises en oeuvre n’avaient rien de secret. En quoi consiste l’entraînement à la non-violence, l’empowerment? Cet entraînement, reçu par des milliers de personnes, comprend : des cours d’histoire et de philosophie de la non-violence accompagnés de pratiques réelles impliquant des jeux de rôle (apprendre à rester calme dans des situations tendues, apprendre les tactiques non-violentes, etc.), des exercices préparatoires au séjour en prison (tactiques de solidarité, aspects judiciaires, premiers soins, etc.). Les principes de base de la non-violence sont les suivants : s’abstenir de violence verbale ou physique, ne pas avoir d’armes, de drogues ou d’alcool, ne pas détruire les biens privés. La singularité de ces manifestations réside également dans une organisation non pas centralisée mais organique : une série de goupes d’affinité se constituent, chaque groupe est habilité (empowered), et non manipulé, à prendre en charge ses propres décisions quant à la manière de participer au blocus. Les groupes d’affinité sont organisés en clusters (certains se désignent pour aller en prison, d’autres pour les premiers secours, etc.) et chacun de ces groupes aura à désigner un de ces membres comme porte-parole présent lors des rencontres entre tous les activistes (conseils). Mais en quoi consiste l’action elle-même? L’action est plus qu’une protestation, nous dit Starhawk, c’est la création d’une vision d’abondance véritable, la célébration de la vie et de la connexion... L’action comprend de l’art, de la danse, des célébrations, des rituels, de la magie... Chacun est en charge de lui-même et des autres, sans renvoi à une autorité. Nous, les sorcières, faisions appel aux éléments de la nature pour nous soutenir.

Politiquement parlant, il s’agit de construire un mouvement qui renverse le contrôle de la finance et de l’industrie et tente par là de créer une nouvelle économie basée sur l’honnêteté et la justice, selon une écologie saine et un environnement salubre, économie qui protège les droits humains et qui soit mise au service de la liberté. La lutte contre la mondialisation capitaliste est inséparablement une lutte pour le respect de l’environnement : la terre est un être vivant qui, pour être maintenu en équilibre, doit être respecté. Obligation nous est faite de rendre à cet organisme santé et prospérité. Cette lutte écologique s’inscrit dans une vision du monde qui, à la façon d’une toile de web, est un organisme fait d’une multiplicité de parties imbriquées en résonance : tout est soumis à la loi de la cause et de l’effet, la spiritualité s’ancre ainsi dans la terre et toute action lancée dans l’univers nous revient amplifiée.

 

La création de rites

Comment créer des rites, comment prolonger des pratiques aussi puissantes que celles-là mêmes qui, depuis des sciècles, consolident le sens d’une tradition? La "justesse" de certains rites peut être à ce point évocatrice que l’on éprouve le besoin de les perpétuer. C’est ainsi que la déesse Birgitt polarisent les pratiques des sorcières sous une forme désormais associée à un mouvement politique. Une série de rituels spécifiques rythment ces pratiques. En rapport avec l’image du forgeron, s’est créé le rituel du chaudron : les sorcières allument des cierges, prononcent des formules d’engagement, chantent et dansent en ronde afin d’élever leurs énergies jusqu’à un sommet, pour ensuite les rendre à la terre. L’enclume, frappée contre le chaudron, permet de consacrer les engagements de chacun : la communauté des sorcières est témoin et support de l’engagement de tous. Un autre élément intervient également dans les rituels : les miroirs. Les miroirs, comme réflecteurs de l’énergie dans l’univers. C’est que la magie constitue avant tout un langage de "symboles" : les symboles appropriés aux choses qu’ils évoquent, en équation avec elles, produisent de l’effet. Au moins une tradition est déculturée, brassée dans le flux homogène de la mondialisation, au plus les symboles qui l’animent sont puissants. Un autre élément encore : le puits sacré accueillant en son fond la collecte des eaux en provenance de différents endroits du monde, de l’Arctique et de l’Antarctique. Ce rituel s’accompagne d’offrandes faites à la terre, aux plantes, aux esprits : offrandes à comprendre comme des dons de respect et non comme sacrifices. Le son du tambour, également, permet de rythmer les visualisations, de rendre vivantes les prises de rôles. Les rituels intègrent enfin une pensée des ancêtres : à la lignée familiale, s’ajoute la lignée spirituelle, les "mighty death", les morts puissants, telles que les sorcières d’autrefois auxquelles il faut rendre hommage pour retrouver la connaissance perdue. Bien que souvent attaquées comme complices du Diable, les sorcières n’invoquent pas Satan, lequel est d’ailleurs absent de leur cosmologie : les mauvaises "énergies" ne sont pas invitées au rituel... Seules sont invitées les énergies bénéfiques, les morts bienfaisants, au moyen de symboles incarnant leurs intentions.

Peut-on identifier les logiques de constitution à l’oeuvre dans ces rites? Nous en pointerons deux. Une logique additive premièrement : le but du rituel consiste à catalyser les énergies, à les regrouper afin de les diriger en connivence. C’est la concentration des énergies qui permet aux choses invoquées d’exister : la force d’agir, les morts, les éléments naturels, etc. Cette logique additive se retrouve dans la collecte des eaux sacrées, puisées au quatre coins du monde. Une fois les eaux rassemblées et les énergies des membres connectées, la force envoyée dans l’univers leur revient amplifiée. Vient se greffer sur cette première logique additive une logique de synchronicité. Il s’agit alors de rechercher l’équation du symbole à la chose évoquée à partir de son intention incarnée dans une image. Le symbole approprié à la chose produit un effet en tant qu’il permet à l’énergie convoquée de se manifester.

À propos de la notion d’énergie...Une double remarque s’impose. Premièrement, un danger concernant la traduction : les sémiologies circonscrivant l’ontologie des "énergies" invoquées diffèrent selon que l’on utilise la langue anglaise ou française. Deuxièmement, à quelle tradition, à quelle appartenance le terme "énergie" réafillie-t-il? De quel collectif ce terme est-il le représentant? Partant du constat des milliers de personnes qui, aujourd’hui, qualifient par ce terme à la fois le support et l’objet de ce qui permet l’accès à la santé. Ce terme rejoint-il ce que Mesmer, à la fin du siècle passé, a pu appeler le fluide? Ce fluide, inséparable d’une tradition physicienne (Newton) imprégnant, tel un "cosmos sémantique" les descriptions actuelles tant du monde matériel que de l’ "appareil psychique"...

 

Réaffilier une voyante? Autour de Bertrand Méheust et de Maud Kristen...

Le fluide magnétique et la scène "rationnelle"

Spécialisée dans les études des "dissidences intellectuelles", Bertrand Méheust s’intéresse à l’étrange histoire du "magnétisme animal", expression fondée par Mesmer à la fin du siècle passé, et plus spécifiquement à la pratique résiduelle qui la prolonge aujourd’hui : la "voyance". Le "magnétisme animal" permet à Mesmer de construire une théorie globale des rapports entre l’homme, l’univers, les pratiques et les faits. Selon lui, le fluide anime la totalité du cosmos et maintient les êtres en vie. Et les maladies peuvent se comprendre en ce sens : des obstructions surgissent, empêchant la circulation du fluide. C’est la célèbre expérience du marquis de Puysegur : celui-ci avait un valet qui, somnambule, parvenait à lire dans ses pensées et à débiter des paroles en provenance de langues inconnues. C’est ce phénomène que certains appelleront le "transmagnétisme" et qui donnera naissance à ce qu’on appelle aujourd’hui la "voyance", l’hypnose ne constituant qu’une couche superficielle de ce phénomène. Ces phénomènes sont à la source d’un conflit culturel occidental, résolu vers la fin du 19ème siècle par la médecine institutionnelle, laquelle recyclera le magnétisme pour en faire quelque chose d’acceptable. On sait qu’en médecine, le thème de la rationalité a un accent polémique qu’il n’a nulle part ailleurs. C’est précisément parce que le fluide s’est présenté comme un référent moderne, candidat à fonder une médecine enfin scientifique, sur le modèle de la force newtonienne comme une cause capable d’imposer sa propre existence à partir de l’examen de ses effets, qu’il a succombé au contre-examen critique. Il aurait pu fonder une médecine... si le dispositif avait résisté à la controverse : le fluide sans imagination est impuissant, alors que l’imagination sans le fluide peut produire des effets. Ne sont "irrationnels" en médecine que les discours qui prétendent s’inscrire dans le cadre d’une démarche "rationnelle"... L’impératif de la rationalité et la dénonciation du "charlatan" deviennent solidaires. Ce conflit culturel inaugure la question qui traverse l’ensemble de l’art "moderne" de guérir : l’âme et le corps ne sont pas des témoins fiables... l’effet placebo hante l’industrie pharmaceutique comme le soupçon de suggestion hante la scène psychanalytique.

 

Typologie occidentale de la voyance

La voyance, résidu de ce candidat désavoué qu’est le magnétisme, ne trouve donc pas aujourd’hui place où s’inscrire dans un réseau "rationnel" lui donnant sens, plausibilité et légitimité. Comparativement aux cultures traditionnelles, notre tradition s’est singularisée par l’invention politique d’une "rationalité" discriminatoire. La manière dont est perçue la voyance par ces deux types de sociétés est donc radicalement différente. En Occident, la voyance se caractérise par une perte de tous supports culturels... reste le monstre institutionnel de la médecine et le charlatan qui le hante comme son ennemi refoulé. Les facultés existent pourtant toujours, quoique refoulées, non-installées... encore incapables de s’inventer comme composantes actives d’une cité et non comme objets d’une discrimination "irrationnelle". Comment créer les risques à partir desquels puisse s’élaborer un discours enfin "rationnel", au sens d’une revendication à l’ontologie, concernant l’usage de la voyance?

Trois pratiques de voyance peuvent être répertoriées selon la typologie occidentale. Une voyance basse, tout d’abord : souvent assimilée aux signes d’une suprasensorialité. Considérée par la société "rationnelle" comme une hyperintelligence rusée, une capacité de cerner l’autre, elle est souvent assimilée par un certain commun à une manipulation financière. Une voyance moyenne ensuite : laquelle peut se comprendre comme une "vision" de la thématique générale de la personne, une capacité à créer un réseau d’interprétation, sans pour autant formuler de décisions définitives. Une voyance haute enfin, souvent réduite au compérage et à un effet de truquage. Seuls les phénomènes de transe y conduisent...

 

Maud Kristen...

Nous rencontrons Maud Kristen, jeune voyante parisienne, se présentant elle-même comme douée d’une voyance "moyenne". Un double espace de questionnement anime notre débat. Premièrement, quelles sont les logiques de constitution à l’oeuvre dans ce type de voyance? Deuxièmement, comment légitimer le droit d’accès à l’ontologie qu’elle revendique?

Premièrement, les logiques de constitution permettant d’identifier le mécanisme de la voyance. Maud nous décrit deux types de dispositifs au sein desquels sa pratique trouve à se déployer. Découvrant son "don" tardivement, vers l’âge de 20 ans, elle pratique depuis lors des consultations individuelles, à domicile. Elle utilise les cartes du Tarot qu’elle considère comme un simple media permettant de diriger, d’ordonner le réseau d’interprétation. Depuis plusieurs mois déjà, elle travaille également avec Bertrand Meheust au sein d’un autre dispositif : dans une enveloppe, elle-même placée dans une boîte, sont cachées des images ou des objets qu’elle doit, avec son aide, tenter de décrire. Une première voie méthodologique consistera à se poser l’inévitable question de la stratégie d’influence à l’oeuvre dans ces deux dispositifs? Maud ne fait-elle pas des prescriptions actives à ces patients et Bertrand ne la guide-t-il pas dans son cheminement descriptif des images? Une seconde voie consistera, partant du discours articulé qu’elle tient elle-même sur sa pratique, à comprendre les mécanismes techniques à l’oeuvre. Deux ensembles de mécanisme se rencontrent : d’une part, ce qu’on pourrait appeler la perception de la "couche mnémotechnique" des objets, elle-même chargée activement de l’histoire de ceux-ci et des personnes qui les ont possédés (par exemple, la photo d’une jeune femme dont elle va relater l’histoire amoureuse, la rupture avec l’homme à qui cette photo est destinée, les caractères de cet homme, etc.), d’autre part ce qu’on pourrait appeler le "repérage des éléments formels" (elle ne va pas reconnaître la matière -photo-, mais va repérer que la jeune fille est assise sur un banc, devant un ravin). Il s’agit de comprendre la logique qui lui permet de fabriquer une image. Une série d’images intérieures encore fragmentées, relatives à son chemin personnel, semblent lui permettre de configurer les espaces graphiques de photos cachées : elle navigue au travers d’éléments formels (ponts, ravin, arbre, cercle, etc) d’une part, et des éléments affectifs qui s’y greffent en une couche mnémoactive (rupture amoureuse, tristesse, etc) d’autre part, sans toucher la matérialité de l’objet même (photo ou lettre?).

Deuxièmement, comment faire droit à l’ontologie qu’elle revendique? Entre les médias et les centres de recherche scientifique (qui tentent de comprendre "ce qui se passe dans sa tête" par une série de dispositifs encéphalographiques), le dispositif de la "preuve" - "prouve-nous que tu parviens à voir la photo cachée dans cette boîte"- est le seul qui lui soit proposé afin de prendre en considération sa "réalité". C’est ce que nous demande Maud : dites-moi où trouver un collectif qui donne sens à ces "invisibles"? Où sont mes frères et mes soeurs? Qui sont-ils? Et quel est notre ancêtre, notre propriétaire, par "qui" sommes-nous engagés? Doit-on tenter de réafillier Maud ou doit-on la reconnaître dans la dignité de ce qui la fabrique, comme telle, aujourd’hui, à l’interstice d’objets "non-installés", de réseaux médiatiques et scientifiques et d’un dispositif de "preuve" qui tente de faire de son "don" un "témoin fiable"?

Situation de guerre des mondes? Doit-on réaffilier et comment réafillier? Peut-on sortir de la disjonction soit, soit suivante : soit on accepte héroïquement le désenchantement qui singularise notre Occident et qui fait des objets de Maud des "irrationnels" inséparables de la scène médicale "rationnelle", soit on tombe dans une "caricature" de type secte : création violente d’affiliations? Quel autre type de "capture" inventer?

 

© photo Tobie Nathan

 


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