Sans doute l'un des meilleurs textes jamais écrits sur les rituels de possession; érudit mais sans emphase, profond, mais sachant rester ludique à la mesure du sujet traité, essentiellement centré sur la sémantique, mais finissant par s'envoler vers des propositions d'ordre général qui gagneraient à être reprises une à une (T.N.)…

 

L’orgie sur la montagne *

* Texte paru dans Nouvelle Revue d'Ethnopsychiatrie, N°1, 1983, p. 9-44


par Michel Bourlet

   

 


* [1]
Oréibasie est un nom formé de deux éléments dont le premier orei — (oros) désigne la montagne et le second — basie le fait de marcher. La suite de ce travail montrera pourquoi nous préferons le traduire par " course sur la montagne " - plutôt que par marche (ou procession) sur la montagne.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Faute d’une expression vraiment satisfaisante nous appelerons orgie sur la montagne le rituel de possession dionysiaque qui fait l’objet de cette étude. Le terme grec d’oréibasie
* [1] par lequel on le désigne communément, et que nous utiliserons à l’occasion, appartient en effet, à la langue tardive et ne retient qu’un des aspects (la course sur la montagne) d’un processus religieux beaucoup plus complexe. Encore fait-il préciser que nous employons le mot orgie au sens où l’emploierait un historien de la religion grecque, c’est-à-dire " ensemble rituel s’inscrivant dans le cadre d’un culte à initiation (par opposition aux cultes publics) " et non au sens moderne : l’orgie sur la montagne pouvait certes comporter des scènes de débauche, mais elle n’était pas essentiellement cela.

Ce qu’elle était — si nous ne nous trompons pas — c’était une tentative pour se garantir contre la " folie " (pathologique) et l’angoisse de la mort en se livrant à une " folie " rituellement provoquée (extase, possession). Faire le fou pour ne pas l’être, telle semble avoir été la fonction de l’orgie dionysiaque.

Avant de pouvoir vérifier cette assertion, il nous faut définir la croyance sur laquelle se fondait le rituel et décrire le rituel même.

Une croyance donc, que l’on pourrait formuler ainsi : toutes les manifestations de la vie se ramènent à un principe unique et fondamental. Ce principe est élan, jaillissement, surgissement, exubérance. On le rapporte à Dionysos, Dionysos le personnifie, il en exprime l’universalité.

Sarcophage. Marbre : cortège d’enfants bachiques. Dionysos est le cinquième enfant à partir de la gauche. Il porte le thyrse et un tambourin. Musée du Louvre MA 605.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* [2] Hérodien (ed Lentz) I p. 400 ; II p. 911.
Cet élan fondamental de la vie, nous le trouvons d’abord à l’œuvre dans les eaux, en tant qu’elles sourdent, jaillissent, débordent, fertilisent : Dionysos est Phleus * [2] , épithète que l’on doit rapprocher de deux verbes dont l’un, phleein, signifie couler en abondance, regorger, foisonner, et l’autre, phluein équivaut à " se sauver " (comme le lait qui déborde de la casserole).
 
* [3] Pausanias, 4, 36, 7.
Et, bien sûr, il est maître des sources. C’est ainsi qu’à Cyparissia, au nord de la Messénie, on montrait une source appelée Dionysiade parce que, disait-on, Dionysos l’avait fait jaillir en frappant le sol de son bâton rituel, le thyrse * [3]
 

* [4] Himérius, Orat., XLVI lignes 53 sqq (ed. A. Colonna. Rome).

* [5] Euripide, Les bacchantes, vv 706-711. Nous reproduisons, pour cette tragédie, la traduction procurée par Jeanne Roux (Paris, Les Belles Lettres, 1970).

* [6] Ovide, Fastes 3, 736 sqq.

* [7] Diodore de Sicile 3, 66, 2.

* [8] Athénée, Deipnosophistes 5, 200 c.

Mais, tout aussi facilement, il fait jaillir le vin, le lait ou sourdre le miel : " la terre, comme si elle avait conscience de la présence de Dionysos, nous explique Himérios de Bithynie, distille le miel, le lait et les fleuves de nectar pour que les Satyres et les Bacchantes le puisent " * [4] . Et quelque sept siècles plus tôt Euripide contait déjà qu’il suffisait aux Bacchantes de planter leur " baguette " dans le sol pour qu’" à l’endroit même, le dieu fît sourdre une source de vin " ou de gratter la terre " du bout de leurs doigts " pour en obtenir " des ruisseaux de lait ". Simultanément, leurs thyrses " distillaient des coulées d’un miel délicieux " * [5] . Ces miracles ne sont pas des rêveries dues à l’imagination d’Euripide ou d’Himérios ; ils correspondent bien à des croyances populaires. Ovide nous confirme, en effet, que Dionysos passait pour avoir fait don du miel aux hommes * [6] . En ce qui concerne le vin, on sait qu’au premier siècle avant Jésus-Christ, les habitants de Téos, sur la côte d’Ionie, voulant prouver que Dionysos était né chez eux, alléguaient que " de leur temps encore, à époques fixes, coulait dans leur cité une source naturelle de vin, jaillie du sol, et d’un bouquet extraordinaire " * [7] . De même, une source de vin, mais aussi une source de lait, " jaillissaient en bouillonnant " dans la grotte des " Enfances de Bacchus " telle qu’elle fut représentée sur l’un des nombreux chars dionysiaques qui défilèrent lors de la procession triomphale organisée par Ptolémée II Philadelphe à Alexandrie * [8] .
 

* [9] Plutarque Moralia 675 (Propos de table livre 5)

 

* [10] Plutarque Moralia 299a (Quaestiones graecae 36).

Mais le même principe qui fait jaillir les sources est aussi celui qui fait monter les sèves : Dionysos, dieu des sources, est aussi le dieu de la montée des sèves.

Le cycle de ses fêtes annonce et accompagne le réveil du monde végétal. Il se déroule en hiver et au début du printemps. En Attique, par exemple, on célébrait en Gamélion (janvier-février) les Dionysies rurales, en Anthestérion (février-mars) les Anthestéries, en Elaphébolion (mars-avril) les Grandes Dionysies.

De plus, en tant qu'il est, comme lui, " maître du principe humide et fécondant ", Dionysos a été rapproché de Poseidon " Nourricier des plantes " (Phytalmios) * [9] . Il peut être associé aux Hôrai (les " Heures " ou les Saisons). C'est le cas, par exemple, sur le vase François, où le peintre a représenté ces trois divinités juste derrière Dionysos dans le cortège qui se rend aux noces de Thétis et de Pélée. Or les " Heures " sont, à l'origine, des déesses de la croissance végétale : le nom de chacune l'indique clairement. Elles s'appellent, en effet :Thallô (celle qui donne vigueur), Auxô (celle qui fait croître), Carpô (celle qui fait récolter).

Dionysos peut aussi être associé aux Charités (les Grâces), autres déesses qui, du moins à l’époque ancienne, répandaient les bienfaits (les " grâces ") dus au développement et à l'épanouissement des plantes. Par exemple, dans le cantique au moyen duquel les femmes d'Elide invoquaient le dieu, celui-ci est invité à venir dans son temple " en compagnie des Charites " * [10] .

 

* [11] M, Guarducci AJA 66, 1962 p. 273-280 (Cité par Jean Roux, Commentaire aux Baccantes, Paris, les Belles Lettres, 1972 p. 282)

* [12] Voir Jean Roux ed, Les Baccantes, Introduction p 58.

 

 

* [13] Pausanias 1, 31, 6.

* [14] Kissophoros : Pindare 2ième Olympique v. 50. Kissokomès : 2ième Hymne homérique à Dionysos v. 1. Kissochaitès : Pratinas fr. 708 v. 15 (Page Lyrica graeca selecta p. 206).

Mais le fait le plus significatif dans la perspective où nous nous plaçons est peut-être la présence d'un certain Bryactès dans le cortège de Dionysos tel qu'il est représenté sur un bas-relief de Venise * [11] . Ce Bryactès est, en effet, un génie de la végétation dont le nom est révélateur : il se rattache à une racine bru- qui implique les idées de gonflement, de surabondance, d'exubérance, et évoque un verbe, bruazdein, qui désigne l'effervescence (la " folie ") d'un vin qui monte en mousse jusqu'au bord de la coupe.

Cette notion d'exubérance végétale se retrouve dans l'épithète Skyllitès (Dieu-Sarment) que l'on donnait à Dionysos dans l'île de Cos * [12] , et ce sont des plantes " exubérantes " qui manifestent ses pouvoirs, des plantes où l'action des sèves peut sembler plus vivace et/ou plus concentrée. Le lierre, tout d'abord, est épiphanie de Dionysos : il grimpe, il envahit, ce qui est signe de la vivacité des sèves, mais, de plus, il reste vert pendant la mauvaise saison, ce qui est signe que les sèves y sont particulièrement concentrées.

L'association de Dionysos et du lierre est évidente à Athènes, où, selon Pausianas * [13] , on invoquait le dieu sous le nom de Kissos (Lierre). Mais il était d'usage, dans toute la Grèce, de couronner de lierre ses statues, et les poètes l'appellent Kissophoros (Porte-lierre, tout à la fois celui qui produit le lierre et celui qui en est couronné), Kissokomès (Chevelure de lierre), Kissochaitès (Boucles de lierre) * [14] .

 

* [15] Orphei hymni (ed. G. Quandt) 47 v. 1 (p. 35).

* [16] Euripide Les Baccantes, vv. 2-9.

* [17] Scholie au v. 651 des Phéniciennes (ed. Schwarz t .1), d 'après le géographe Mnaséas d'Alexandrie.

 

* [18] Elien Varia Historia 3, 41.

Une légende étiologique montre bien que le lierre manifeste la présence de Dionysos: il s'agit d'expliquer qu'à Thèbes on révère un pilier de bois entouré de lierre sous le nom de Dionysos Perikionios * [15] . Ce nom, qui signifie Dionysos autour-de-la-colonne, implique déjà une identification de Dionysos et du lierre. Mais la légende est explicite : si on révère cette idole, c'est parce que, lors de la première naissance de Dionysos * [16] , lorsque la foudre eut dévasté la chambre de sa mère Sémélé, un plant de lierre vivace, grimpant le long des colonnes, avait aussitôt remplacé le toit détruit par un berceau de feuillage * [17] .

Dieu-lierre, Dionysos est aussi dieu-vigne. Il se manifeste, à l'origine, dans l'exubérance de la vigne sauvage, sarmenteuse, telle qu'on la trouvait sur les pentes des montagnes d'Anatolie. Puis il devient le dieu de la vigne cultivée. Mais alors son pouvoir se concentre dans la grappe aux grains gonflés, à la peau tendue par le suc. Dionysos est Staphylitès (celui qui est dans la grappe de raisin mûr) * [18] .

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* [19] Denditrès: Plutarque Moralia 675f (Propos de table livre 5).

* [20] Endendros: Hesychius s.v.

Or, dans la grappe de raisin mûr, les Grecs croyaient sentir une présence qui était celle de Dionysos, certes, mais sous une forme particulière, pour laquelle ils avaient un nom: le ganos. Le mot est intraduisible. Il associe les notions de lumière, d'éclat, de scintillement (comme scintillent les eaux courantes), l'action d'une humidité fécondante (il faudrait reprendre ici le terme d'humeur, dans le sens que lui prêtait l'ancienne médecine) et la promesse d'une " nourriture " qui se situe au-delà du besoin physiologique et comblera de joie.

La grappe possède donc du ganos (peut-être faut-il dire plutôt que le ganos possède la grappe). Mais le ganos est présent aussi dans le lait, le miel et, surtout, il passe de la grappe dans le vin. C'est par le ganos qu'il contient que le vin déchaîne la joyeuse exubérance des buveurs. Dire que Dionysos est dieu du vin, c'est dire qu'il est le dieu du ganos, de l'ivresse vécue comme expérience lumineuse et féconde, " ascensionnelle " comme la montée des sèves.

La croissance des arbres et la maturation de leurs fruits signifient, elles aussi, présence de Dionysos. Le dieu est lui-même de l'arbre (Dendritès) * [19] ou dans l'arbre (Endendros) * [20] .

Deux des arbres qui lui sont régulièrement associés, le sapin (élatè) et le pin (pitys) ont, comme le lierre, la propriété de rester verts toute l'année.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* [21] Voir J. Roux, Commentaire aux Bacchantes, p. 283.

* [22] Pausanias 2, 2, 7-8.

* [23] Euripide Les Bacchantes v. 1064 et v 1070.

* [24] Pausanias 2, 2, 6.

 

Nicosthénès. Coupe (détail) : Satyre ithyphallique jouant de la double flûte. (Musée du Louvre F 124)

Parmi les faits qui attestent une relation étroite, voire une équivalence, entre le sapin et Dionysos, on peut citer d'abord une monnaie d'Abdère, datant du 5ième siècle avant J.C. : le dieu y est représenté portant un sapin dans sa main * [21] . D'autre part, nous apprenons par Pausanias que les Corinthiens avaient dû, sur l'ordre d'un oracle, retrouver et honorer " à l'égal de Dionysos " l'arbre du haut duquel Penthée avait espionné les ménades thébaines * [22] . Or cet arbre est nommé par Euripide dans le passage des Bacchantes où le Messager décrit la scène à laquelle fait allusion Pausanias : il s'agit d'un sapin * [23] . Le sapin est donc bien un équivalent de Dionysos (on doit l'honorer " à l'égal de Dionysos "), et c'est très certainement dans du bois de sapin que les Corinthiens, respectueux de l'oracle, avaient taillé les deux idoles archaïques du dieu que l'on voyait dans leur cité, sur l'agora * [24] .

 

 

 

 

 

 

 

* [25] J. Murr, Die Pflanzen-welt in der Griechischen Mythologie, p. 115 note 2.

 

* [26] L. Deubner, Attische Feste p. 10 ; p 44 ; p 56.

* [27] J Murr, Die Pflanzen-welt, p. 115.

Le pin signifie, comme le sapin, le pouvoir dionysiaque de résister à la mort hivernale. Mais il signifie aussi ce même pouvoir sous son aspect complémentaire : l'activité, la vivacité des sèves. L'accent se déplace de la concentration vers l'exubérance. Celle-ci se lit non plus dans le foisonnement de pousses ou de sarments, mais dans la multiplication des semences : la pomme de pin, parce qu'elle abrite et libère de multiples amandes, devient le signe d'une fécondité exceptionnelle, d'un pouvoir de renouvellement infini. Aussi bien, les Orphiques expliquaient que Dionysos et ses fidèles avaient l'habitude de fixer une pomme de pin à la pointe de leur thyrse en rappelant que ce fruit était un emblème du cœur de Dionysos * [25] . Or, dans la mythologie de Dionysos le cœur est par excellence le moyen de renaître, de ressusciter : c'est parce qu'ils avaient épargné son cœur que le jeune dieu, dépecé, cuit et mangé par les Titans, pourra néanmoins revivre. Mais le pouvoir signifié par la pomme de pin ne se limite pas à elle. Il passe dans l'arbre tout entier. Les " rameaux " du pin de Dionysos sont associés à beaucoup de rituels qui visent à assurer le renouveau de la végétation : on peut citer, pour Athènes, leur présence dans les Arrétophories, les Skirophories et les Thesmophories * [26] . Il arrivait aussi que l'on accroche des branches de pin à la porte des maisons, ou que l'on dresse un pin devant l'entrée, un peu comme nous dressons des arbres de Noël * [27] .
 

* [28] Sosibios F.G.H. fr. 10 (= Athénée Deipnosophistes 3, 78, c).

* [29] Athénée ibidem.

* [30] J. Murr, Die Pflanzen-welk…, p 33.

* [31] Plutarque Moralia 527 d (De l'amour des richesses 8)

 

* [32] Aristophane La Paix v 1350.

* [33] Platon le Comique Comicorum atticorum fragmenta 255 (ed. Kock I p. 665) ; Strattis ibidem 3 (Kock I p. 712); cf. Hesychius s.v. sykazdei (ed. Schmidt p. 92).

Plus encore que le pin, le figuier manifeste Dionysos en tant qu'il active le renouveau végétal. Mais cette épiphanie est en quelque sorte dédoublée, sur le modèle de la fécondation animale ou humaine : le bois du figuier et la figue se voient attribuer des fonctions distinctes et complémentaires. Le Dionysos Sykitès (du figuier) que l'on honorait en Laconie * [28] , la statue de Dionysos en bois de figuier que l'on connaît à Naxos * [29] , et surtout les phalloi taillés dans ce même bois que l'on exhibait lors des processions dionysiaques * [30] sont l'équivalent du principe mâle ; les figues, elles, représentent le principe féminin : dans les processions qui viennent d'être mentionnées, et où on les portait dans des corbeilles, elles précédaient immédiatement le phallos * [31] . La langue grecque ne laisse d'ailleurs aucun doute sur la signification prêtée à la figue : le mot qui désigne ce fruit (sykon) est employé aussi pour désigner les parties sexuelles de la femme * [32] , et les verbes qui en dérivent prennent souvent une connotation érotique. Citons seulement sykophantein que l'on trouve chez les poètes comiques avec le sens de "  faire des chatouilles " * [33] .

Dieu du figuier, Dionysos se situe donc pour un esprit moderne au point de rencontre imaginaire entre renouveau végétal et sexualité animale (et humaine). Mais il n'y a, pour un Grec de l'Antiquité, aucune solution de continuité entre les deux domaines. De même que nous avons vu Dionysos associé à des plantes ou à des arbres où l'action des sèves pouvait sembler plus vivace, plus concentrée ou plus féconde (aucun de ces qualificatifs n'étant exclusif des autres), de même nous allons voir qu'il affectionne les animaux les plus représentatifs de la puissance sexuelle. Certains d'entre eux peuvent d'ailleurs être en même temps liés à la fertilité des sols et nous aurions pu tout aussi bien les envisager dans ce qui précède. Tel est le cas du serpent et de ses rejetons mythologiques, l'hydre et le dragon.

 

* [34] Euripide Les Bacchantes v 1019.

* [35] Nonnos de Panopolis Dionysiaca 40 v 45.

* [36] Voir J. Roux, Commentaire aux Bacchantes p. 281.

* [37] Beazley ARV (2) p 371 et 1649.

* [38] Démosthène Sur la Couronne 260.

* [39] Voir à ce sujet H. Jeanmaire, Dionysos p 403.

 

C'est, entre autres formes, sous celle d'un " dragon à mille têtes " que les Bacchantes d'Euripide invoquent Dionysos * [34] . Une dizaine de siècles plus tard, la vaste épopée de Nonnos de Panopolis montrera la métamorphose de Dionysos en serpent * [35] . D'autres sources nous informent qu'un serpent l'accompagnait dans la lutte des dieux contre les Géants * [36] . Sur les vases du 5ième siècle, les fidèles du dieu, les Ménades, sont souvent représentés la tête couronnée de serpents ou tenant des serpents dans leurs mains. Citons seulement la célèbre coupe du " peintre de Brygos ", à Munich * [37] . Ces images ou ces épisodes légendaires correspondent à des pratiques rituelles assez bien attestées : les cérémonies dionysiaques comportaient souvent des manipulations de serpents. C'est ainsi qu'au dire de Démosthène, le jeune Eschine marchait en tête des processions dionysiaques organisées par sa mère en brandissant des serpents à bout de bras * [38] . On connaît aussi le rituel du Théos dia kolpou, c'est-à-dire " le dieu dans le giron ", qui consistait à placer contre la poitrine de l'initié un serpent (ou une idole en forme de serpent), à la fois pour figurer et susciter son union avec le dieu * [39] .
 

* [40] Hymne homérique à Dyonisos 1 v.44.

* [41] Antonius Liberalis, Les Métamorpboses 10, 2.

De même qu'il peut se transformer en serpent, Dionysos se transforme volontiers en lion. Lorsque les pirates tyrrhéniens, le prenant pour un simple fils de roi, l'eurent enlevé sur leur navire, il manifeste sa nature divine en devenant " sous leurs yeux " un lion " effroyable " et en poussant " de grands rugissements " * [40] . Le lion est aussi l'une des formes qu'il adopte pour rendre folles les Minyades, ces princesses d'Orchomène qui refusaient obstinément de pratiquer son culte * [41] . Enfin, dans le passage d'Euripide qui vient d'être cité, il est " lion crachant du feu " comme il est " dragon à mille têtes ".
 

 

 

 

 

* [42] Euripide Les Bacchantes v. 1019.

* [43] Ibidem vv . 616-621.

* [44] Antoninus Liberalis, les Métamorphoses 1O, 2.

* [45] Euripide Les Baccantes v 1019.

* [46] Tragicorum graecorum fragmenta fr. 874 (Nauck 2).

* [47] D. Page Poetae Melici Graeci 744.

*[48] Pausanias 10, 15, 3.

* [49] Orphei Hymni (ed. G. Quandt) 45, 1 (p. 34).

Mais il est surtout taureau. Lorsque Penthée, le héros malheureux de la tragédie d'Euripide, cède à la folie inspirée par le dieu, il " voit " soudain un taureau dans l'Etranger qu'il avait prétendu empêcher d'instaurer le culte de Dionysos à Thèbes – et qui n'était autre que Dionysos lui-même, ayant revêtu " l'apparence d'un mortel ", pour veiller à l'institution de ses propres rites : " Tu es comme un taureau qui marche devant nous, s'écrie alors Penthée, et des cornes, il me semble, ont poussé sur ta tête. Tu étais donc un fauve ? Oui, car te voilà taureau ! " * [42] . Dans un épisode antérieur, c'était déjà un taureau dont Dionysos avait suscité l'image pour tromper la fureur de Penthée. Celui-ci croit mettre aux fers l'Etranger (double anthropomorphe de Dionysos) et voici comment cet Etranger raconte la scène aux Bacchantes du Chœur : " S'imaginant me lier, il ne m'a en fait ni touché ni saisi ; il se repaissait d'illusions ! A l'écurie, il trouva un taureau, là-même où il nous avait fait conduire et séquestrer. Et il tentait d'entraver la bête, aux genoux, aux sabots, haletant de fureur, le corps baigné de sueur, imprimant sur sa lèvre ses dents " * [43] . Dans l'histoire des Minyades, Dionysos se change en taureau juste avant de se changer en lion * [44] . Les bacchantes d'Euripide l'invoquent sous cette forme avant de lui demander d'apparaître comme dragon et comme lion * [45] . D'autres poètes tragiques associent Dionysos et le taureau : on peut citer Sophocle, pour qui Dionysos est Boukérôs (" à la corne de taureau ") * [46] , et Ion de Chios, pour qui le dieu est Taurôpos (" au regard de taureau ") * [47] . La même association se retrouve dans le texte d'un oracle où Dionysos est désigné comme Tauros diotréphès (" Taureau nourrisson de Zeus ") *[48] et dans un hymne orphique où il est qualifié de Taurométôpos (" au front de taureau ") * [49] .
 

* [50] Plutarque Quaestiones Graecae 36 (299a).

* [51] Athénée Deipnosophistes 11, 476, a.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* [52] Voir Jean Marcadé Eros Kalos passim.

Toutes ces métamorphoses et appellations correspondent à une réalité culturelle bien attestée : Dionysos est invoqué sous le nom de Bougenès (" né du taureau ") par les femmes d'Argos. Les femmes d'Elis, dans le cantique que nous avons déjà mentionné, sollicitaient sa venue en répétant deux fois la formule incantatoire : axié tauré (" noble taureau ") * [50] . De plus, les initiés au culte de Dionysos portent souvent le nom de Boukoloi (" bouviers ") et on connaît à Athènes un sanctuaire dionysiaque dont le nom (Boukoleion) rappelle encore les liens de Dionysos avec le taureau. C'est enfin une statue " tauromorphe " qui le représentait à Cyzique, sur la Propontide, *[51] et Praxitèle, au 4ième siècle l'avait sculpté sous les traits d'un adolescent doté de cornes : une réplique antique de cette dernière statue se trouve actuellement au musée de Narbonne.

On pourrait s'attendre à ce qu'un dieu dont les épiphanies expriment aussi nettement la vitalité sexuelle (étant bien entendu que celle-ci s'exerce également dans le domaine végétal) se montre fort " entreprenant " auprès des femmes, à la manière de Zeus, par exemple. Il n'en est rien. La mythologie de Dionysos est à cet égard remarquablement pauvre, et, sur les représentations figurées, on ne voit jamais le dieu copuler avec les ménades qui célèbrent son culte.

Ce rôle est délégué, pour ainsi dire, à des êtres fantastiques, intermédiaires entre l'animal et l'homme : les Satyres.

Le Satyre est un homme-cheval. Du cheval, il a toujours les oreilles et la queue ; quelquefois aussi, à date ancienne, la crinière et les sabots. Il est doté d'un pénis énorme et presque toujours en érection. On le voit gambader, danser, jouer de la flûte dans le cortège dionysiaque. Mais son activité principale consiste à poursuivre les Ménades. Quand il en saisit une, l'accouplement se réalise selon les modes les plus variés : aucune " acrobatie " sexuelle n'est étrangère au Satyre. Il pratique indifféremment toutes les formes de coït * [52] .

Vase Borghèse (détail) : Bacchante au tambourin. (Musée du Louvre MA 86) Vase Borghèse (détail) : Bacchante vêtue de péplos et jouant des crotales. (Musée du Louvre MA 86) Louvre MA 86 Dionysos séducteur

 

 

* [53] Apollodore Epitomè 1, 9. Le nom de Thoas est à rapprocher du verbe thoazdein qui signifie " bondir à la manière des Bacchantes ". Celui de Staphylos est fait sur staphylè : " Grappe de raisin mûr ". Oenopion équivaut à " Boivin ".

* [54] Clément d'Alexandrie Protreptique 2, 3J 4; Arnobe Adversus nationes 5, 28.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* [55] Orgiastique est l'adjectif correspondant à orgie dans le sens défini supra.

* [56] M.P. Nilsson Geschichte der Griechischen Religion I (3) p. 573 sq.

 

Mais il est frappant que ces unions restent toujours stériles. Aucune figure de la mythologie classique n'a pour père un Satyre. Le pouvoir dionysiaque que les Satyres manifestent est celui qui est à l'œuvre dans la sexualité proprement dite. Dionysos n'est pas concerné par la reproduction humaine. Il ne se soucie pas de voir l'espèce se perpétuer. Pas plus que les Satyres, il n'a de descendance : des poètes tardifs ont bien essayé de le faire " rentrer dans le rang " en imaginant que de son mariage avec Ariane étaient nés Thoas, Staphylos, Œnopion, Péparéthos... mais ce sont là des allégories sans consistance * [53] . En revanche, il a donné l'exemple de l'auto-érotisme anal à son retour des Enfers * [54] , et les Satyres représentés sur les vases ne manquent pas d’imiter cette pratique.

Danse des Bacchantes (Musée du Louvre G 488)

Si Dionysos ne couche pas avec les femmes (ni guère avec les hommes) comme le font pourtant si volontiers les autres dieux grecs, c'est sans doute que la relation qu'il entretient de manière privilégiée avec les mortels rend inutile l'approche amoureuse : il est le dieu-fou, le Mainoménos, et il rend fous les humains. C'est par la folie (la Mania) que se manifestent en eux les pouvoirs de Dionysos. Dionysos est le dieu qui les " possède ", au sens religieux du terme, et cette possession englobe l'autre et la dépasse. Au reste, si la perspective que nous avons choisie est correcte, le comportement du possédé exprime fondamentalement la même exubérance, le même mouvement incoercible – on pourrait dire le même désir – qui fait jaillir les sources, monter les sèves, et que le dieu induit dans l'ensemble du vivant. La possession apparaît alors comme une expérience tout à fait positive et souhaitable : être possédé de Dionysos, c'est, d'une certaine manière, s'incorporer l'élan fondamental de la vie, ou du moins le laisser librement surgir en soi.

Encore faut-il ne pas être détruit par la violence de cette irruption du sacré ; la dépersonnalisation qu'elle impose doit pouvoir être suivie d'une restructuration, d'un " retour à soi ". C'est la fonction des rituels dionysiaques – du moins de ceux de ces rituels qui comme l'orgie sur la montagne, ont trait à la Mania divine – de provoquer la transe extatique tout en garantissant la possibilité de ce " retour ".

L'existence de pratiques orgiastiques * [55] rattachées à Dionysos est bien attestée dans l'ensemble du domaine grec. On en trouve mention au Péloponnèse, en Grèce continentale, mais aussi dans les îles et sur la côte d'Asie Mineure * [56] . Mais nous ne disposons sur elles d'aucun témoignage direct ou complet. Notre documentation reste partout allusive, discontinue ou hétérogène. Il ne saurait donc être question de reconstituer une oreibasie ni aucun autre rituel de la Mania. Les données que nous allons rappeler sont en elles-mêmes suffisamment établies, mais l'ordre dans lequel nous les présentons n'a pas la prétention de correspondre au déroulement réel, en un temps et en un lieu donnés, d'une " orgie sur la montagne ". Il s'agit d'un montage que nous voudrions significatif dans la perspective de l'ethnopsychiatrie, mais qui ne saurait satisfaire aux exigences de l'historien.

 

* [57] C'est le cas par exemple, à Milet. Voir Jeanmaire Dionysos p. 444-445.

 

 

* [58] Euripide Les Baccantes vv. 208-209.

* [59] Ibidem vv. 32-36.

 

 

 

 

 

* [60] Nonnos de Panopolis Dionysiaca 8, vv. 8sq.

* [61] Voir H. Jeanmaire Dionysos, p. 196 et p. 147.

La participation aux rites orgiastiques de Dionysos et, en particulier, à l'oreibasie suppose que l'on se soit agrégé à un thiase. Un thiase est un groupement de fidèles, une confrérie religieuse spécialement vouée au culte d'une divinité qui, à l'origine du moins, ne fait pas partie du panthéon de la cité. Il se situe donc en marge des cultes civiques, même si, et ce fut le cas pour les cultes orgiastiques de Dionysos, on observe ultérieurement des phénomènes d'intégration à la religion de la cité * [57] . Les plus anciens thiases semblent avoir été dionysiaques, mais, dès l'époque classique, beaucoup d'autres divinités " étrangères " avaient leurs thiases à Athènes (et ailleurs).

Les thiases de Dionysos sont, en principe, ouverts à tous. Ils ignorent les ségrégations sociales ou ethniques. Ils pourront même à l'époque hellénistique, devenir mixtes et regrouper femmes et hommes. Mais, à l'époque classique, les thiases masculins, apparemment moins nombreux, en tout cas mal connus, s'opposent aux thiases féminins qui semblent représenter le groupement dionysiaque originaire Si, en effet, comme le rappelle le Tirésias de Baccantes, Dionysos exige que son culte soit célébré " par tous, en commun " * [58] , l'orgie n'en reste pas moins, essentiellement, une affaire de femmes. Ce sont elles et elles seules que nous voyons danser la danse de possession sur les vases à sujets dionysiaques ; ce sont les seules Thébaines que Dionysos a " chassées de leurs demeures, l'esprit fou " pour les contraindre à célébrer l'oreibasie sur le Cithéron * [59] . Ajoutons que Dionysos est Gynaïmanès, c'est-à-dire : " Celui qui fait délirer les femmes ", et qu'il n'existe pas d'épithète analogue pour désigner le délire qu'éventuellement il suscite aussi chez les hommes. Au reste, le modèle de tous les possédés de Dionysos est une femme : Sémélè, sa propre mère, qu'il fit " délirer " avant même de naître, alors qu'il était encore dans son sein * [60] . Une tradition ancienne indique, en outre, que toutes les femmes qui touchaient le ventre de Sémélè étaient à leur tour saisies par la Mania * [61] , mais là non plus rien ne suggère que la contagion se soit étendue aux hommes.

Ces constatations ne signifient pas, insistons sur ce point, que les hommes soient exclus des pratiques orgiastiques. Il existait, nous l'avons dit, des thiases masculins. Mais elles signifient qu'en s'agrégeant à un thiase le Grec adoptait un comportement réputé féminin.

 

* [62] M.P. Nilsson Geschichte der Griechischen Religion I (3), p. 570.

* [63] Parnasse : Pausanias 10, 4, 3 Rhodes et Pergarme : voir Nilsson Geschichte… II (2) p 100.

 

 

 

 

 

 

 

* [64] Démosthène Sur la Couronne 259.

 

 

 

 

 

* [65] Euripide Les Bacchantes vv. 821-836.

* [66] Phallophories : Hesychius s.v. Ithyphalloi. Ithvphallos : Sémos de Rhodes apud Athénée Deipnosophistes 14, 622b. Oschophories : L. Deubner Attische Feste p. 142.

Quand avaient lieu les oreibasies ? Il est impossible de donner à cette question une réponse unique et générale. Les choses ont varié selon les époques, selon les cités, probablement aussi selon les thiases. Il semble toutefois que les cultes orgiastiques de Dionysos se déroulaient de préférence en hiver ; c'était le cas, en particulier, pour les fêtes relativement bien connues des Thyiades sur le Parnasse * [62] . Les " orgies " hivernales du Parnasse revenaient, d'autre part, tous les deux ans, et ce rythme " triétéride ", comme disaient les Grecs, était probablement senti comme caractéristique des rituels dionysiaques. On le retrouve dans les Baccheia de Rhodes, à l'époque héllénistique, et, jusqu'à l'époque romaine, dans le culte de Dionysos Kathègémôn à Pergame * [63] .

Nous ne sommes guère mieux informés en ce qui concerne une éventuelle préparation des thiasotes (membres du thiase) à l'oreibasie. Mais, puisque cette pratique conduisait à une irruption du sacré en chacun d'entre eux, les participants devaient nécessairement se trouver en état de pureté rituelle, faute de quoi l'attaque de Mania eût été irréversible et les eût détruits. La purification était indispensable, en particulier, si le thiasote avait été en contact avec la mort (s'il y avait eu un mort dans sa famille, par exemple) ou avec la naissance (lorsque, par exemple, une bacchante avait mis au monde un enfant). Elle pouvait consister à " blanchir " le thiasote en le frictionnant avec un mélange de farine et d'argile, comme c'était apparemment le cas dans la petite communauté athénienne où officiait la mère d'Eschine * [64] . Mais on ne saurait affirmer que cette manière de réaliser la pureté rituelle se retrouvait dans d'autres thiases.

Un fait du moins est sûr : on ne pouvait participer à l'oreibasie sans avoir revêtu un costume dont les éléments et accessoires, nettement reconnaissables sur les documents figurés, ont presque tous une signification aisée à restituer.

Ce costume est un costume de femme. Il est identique pour les bacchants et pour les ménades. Ce qui revient à dire que, pour participer à la danse orgiastique, les hommes doivent se travestir en femmes. Or, comme les résistances du Penthée d'Euripide le montrent bien * [65] , il ne s'agit pas d'un simple déguisement, mais bien de renoncer à sa virilité pour passer provisoirement dans l'autre camp, celui des femmes. Au reste, Dionysos ne limite pas cette exigence à ceux de ses adeptes qui pratiquaient les orgies de la montagne. Ceux qui escortaient le phallos dans les Phallophories devaient eux aussi revêtir des habits de femme ; il fallait être habillé en femme pour exécuter la danse dionysiaque appelée Ithyphallos ; enfin, deux jeunes gens déguisés en femmes marchaient en tête de la procession que comportait, à Athènes, la fête dionysiaque des Oschophories * [66] .

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* [67] American Journal of Archeology 37, 1933 p. 256.

* [68] Le texte de cette inscription (établi par J. Pouilloux) est reproduit dans le commentaire de l'édition des Bacchantes procurée par J. Roux (p. 634).

* [69] Euripide Les Baccantes vv. 111-112. Voir le commentaire de J. Roux p. 283.

* [69] H. Jeanmaire Dionysos p. 95-96.

 

La première pièce de ce qu'on pourrait appeler la " livrée dionysiaque ", c'est une longue tunique plissée, le péplos, que les femmes grecques portaient à même le corps et que l'usage leur réservait. Dionysos lui-même est très souvent représenté vêtu de cette tunique. Dans la vie courante, elle était ordinairement de laine, mais il semble que celle des ménades (et des bacchants) était plutôt de lin : c'est ce que suggèrent les représentations figurées, où le vêtement porté par les danseuses dionysiaques paraît particulièrement léger et transparent. Des impératifs religieux dictaient sans doute ce choix : dans une expérience exceptionnellement vive de la présence du sacré (la possession), le lin pouvait être porté sans risque à même la peau parce qu'il était d'origine végétale. Il en eût été autrement de la laine qui, coupée sur du vivant, devait à cette origine des pouvoirs éventuellement dangereux.

Mais, de même que le rameau du suppliant associe l'élément végétal (la branche d'arbre) à des bandelettes de laine blanche (qui entourent le rameau) et confère ainsi à celui qui le porte la protection des dieux, autrement dit signifie qu'il est adopté par eux, de même, autour de la taille du thiasote, une ceinture de laine blanche maintient la tunique de lin et consacre à son dieu le fidèle de Dionysos. Nous avons plusieurs témoignages attestant que le port de cette ceinture marquait l'appartenance définitive au dieu des " orgies ". Un bacchant (ou une bacchante) " ayant reçu la ceinture " (apo katazdôséos) est un bacchant du grade le plus élevé dans les thiases hiérarchisés des époques héllénistique et romaine, comme celui, bien connu par une célèbre inscription, où officiait, dans les environs de Rome, la prêtresse Agrippinilla * [67] . Le modèle mythique ne fait d'ailleurs pas défaut : Ino, la nourrice de Dionysos, est qualifiée de leucozdônè (" à la blanche ceinture ") dans une inscription de Mélitaia, en Thessalie * [68] .

Un détail encore, en ce qui concerne la ceinture : elle est tressée dans de la laine brute ; autrement dit, loin d'avoir l'aspect lisse d'une cordelette, elle est barbelée de petits poils blancs (qui rappellent la toison de l'animal d'où elle provient) * [69] . Le choix de la laine brute est significatif : il représente, pourrait-on dire, un compromis entre la nécessité où sont placées les femmes de s'occuper à transformer la laine, produit naturel, selon des normes culturelles définies, et le refus que Dionysos exige qu'elles opposent à ce type d'activité (et aux normes auxquelles il répond) lorsqu'il les appelle à le rejoindre sur la montagne.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* [70] H. Jeanmaire Dionysos p. 95-96.

* [71] H. Jeanmaire Dionysos p 252.

* [72] M.P. Nilsson Geschichte… I (3) p 570. H. Jeanmaire Dionysos p 252.

* [73] M.P Nilsson Geschichte… I (3) p. 571 note 1 et p. 575. H. Jeanmaire Dionysos p 252.

 

Potier de tripolème. Coupe (détail) : Bacchante coiffée de la mitra, tenant le thyrse et une panthère. (Musée du Louvre G 250)

Sur leurs épaules, les bacchantes portent la nébride. C'est la peau d'un petit animal sauvage, le faon moucheté, ou, plus souvent, dans la pratique culturelle, d'un animal semi-sauvage, le chevreau. Les bacchantes nouaient deux pattes de cette dépouille par devant, sur leur poitrine, laissant flotter le reste dans leur dos, ou, au contraire, l'attachant à leur taille par la ceinture de laine. La nébride était sans doute la peau de l'animal sacrifié par l'impétrante (ou l'impétrant) lors de sa réception dans le thiase * [70] . Elle est donc le signe de consécration, mais, de plus, elle associe étroitement le fidèle à son dieu. Car Dionysos est lui-même invoqué comme chevreau à Lacédémone. C'est sous cette forme qu'il recevait un culte à Métaponte, sur le golfe de Tarente et Zeus l'avait métamorphosé en chevreau pour qu'Héra, jalouse, ne pût pas le reconnaître lorsqu'après la mésaventure arrivée à sa première nourrice, Ino, il le fit transporter chez les nymphes du mont Nysa * [71] . On peut ajouter qu'à Oinoè, près de Cithéron, dans une des régions de Grèce les plus marquées par la légende et le culte dionysiaques, et à Hermionè, sur la côte d'Argolide, on connaît un Dionysos Mélanaïgis (" à la peau de chèvre noire ") * [72] . En ce qui concerne le faon, notre documentation est moins probante : on peut toutefois noter qu'un poète lyrique, Alcée, appliquait à Dionysos l'épithète de Kémèlios, laquelle a pu être rapprochée de l'un des noms du faon : kéma * [73] .

 

 

 

 

 

 

* [74] J. Murr Die Pflanzen-welt… p 187.

 

 

 

 

 

* [75] Euripide Les Bacchantes v. 1054. Voir le commentaire de J. Roux p. 566.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* [76] Sophocle Œdipe-Roi v 209.

* [77] Orphei Hymni (ed. G. Quandt) 52, 4 (p. 37)

Dans leur main, bacchantes et bacchants portent (comme, sur certaines représentations, le dieu lui-même) un bâton rituel communément nommé thyrse. C'est peut-être le symbole le plus représentatif des orgies dionysiaques, le signe le plus spécifique de l'appartenance du fidèle à son dieu. A l'époque classique, le thyrse est fait de la tige d'une grande ombellifère sauvage (fenouil ou férule) dont le nom, narthèx, peut d'ailleurs désigner l'objet tout entier. On enguirlande le narthèx de lierre et, à son extrémité, on attache un bouquet de feuilles (de lierre ou du vigne) ou une pomme de pin. La réunion de ces éléments confère au thyrse son pouvoir. Celui qui le tient, tient alors le dieu (et, davantage encore, est tenu par lui). Le fenouil et la férule sont, en effet, des plantes dont l'" exubérance " (multiplication et croissance rapides dans la nature sauvage) pouvait aisément être interprétée comme épiphanie de Dionysos. Si la tige de fenouil pouvait constituer la hampe du thyrse, les ombelles servaient, de leur côté, à confectionner des couronnes. On les portait dans certaines cérémonies dionysiaques, à l'exemple du vieux Silène, le maître et le compagnon de Dionysos * [74] . Les témoignages sont moins explicites en ce qui concerne la férule. Mais il reste que c'est le nom de cette plante, narthèx, qui a servi à désigner la hampe du thyrse (de quelque plante qu'elle soit faite), puis, comme nous venons de le rappeler, le thyrse lui-même. L'histoire sémantique du mot peut être un indice de la valorisation rituelle de la plante qu'il désigne à l'origine.

Quant à la vigne, à la pomme de pin et au lierre, nous ne nous étonnerons pas de les retrouver ici. Mais il importe d'ajouter que le lierre paraît avoir été l'élément indispensable, faute duquel un thyrse n'était pas un thyrse, mais restait un simple bâton. Euripide l'indique clairement lorsqu'il appelle " thyrse défunt ", thyrse qui a perdu ses pouvoirs, un thyrse dégarni de son lierre * [75] . De lierre encore, et signifiant de même la consécration au dieu, étaient les couronnes que portaient très souvent les thiasotes célébrant l'orgie sur la montagne, tout comme d'ailleurs les buveurs participant aux symposia dionysiaques. Le dieu lui-même est presque toujours représenté couronné de lierre sur les vases, les fresques ou les mosaïques.

Mais les couronnes peuvent être remplacées par la mitra : c'est une sorte d'écharpe, assez luxueuse, que l'on enroule autour de la tête, à la façon d'un turban. Cette coiffure, d'origine lydienne, fut très à la mode chez les Athéniennes du 5ième siècle. Elle était, dans l'usage profane, typiquement féminine. Mais, si les bacchantes la portent, c'est en fonction d'une signification religieuse assez différente : car Dionysos, que la tradition faisait venir de Lydie, peut, à l'occasion, porter lui-même la mitra. Des peintres de vases, des sculpteurs nous le montrent ainsi paré ; Sophocle l'appelle le Chrysomitrès (" le dieu à la mitra dorée ") * [76] et un hymne orphique invoque Dionysos Mitrèphoros (" qui porte la mitra ") * [77] . Or, portée par lui, la mitra cesse d'être une coiffure de femme pour devenir une coiffure efféminée. C'est, plus exactement, une coiffure d'homme-femme. Et, en la portant à leur tour, les bacchantes (ou, éventuellement, les bacchants) cessent d'être des femmes (ou des hommes) pour s'identifier à l'homme-femme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* [78] Euripide Les Bacchantes v. 928.

 

 

 

 

 

 

 

 

* [79] Hérodote 4, 79.

* [80] Demosthène Sur la couronne 260.

* [81] Pausanias 10, 4, 3.

 

Couronne ou mitra coiffent une chevelure dont le rituel exige qu'elle soit longue et qu'elle puisse, le moment venu, flotter librement sur les épaules. Le sens de cette prescription est le même que celui que nous avons reconnu dans l'usage de porter la mitra. Mais l'élément qui implique l'identification à l'homme-femme n'est pas, comme pourrait le croire un Occidental d'aujourd'hui, le fait que les cheveux soient longs. Dans la Grèce classique, les hommes pouvaient, aussi bien que les femmes, garder les cheveux longs. Certes, dans l'Athènes du 5ième siècle, les citoyens portaient habituellement les cheveux courts. Mais certains jeunes aristocrates, admirant les Spartiates et désirant les imiter, gardaient leurs cheveux longs à la mode ancienne. Ce n'etait pas le signe de tendances efféminées, bien au contraire.

Seulement, un homme qui gardait les cheveux longs se devait de les natter, de les ramener sur sa tête et de les nouer sur son front : ainsi, il était prêt pour la lutte, ou le combat. Si, au contraire, il laissait sa chevelure dénouée, il suggérait que devant l'adversaire ou l'ennemi, son comportement serait celui d'une femme. L'élément qui indique le passage à la féminité dionysiaque (celle d'un homme arborant des caractères féminins, ou d'une femme s'identifiant à un homme-femme) est donc le fait que la chevelure du bacchant (ou de la bacchante) reste dénouée et susceptible de flotter sur les épaules. Bien entendu, c'est Dionysos lui-même qui a donné l'exemple de cette coiffure à ses fidèles. Cela apparaît sur de nombreuses représentations du dieu. Et Euripide, dans ses Bacchantes, a insisté sur les " boucles blondes ", la " chevelure parfumée " qui caractérisent l'Etranger (Dionysos) et l'opposent à Penthée, jeune prince viril aux cheveux relevés et nattés. Aussi bien, lorsque ce même Penthée, envoûté par Dionysos, sera allé malgré lui revêtir la " livrée dionysiaque " et réapparaîtra au public costumé en bacchant, le dieu ne manquera pas de lui faire observer (avec une cruelle ironie) le désordre de sa chevelure * [78] .

Au total, le costume rituel que nous venons de décrire apparaît certes comme un ensemble de signes manifestant la consécration du fidèle à son dieu (le revêtir est donc l'équivalent d'une prise d'habit) mais davantage encore il exprime la recherche d'une identification avec ce dieu, particulièrement en tant qu'il est homme-femme. Par lui-même, un tel costume appelle la possession et l'extase.

L'ayant revêtu, les membres du thiase participent à diverses manifestations (cortèges, processions, danses sur les places publiques, exhibitions de possédés) qui peuvent avoir eu un aspect de prosélytisme. C'est ainsi que, vers le milieu du 5ième siècle, le roi scythe Skylès, s'étant fait initier aux mystères de Dionysos, participait à des cortèges et " faisait le bacchant ", c'est-à-dire se livrait aux transports inspirés par le dieu, dans les rues d'Olbia, près de l'embouchure du Borysthène (actuellement le Dniepr) * [79] . Des processions analogues devaient avoir lieu dans les rues d'Athènes, comme l'atteste, pour le 4ième siècle, le passage du Discours sur la Couronne déjà mentionné * [80] . On sait enfin que, lorsque les Thyiades se rendaient d'Athènes à Delphes où elles allaient participer à la grande Triétéride sur le Parnasse, elles s'arrêtaient dans les villes qu'elles traversaient et " dansaient " sur les places en l'honneur de Dionysos. Pausanias, qui nous a transmis cette information * [81] , ne précise pas le caractère de ces danses. Mais il est vraisemblable qu'à l’époque ancienne, il s'agissait de danses de possession. Si tel était le cas, elles nous apparaîtraient comme un prélude à la véritable danse de la folie dionysiaque, celle qui se déroulait non plus dans les villes, mais sur la montagne.

 

* [82] v. 116 ; v. 165…

* [83] Voir J . Roux Commenta¹re aux Bacchantes p. 253.

* [84] Voir le texte de ce règlement dans J. Roux, Commentaire aux Bacchantes, p. 635.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* [85] Plutarque, De E Delphico 389a ; Pausanias, 1,40, 6 ; Ovide, Métamorphoses 4, 15.

 

Tous les témoignages dont nous disposons soulignent l'importance de cette localisation du rituel. Le cri eïs oros, eïs oros (" à la montagne ! à la montagne ! ") retentit au début des Bacchantes d'Euripide * [82] et le mot court ensuite tout au long de la pièce comme un leit-motiv. C'est que l'association de Dionysos et de la montagne est étroite : il est oreïos (" de la montagne "), oréïtrephès (" nourrisson de la montagne "), oreïphoïtès (" qui hante la montagne ") * [83] . On l'honore à Delphes sur le Parnasse, à Thèbes sur le Cithéron, en Lydie sur le Tmolos… L'obligation d'aller eïs oros pour célébrer son culte est bien attesté par le règlement d'un thiase de Physkos, en Locride de l'ouest. Ce règlement, qui date du 2ième ou du 3ième siècle après J.C., prescrit que " quiconque n'accompagnera pas le thiase à la montagne versera à la communauté une amende de cinq drachmes " * [84] . Si l'on se souvient de notre hypothèse selon laquelle le rituel de l'orgie sur la montagne vise à laisser librement surgir en chaque bacchant l'élan fondamental de la vie – c'est-à-dire Dionysos – on admettra qu'il existait une liaison fonctionnelle entre cette expérience religieuse et le décor où elle était pratiquée : la montagne, en effet, est tout d'abord un lieu-haut. Or, il est à peine besoin de rappeler que, pour les Grecs, comme pour beaucoup d'autres peuples, les lieux-hauts sont le séjour des dieux et que le fait de les escalader pouvait, en lui-même, être vécu comme une approche du divin. Mais la montagne est aussi, pour un Grec de l'Antiquité, un lieu sauvage, c'est-à-dire un lieu qui se situe en dehors de l'espace cultivé (et culturalisé), qui est donc propice à une rencontre avec Dionysos en tant qu'il représente l'exubérance naturelle de la vie : le dieu est là " chez lui " et, symétriquement, son dévôt, se trouvant " hors de chez lui ", hors de sa culture, pourra plus facilement se laisser pénétrer par la folie dionysiaque.

Au reste, la diminution des défenses que le caractère sauvage du lieu induisant chez les ménades (ou éventuellement les bacchants) était d'autant plus sensible que l'ascension pouvait présenter de réelles difficultés et que, dans ce cas, les ménades se trouvaient, au moment de l'orgie, dans un état de complet épuisement physique : il suffira de rappeler, à ce propos, que le Parnasse s'élève à 2457 mètres d'altitude et que les femmes du thiase delphique devaient le gravir jusqu'à son sommet, en plein hiver.

Autre circonstance favorable au déclenchement de la crise, à l'invasion de la personnalité du bacchant par son dieu : le fait que l'orgie ait lieu, en général, la nuit. La grande Triétéride du Parnasse, par exemple, est une pannychis, c'est-à-dire une veillée, une fête de nuit. C'est la raison pour laquelle les ménades sont souvent représentées portant d'une main le thyrse, de l'autre une torche. Dionysos est lui-même nyktélios (le nocturne, celui dont on célèbre les fêtes la nuit) * [85] .

 

 

 

 

 

 

* [86] Euripide Les Bacchantes, v. 576 ; v. 580 ; v. 582.

* [87] H. Jeanmaire Dionysos, p 320.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* [88] Pausanias 4, 31, 4.

* [89] Voir le commentaire de J. Roux au vers 145 des Bacchantes (p. 294).

 

Mis en condition par l'étrangeté de l'ambiance où il se trouve plongé (la montagne nocturne), le thiasote va se livrer à une danse extatique, laquelle peut conduire à un sparagmos (sacrifice par déchirement et lacération), voire à une ômophagie (dévoration des chairs crues de la victime).

La danse a pour fonction de provoquer un état de surexcitation, un paroxysme qui débouche sur la possession proprement dite, l'extase.

L'exarque, le chef du thiase, donne le signal de cette danse ; il se dresse soudain et pousse le cri rituel ; l'ololygè, cri aigu, sauvage, ce Iô, Iô qu'Euripide a placé dans la bouche du dieu lui-même * [86] et que, de fait, Dionysos était censé inspirer à l'exarque.

La flûte, plus précisément la double flûte, accompagne le mouvement des ménades. Les flûtistes jouent dans le mode phrygien dont le caractère " vif et bruyant " semblait propre à exciter l'enthousiasme des danseurs. En lui-même, d'ailleurs, le son de la flûte était considéré comme capable d'exciter la mania * [87] .

Simultanément, une partie des bacchantes marquent la cadence au moyen de leur thyrse, dont elles frappent le sol. Parmi les autres (celles qui sont en train de danser) certaines, qui ont abandonné leur thyrse, soulignent le rythme en frappant sur des tambourins. Cet usage du tambourin était ressenti comme étrange, exotique. Car les Grecs avaient l'habitude de cadencer leurs mouvements (danses, marches militaires, rythme des rameurs) non au moyen d'instruments à percussion, mais au son de la flûte (comme c'est aussi le cas ici) ou des instruments à cordes. De plus, l'instrument lui-même était " étranger " : on savait qu'il provenait d'Asie Mineure, où il était associé aux cultes de Cybèle. (Dans ces conditions, l'effet produit par le tambourin devait être aussi insolite que serait pour nous l'introduction d'un tam-tam dans un quatuor à cordes).

Tout ce tapage (flûte, tambourins, martèlement des thyrses) est rapporté à Dionysos Bromios (le Grondant). C'est encore le dieu lui-même qui inspire les cris, ou plutôt les hurlements rituels qui se détachent sur la musique. On en connaît au moins deux : le iachè, cri aigu (comparable au , ) suscité par Dionysos Iakchos (" dieu des clameurs "), et l'Evohè dont on racontait que Dionysos l'avait le premier poussé sur le mont Eva, en Messénie. D'où son nom d'evios théos * [88] .

L'excitation auditive qui devait résulter de cette musique et de ces clameurs était encore renforcée par une excitation d'ordre visuel : le mouvement des torches. Le bacchant devait, en effet, tantôt brandir sa torche à bout de bras, tantôt l'abaisser en la rapprochant de son corps. Ce mouvement est exprimé dans une formule rituelle (qui était probablement criée en même temps qu'on accomplissait le geste): anéché, paréché (" brandis, ramène !...") * [89].

 

* [90] v. 65.

* [91] Orpheï Hymni (ed. G. Quandt) 49, 6 (p. 36).

* [92] H.N. Porter American Journal of Philology 69, 1948, pp. 27-41.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* [93] Euripide Les Bacchantes, vv 493-494.

 

 

 

 

Quant à la danse elle-même, elle semble avoir consisté d'abord en bonds. Il existe un terme rituel spécifique pour désigner ces bonds de la ménade : le verbe thoazdô. On le trouve dans les Bacchantes d'Euripide * [90] . Et le nom correspondant (thoasma) intervient dans la formule utilisée dans un hymne orphique pour désigner l'une des plus célèbres montagnes dionysiaques, le Tmôlos : cet hymne l'appelle, en effet, " l'endroit superbe où vont bondir les Lydiens " (kalon Lydoïsi thoasma) * [91] . Dionysos, plus précisément Dionysos Bromios, pratiquait lui-même ces bonds, si l'on en croit un graffito bachique de Doura-Europos * [92] .

Mais, ce qui frappe le plus dans les témoignages, et ce que confirme les représentations figurées, c'est l'importance attachée au mouvement de la tête et de la chevelure. Il s'agit là d'un geste rituel caractéristique et immédiatement reconnaissable. C'est pour pouvoir l'exécuter que la bacchante (ou le bacchant) doivent garder leurs cheveux longs et dénoués (comme nous l'avons exposé ci-dessus). S'ils les avaient rassemblés sous le mitra, ils doivent, avant de commencer à danser, les libérer pour qu'ils puissent flotter sur leurs épaules : ce geste devint lui-même symbolique de l'entrée dans la danse dionysiaque.

Le mouvement, la " figure ", que doivent exécuter les danseurs consiste en effet à lancer la tête d'abord en arrière, puis en avant, de façon à projeter vers le ciel les boucles de leur chevelure. C'est donc une véritable " danse de la chevelure " à laquelle se livraient bacchantes et bacchants. Et c'est pourquoi les initiés attachaient une telle importance à leurs longues boucles : outre que, comme nous l'avons dit, elles étaient l'un des signes de l'identification à l'homme-femme, l'exécution correcte de la danse du dieu les rendait indispensables. On comprend mieux, dans ces conditions, pourquoi le Penthée de la tragédie d'Euripide se conduit en sacrilège lorsqu'il prétend couper la chevelure de l'Etranger * [93] .

La danse se poursuit jusqu'à l'ekstasis et l'enthousiasmos, c'est-à-dire cette " folie " (mania) qui met le danseur " hors de lui" (ek-stasis) parce que le dieu a pénétré " en lui " (enthousiasmos). Mais notre documentation est ici très insuffisante. Aucun témoignage ne nous permet d'apercevoir en quoi consistait l'attaque proprement dite, à quels signes on reconnaissait, dans le comportement du danseur, l'instant où il était saisi par la mania divine.

Quoi qu'il en soit, il semble que la danse extatique pouvait se prolonger en une sorte de course, ou de poursuite, pendant laquelle les thiasotes se livraient (du moins à date ancienne) à des conduites violemment agressives : razzias de villages, vols d'enfants... C'est sans doute pendant cette course qu'on peut situer du sparagmos et de l'ômophagie.

 

* [94] C'est dans cet état qu'Euripide a représenté Agavé au moment où, donnant le signal de la mise à mort, elle se précipite sur son fils Penthée (Bacchantes, v 1 122-1123).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* [95] Euripide Les Bacchantes, v 1133.

 

 

 

 

* [96] Voir à ce sujet : M. Détienne, Dionysos orphique et le bouilli rôti in Dionysos mis à mort, p. 173 sq.

 

De nouveau, comme au début de la danse, l'exarque, qui " courait " avec le thiase, s'en détache. A ce moment, il (ou elle) pouvait présenter des symptômes épileptoïdes (bave aux lèvres, yeux roulant dans les orbites) * [94] . Mais les thiasotes ne voient en lui que le Bacchos, le possédé de Dionysos. Soudain, il se jette sur la victime, que son mouvement même désigne comme telle : disons pour l'instant que c'est un faon, ou un chevreau. Il couvre l'animal de son corps, l'arrête dans sa course, le plaque au sol et commence à lacérer la chair, à main nue.

D'autres bacchantes rejoignent alors l'exarque et, ensemble, elles écartèlent la bête, tirant chacune à elle un membre ou un morceau de chair : c'est le sparagmos, " déchirement " qui, jusqu'au bout, s'effectue en principe à main nue, sans l'usage d'aucun couteau sacrificiel.

La fin du sparagmos est saluée par un cri rituel, l'alalè :c'est un cri guerrier qui sonne comme un cri de victoire * [95] .

Il reste aux bacchantes à dévorer la chair crue de victime, ou, du moins, à en boire le sang encore chaud. C'est l'ômophagie sous sa forme primitive (manducation des chairs), ou atténuée (ingestion du sang).

Le sens général du sparagmos et de l'ômophagie apparaît clairement : la victime est une hypostase du dieu et il s'agit de faire jaillir les pouvoirs accumulés en elle (c'est le rôle du sparagmos), puis de les faire passer dans son propre corps (c'est le rôle de l'ômophagie). Mode élémentaire, magique de communion avec le divin.

Mais il importe de faire trois remarques :

Le sparagmos et l'omophagie s'opposent radicalement aux pratiques habituelles des Grecs en matière de sacrifice : on utilise toujours des couteaux sacrificiels pour mettre à mort et dépecer les victimes ; on ne consomme jamais leurs chairs sans les avoir rôties, pour ce qui concerne les viscères, ou bouillies, pour ce qui concerne les autres parties du corps * [96] .

 


Bas-relief. Marbre : Bacchante en extase tenant le thyrse de la main droite et, dans l'autre main, la moitié de la victime du sparagmos. (Musée du Louvre MA 553)

* [97] Dionysos Omadios : Orphei Hymni (ed. G. Quandt) 30, 5 (p. 25) ; Porphyre De Abstinentia, 2, 55 ; Dionysos Omestes : Plutarque Themistodes 13, 3, De cohibenda ira 13, 462b.

 

 

 

* [98] Sophocle, fr.607 (Nauck 2).

 

 

 

 

 

 

 

* [99] Porphyre, De Abstinentia, 2, 8.

* [100] Euripide, Les Bacchantes, v. 754.

 

La deuxième remarque est que pratiquer l'ômophagie c'est, une fois encore, s'identifier par son comportement à dieu lui-même : Dionysos s'appelle ômadios, ou ômestès (Mangeur de chair crue) à Chios, à Lesbos, à Ténédos, à Ephèse * [97] . Le dieu qui est dévoré (puisque la victime est son hypostase) est donc en même temps celui qui dévore. Dionysos est à la fois le sujet et l'objet du sparagmos et de l'ômophagie. En allait-il de même des possédés, en un sens qui ne soit pas seulement métaphorique ?

Poser cette question, c'est se demander – telle est notre troisième remarque – quelles étaient les victimes du diasparagmos et de l'ômophagie. C'était quelquefois un faon, plus souvent un chevreau, petits animaux dont nous avons vu qu'ils étaient régulièrement associés à Dionysos. Mais, parfois, ce pouvait être aussi un taureau : cet animal est, nous l'avons dit, une des hypostases les plus fréquentes de Dionysos. De plus, le dieu est lui-même Taurophagos (Mangeur du taureau) * [98] . Dans tous les cas, ces victimes animales nous laissent supposer l'existence d'acolytes chargés de " lancer " la bête au milieu du thiase.

Mais, dans la forme la plus primitive du rituel, la victime était probablement humaine. Et on peut imaginer qu'inspiré par la mania divine, l'exarque se précipitait sur un des membres du thiase. Entre les possédés se réalisait alors l'union sujet-objet (dévorant-dévoré) dont Dionysos luimême était le modèle. Les Bassares de la mythologie – Bassares est un des noms des bacchants–nous fourniraient un exemple de cette allélophagie rituelle : enivrés du plaisir d'avoir goûté les chairs des victimes humaines choisies pour leurs sacrifices, ils avaient fini par s'entre-dévorer * [99] .

Ce qui est sûr, c'est que des enfants étaient sacrifiés à l'occasion des orgies dionysiaques. Et c'est bien pourquoi, lors de leur " descente " dans les villages, les bacchantes euripidéennes ne se contentent pas de tout mettre au pillage : elles enlèvent les enfants dans les maisons * [100] .

 

* [101] Elien, De Natura Animalium, 12, 34.

* [102] Voir à ce sujet l'introduction à l'édition des Bacchantes procurée par J . Roux (p. 66).

* [103] Plutarque, Themistocles, 13, 3.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* [104] Philon, d'Alexandrie De vita contemplativa 12.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au reste, nous avons de nombreuses preuves que le " Mangeur de chair crue " avait le goût de la chair humaine.

Il porte le titre d'Anthropôrraïstès (Dépeceur d'hommes) * [101] . Des sacrifices humains en son honneur sont attestés dans les îles (à Chios, à Ténédos, à Lesbos), en Béotie (à Potnia) et en Crète * [102] . Le matin de la bataille de Salamine, le devin Euphrantidès fit immoler à Dionysos ômestès trois prisonniers perses : " C'était, disait-il, le moyen d'assurer aux Grecs le salut et la victoire " * [103] .

Danse extatique, sparagmos, ômophagie : trois expériences orgiastiques dont la première pouvait suffire, semble-t-il, à faire du thiasote un bakchos, c'est-à-dire un possédé de Dionysos (qui est lui-même Bakchos, le Grand Bacchant, le Maître de la Folie). Mais la notion de possession doit être ici précisée : il s'agit d'une extase collective où chaque participant tout à la fois est possédé par le dieu, au sens habituel du mot (le dieu le pénètre, le dieu est dedans) et voit le même dieu se révéler hors de lui.

" Les bacchantes et les Corybantes, écrit Philon d'Alexandrie, cultivent leur délire jusqu'à ce qu'ils voient l'objet de leur désir " * [104] . La possession se double donc d'une sorte de parousie. Chaque possédé voit Dionysos dans tous les autres et dans la nature entière. Mais, puisqu'il est lui-même, en tant que possédé, Bakchos-Dionysos, c'est lui-même qu'il voit dans tous les autres et dans la nature. Mieux encore : il est tous les autres. Il ne s'agit donc pas seulement de substituer à une personnalité une personnalité nouvelle (celle du dieu) mais bien d'abolir le moi individuel, la possibilité de dire " je " sans dire aussi, et simultanément, " il " et " nous ". L'être (je-Dionysos) est en même temps savoir (Dionysos, lui, devant moi) puisqu'il est l'être de tous (nous-Dionysos).

Etre Dionysos (l'avoir en soi) et le voir autour de soi en même temps que tous les autres possédés le voient et le sont comme soi rend possible ce qui, dans un état " normal ", apparaîtrait comme relevant du miracle : les pouvoirs de la vie sont multipliés, l'élan vital s'inscrit comme en liberté dans le réel (ou ce qui apparaît comme tel).

La terre devient un paradis où ruissellent le lait, le vin, le miel. Nous avons déjà cité les vers d'Euripide (Les Bacchantes vv. 704-713) où il montre les bacchantes frappant le sol de leurs thyrses pour en faire jaillir de l'eau, du vin, ou encore le grattant du bout de leurs doigts pour en obtenir des ruisseaux de lait.

 

* [105] Les Bacchantes v. 1103.

* [106] Voir à ce sujet l'édition des Baccantes procurée par E.R. Dodds (Introduction p. XXXII).

* [107] Les Bacchantes vv 1109-1110.

* [108] Les Bacchantes vv 743-747.

 

 

 

 

* [109] Les Bacchantes vv. 763-764.

* [110] Les Bacchantes vv. 757-758

* [111] Voir le commentaire au v. 758 dans l’édition des Bacchantes procurée par J. Roux (p. 483).

* [112] Les Bacchantes vv. 755 756.

 

Mais l'état de possession ne se traduit pas seulement par ces hallucinations collectives. Les bacchantes se sentent toutes ensemble (et parce que le dieu les possède toutes ensemble) douées d'une force surnaturelle. Elles peuvent briser les branches d'un chêne avec la même violence que si la foudre était tombée sur l'arbre. La comparaison est d'Euripide * [105] . Elle n'est en rien une amplification poétique car Dionysos, dont la mère, Sémélè, avait été " accouchée par l'éclair ", était lui-même " Maître du feu céleste " * [106] . C'est avec aisance que toujours selon Euripide, " mille mains n'en faisant qu'une ", les bacchantes extirpent du sol le sapin où était juché le malheureux Penthée * [107] . Et cela devient pour elles un jeu de saisir des taureaux et de les dépecer vivants. Le Messager de la tragédie d'Euripide avait vu la scène et l'avait racontée au jeune prince incrédule : " Les taureaux furieux (...) s'écroulaient à terre, entraînés par mille mains de jeunes femmes. Et elles en déchiraient la dépouille en moins de temps qu'il ne t'en faut à toi pour voiler d'un clin d'œil tes royales prunelles " * [108] .

Dans cet ordre de choses le " miracle " peut-être le plus significatif se produit lorsque, sur le Cithéron, des paysans viennent attaquer les bacchantes pour protéger leurs villages qu'elles soumettent à une sorte de razzia : armées de leurs seuls thyrses, alors que les villageois ont des javelots, les bacchantes les mettent en déroute " eux des hommes, elles des femmes ", comme le précise avec stupeur le même Messager, dans le même récit * [109] .

Mais c'est aussi que le dieu les a rendues invulnérables (les javelots des paysans les atteignent sans les blesser), de même qu'il les protège contre les brûlures : elles peuvent " porter du feu " " à même leurs cheveux bouclés " : le feu ne les brûle pas * [110] . Le " feu " dont il s'agit est sans doute la braise contenue dans les réchauds de bronze que les bacchantes viennent de voler dans les villages et qu'elles portent sur leur tête. Cette insensibilité au feu n'était pas seulement le fait des possédées de Dionysos : on la trouve associée, dans l'antiquité, à d'autres états extatiques. La marche sur les charbons ardents, en particulier, était pratiquée publiquement par les prêtresses de la déesse Pérasia à Hiérapolis-Castabala, en Cilicie, et par les Hirpi Sorani, au nord de Rome * [111] .

Autre "miracle" encore : les bacchantes peuvent charger sur leurs épaules (et sur leur tête) toutes sortes d'objets, elles peuvent courir sans prendre aucune précaution pour les maintenir : rien ne tombe, tout " tient " tout reste soudé à elles, comme par un effet de magnétisme, ou comme si les lois de la pesanteur n'existaient plus * [112] .

 

* [113] Les Bacchantes v. 748.

* [114] Voir le commentaire au vers 748 dans l’édition des Bacchantes procurée par J. Roux (p. 479).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* [115] Les Baccantes v 697-702.

 

 

 

 

 

* [116] Héraclite, fr. 15 (Diels).

 

Elles-mêmes semblent d'ailleurs en état d'apesanteur. Emportées dans leur course frénétique sur la montagne, elles " décollent " du sol, comme des oiseaux * [113] . Or, se déplacer sans toucher le sol est un des privilèges des dieux. C'est parce qu'elles sont possédées de Dionysos que les bacchantes partagent ce privilège. Au reste, le phénomène de lévitation est, lui aussi, dans l'antiquité, associé aux états de possession. C'est ainsi que les prêtresses de la Déesse Pérasia d'Hiérapolis, celles-là mêmes qui marchaient sur les braises, étaient censées pouvoir franchir " en volant " les lieux les plus inaccessibles, les ravins, les précipices, les fleuves... * [114]

Tels sont donc les effets (réels ou imaginaires) de la transe dionysiaque. Si l'on veut maintenant envisager d'un point de vue synthétique l'ensemble des données que nous venons de passer en revue, on peut faire, à propos de l'oreibasie les constatations suivantes :

Dans ce rituel, l'intrusion du dieu dans la personne du bacchant est, en quelque sorte, sollicitée par toute une série d'opérations qui relèvent de la magie sympathique : le thiasote se fait semblable à Dionysos par son costume ; presque tous les comportements qui lui sont prescrits répètent ceux du dieu ou trouvent leur justification dans une épithète divine.

Cet " appel" par identification en recouvre d'ailleurs un autre, plus spécifique : nous voulons parler du processus ascensionnel qui structure l'ensemble de l'oreïbasie et qui doit, bien sûr, être référé à la croyance selon laquelle Dionysos fait jaillir la vie sous toutes ses formes. Le bacchant doit donc gravir la montagne ; il brandit sa torche ; des bonds et le mouvement de sa chevelure vers le ciel caractérisent sa danse ; en état de possession, il arrache les arbres du sol et il est lui-même soulevé en l'air.

Mais l'extase dionysiaque – le surgissement du dieu dans chacun de ses fidèles et la révélation concomitante – semble surtout exiger et exprimer la volonté de dépasser l'opposition entre les catégories du même et de l'autre. Ce clivage, qui structure l'expérience de l'individu " normal ", est nié par le rituel de la folie dionysiaque. Le même, c'est-à-dire ce qui est identique au moi, doit s'y laisser entraîner dans un mouvement incessant vers l'autre, et réciproquement d'où il résulte le sentiment exaltant de vivre d'une vie vraiment libre (Dionysos est Lysios, "celui qui libère") d'une vie enfin conforme au désir, la barrière que constitue l'autre étant exorcisée.

Nous avons insisté, en analysant l'état de possession dionysiaque, sur l'équivalence existentielle qu'il implique entre le " je " de chaque possédé et celui de tous les autres. Le même et l'autre se rejoignent dans l'expérience d'une présence qui est tout à la fois dedans (en moi) et dehors (dans tous les autres et dans la nature). Il faudrait ajouter que Dionysos, en tant qu'il est dieu, est par rapport à moi qui suis homme, une des figures les plus décidément autres et que son intrusion en moi signifie donc avec une vivacité toute particulière la levée de la barrière qui m'isole de l'autre.

La plupart des composantes du rituel se laissent ramener à une signification analogue :

Les citoyens, identiques entre eux en tant qu'ils sont tous membres d'une même polis (cité) doivent accepter de se joindre à des non-citoyens, les étrangers (les métèques, comme on les appelait à Athènes), voire les esclaves. Tout en demeurant sur le territoire de la cité et en assurant l'essentiel de la vie économique, métèques et esclaves étaient exclus des cultes civiques et n'avaient aucun droit politique. Ils se situaient donc en dehors du corps social, en dehors de la communauté des citoyens. Ils étaient par rapport aux citoyens " les autres " et réciproquement. Le thiase intègre les deux catégories en une communauté nouvelle : Dionysos est le dieu venu d'" ailleurs " – peu importe que ce soit de Thrace ou de Lydie ; c'est, en tout cas l'étranger, le dehors par rapport à la cité – et il exige des citoyens le même hommage que lui rendent les non-citoyens, ses dévôts naturels.

Par rapport à l'homme, la femme est l'autre, et inversement. Mais, lorsque l’homme célèbre l'orgie, il adopte un comportement réputé féminin (puisque des femmes en sont les initiatrices), il agit comme s'il était l'autre. Et la femme adopte, elle aussi, le comportement de l'autre, un comportement viril, en rompant le cercle où l'enferme le mariage (le gynécée, les enfants, les travaux de la maison) pour s'aventurer vers le dehors : la montagne où Dionysos l'appelle à rejoindre le thiase et où elle n'aura d'autre maître que le dieu.

Le costume du thiasote traduit d'ailleurs au plan symbolique cette abolition du clivage entre les sexes. En tant qu'il est celui d'un efféminé, il signifie pour l'homme une identification à l'autre féminin et, pour la femme, une sorte de détour par l'autre masculin (on ne peut être efféminé sans être d'abord homme).

Selon un autre clivage, le mode d'existence de l'être humain en tant qu'il est civilisé (disons en tant qu'il est de culture grecque) s'oppose à celui de la bête en tant qu'elle est " sauvage ". Or précisément, le rituel de la folie dionysiaque impose aux bacchantes et aux bacchants de se comporter comme cet autre constamment renié par leur culture : la bête. Le cadre où se déroule l'oreïbasie est celui où vivent les animaux sauvages (la montagne). L'anti-sacrifice que constituent le sparagmos et l'ômophagie reproduit point par point le mode d'alimentation des carnivores prédateurs : l'exarque se jette sur la victime comme sur une proie ; les ongles des bacchantes la déchirent comme font les griffes des carnassiers ; la chair est dévorée crue (au lieu d'être consommée cuite). Chacune de ces actions est accompagnée de cris qui rappellent plutôt le rugissement de la bête que le langage de l'homme. Mais, symétriquement, cet autre qu'est la bête est sommé de renoncer à ses allures " sauvages " pour venir s'intégrer à la communauté dionysiaque. Nous voyons ainsi les bacchantes de la montagne donner le sein à des chevreuils ou à des louveteaux, et ceux-ci tiennent à merveille le rôle des nourrissons qu'elles ont abandonnés. Des serpents manifestent une tendresse tout humaine en léchant la joue des ménades auxquelles ils servent de ceinture * [115] . Ajoutons que, sur de nombreuses représentations, des panthères servent de monture à Dionysos.

Tenter d'annuler le clivage qui sépare l'autre du même, c'est au fond accepter la menace que constitue toujours, à des degrés divers, ce qui est différent. L'Autre absolu est tout simplement la mort. Et toutes les figures de l'autre sont, de ce point de vue, des figures de la mort. Celui qui veut maintenir la différence cherche surtout à se rassurer, à se protéger lui-même. L'instinct de conservation dresse contre l'autre la barrière du même. Mais, ce faisant, il enferme dans une vie immobile, codifiée, répétitive. II renie la vie même qu'il prétend défendre. Faire place à l'autre, lever la frontière qui nous sépare de lui, c'est assurément, du point de vue narcissique, prendre le risque d'être détruit ou, à tout le moins, destructuré. Et c'est en cela que le rituel dionysiaque est un rituel de la folie. Mais l’acceptation de ce risque conditionne le dépassement des antinomies qui fractionnent et limitent notre expérience du réel. Elle permet le surgissement en nous de la vie fondamentale, celle que signifie Dionysos et dont l'élan est, à proprement parler, universel. Si nos analyses sont correctes, cette vie-là est un vouloir-vivre, elle est conforme au désir et, comme lui, pleinement ambivalente. Elle ne repousse pas le risque de destruction, la menace de mort : elle les intègre et les transcende. N'est-ce pas ce qu'Héraclite avait senti lorsqu'il affirme l'identité d'Hadès, dieu des morts, et de Dionysos "  pour qui on délire en célébrant les fêtes bachiques " ? * [116]

 

* [117] Antoninus Liberalis, Les Métamorphoses, 10, 2-3.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* [118] Apollodore, Bibliothèque, 2, 2, 2.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* [119] Apollodore, Bibliothèque, 3, 5, 1.

* [120] Les Bacchantes, vv. 1125-1136.

 

Bien entendu, les sociétés humaines tendent globalement à se perpétuer identiques, à elles-mêmes. Et les cités grecques n'échappent pas à la règle. La folie dionysiaque – la levée des frontières et l'inclusion de l'autre dans chacune des formes qui constituent la polis ne peut donc y être tolérée que provisoirement, le temps d'un rituel. Mais les Grecs de l'Antiquité paraissent avoir cru que l'équilibre psychologique des individus était lié à la participation à ce rituel. Refuser les rites de Dionysos, c'était courir le risque d'étre condamné à une folie qui équivalait, celle-là, à la mort. Autrement dit, pour s'être opposés au mouvement du même à l'autre, au dépassement de cette antinomie et à l'expérience d'une vie ambivalente, les négateurs de Dionysos pouvaient se voir définitivement fixés en cet autre qu'ils redoutaient (non point selon ce qu'il était réellement, mais sous la forme selon laquelle ils le redoutaient : en tant qu'il est une figure de la mort).

Certes, nous quittons ici le domaine de l'histoire pour entrer dans celui du mythe. Mais notre propos n'est pas d'établir que tel ou tel personnage historique est devenu " fou " pour s'étre refusé à pratiquer l'orgie dionysiaque. Nous voulons seulement préciser notre interprétation de la fonction de ce rituel en montrant ce qu'un Grec pouvait craindre en refusant d'y participer ou en interdisant à autrui de le faire. Or il est légitime de rechercher dans les mythes la réponse à ce type de questions.

Trois légendes nous instruisent du sort réservé aux femmes qui refusent de pratiquer l'orgie. Il s'agit des femmes d'Argos et des filles du roi du pays (les Proetides) ; des princesses d'Orchomène, les Minyades ; et enfin des tantes de Dionysos, les Thébaines Autonoè, Inô, et Agavè. Il faut leur adjoindre les rois qui prétendent perturber ou empêcher la célébration des rites dionysiaques sur leur territoire : le Thrace Lycurgue et le Thébain Penthée.

La folie (mania) n'épargne ni eux ni elles. Et elle s'exprime selon des modalités analogues aux éléments que nous avons décrits comme constitutifs du rituel. On retrouve donc, dans chacune de ces légendes, avec des variantes, bien sûr, et selon un ordre qui n'est pas immuable, la " course " sur la montagne (ou, éventuellement, dans des lieux " déserts "), un sparagmos (ou ce qui en tient lieu : un meurtre avec dépècement de la victime), et les hallucinations par lesquelles le possédé voit le dieu (sous l'une des formes animales ou végétales qui lui sont régulièrement associées : vigne, lierre, taureau, lion...).

Mais alors que, dans le rituel, la mania était le but auquel tendait le comportement du thiasote, ici, le comportement de la victime résulte de la mania par laquelle le dieu s'est emparé d'elle. A ce renversement correspond la transformation des pouvoirs bienfaisants de Dionysos en pouvoirs maléfiques : l'autre que l'on redoutait devient, en effet, redoutable. L'expérience orgiastique était celle d'une joie libératrice ; c'est, au contraire, par la terreur que Dionysos impose ses exigences aux femmes qui lui ont résisté. Lorsque, par exemple les Minyades " voient " devant elles un lion, un taureau, un léopard, lorsque des montants de leur métier à tisser coule du vin et que du lierre se met à grimper autour de leurs tabourets, ces prodiges les épouvantent et c'est sous le coup de l'épouvante qu'elles mettent en pièces le petit Hippasos * [117] .

Au reste, c'est bien comme une maladie – et non plus comme une expérience positive du sacré – que les Grecs interprétaient l'accès de mania qui frappe les adversaires de Dionysos. La guérison, le retour au " bon sens " peuvent, en effet, nécessiter l'intervention d’un "spécialiste ", un médecin bon connaisseur des choses divines. Le fait est bien attesté pour les Proetides. Le roi d'Argos, Proetus, dont les filles, en proie au délire, erraient sur la montagne avec les femmes du pays qui les avaient rejointes après avoir abandonné leur foyer et tué leurs enfants, doit faire appel à Mélampous – et accepter ses conditions – pour les soigner. Mélampous, qui est tout à la fois devin et guérisseur (il a " inventé " les remèdes – pharmaka et les purifications – katharmoi), organise donc, avec les jeunes gens les plus vigoureux d'Argos une sorte de danse-poursuite (qui apparaît comme la réplique de la danse des Proetides) et réussit de cette manière à les chasser de la montagne. Après quoi, il utilise des purifications pour les ramener à la raison * [118] .

Le prix que demande ce " spécialiste " pour ses services est d'ailleurs exhorbitant : rien moins que les deux tiers du royaume de Proetos (un tiers pour lui-même et un tiers pour son frère, Bias). De plus, Proetos doit accepter de donner deux de ses trois filles à Mélampous et à son frère (la troisième est morte au cours de la poursuite " curative "). Il est tentant de voir dans cette rançon un équivalent symbolique du sparagmos. Le royaume de Proetos est démembré. Les princesses ont échappé à la folie, mais elles sont perdues pour leur père (l'une est morte, les deux autres sont mariées). Cette hypothèse impliquerait que Proetos se soit opposé comme ses filles aux pratiques dionysiaques et que Mélampous fasse le jeu de Dionysos contre lui. Les textes ne le disent pas explicitement. Mais ils nous apprennent que, lorsque, dans un premier temps, Proetos refuse d'en passer par les exigences de Mélampous, la folie des princesses redouble et la contagion s'étend à l'ensemble des femmes d'Argos. Dionysos soutient donc Mélampous contre Proetos. Pourquoi le ferait-il sinon pour tirer vengeance d’un prince qui, comme Lycurgue ou Penthée, aurait refusé l’introduction des cultes bachiques sur son territoire ?

Les choses sont plus claires en ce qui concerne ceux ou celles qui sont directement victimes de la colère de Dionysos : l'accès de mania se paye par ce qu'on a de plus cher, soi-même ou l'image de soi-même, ce même justement qu'on voulait protéger contre l'autre.

On peut être détruit physiquement : c'est ce qui arrive finalement à Lycurgue qui, conduit sur le mont Pangée, fut, semble-t-il écartelé par des chevaux * [119] . Penthée est, lui aussi, victime d'un sparagmos * [120] . La mort les fait passer définitivement à l'autre et leur identité corporelle a préalablement été abolie, disloquée.

 

* [121] Les Bacchantes, v. 1114.

* [122] Apollodore, Bibliothèque, 3 5, 1.

 

 

 

 

 

 

* [123] Antoninus Liberalis, Les Métamorphoses, 10, 4.

* [124] Virgile, Bucoliques, 6, 48.

 

Mais on peut aussi être amené à détruire ce qui, du point de vue narcissique, est identique à soi (ce que du moins on voudrait identique à soi) : les fils des adversaires de Dionysos sont régulièrement victimes de leur père ou de leur mère. C'est Agavè qui donne aux bacchantes du Cithéron le signal de la " mise à mort " de Penthée, son fils * [121] . Nous avons rappelé plus haut que les Minyades écartèlent le fils de l'une d'elles, Hippasos. Quant à Lycurgue, prenant son fils pour un cep de vigne, il l'abat à coups de hache * [122] . On pourrait ajouter que Proetos appelle Mégapenthès le fils qui lui naît après le démembrement de son royaume et la perte de ses filles. Ce nom, qui signifie à peu près Celui du Grand Deuil est, de la part d'un père, une sorte de condamnation à mort.

Enfin, on peut être contraint de passer à l'autre, de renoncer définitivement à sa propre image narcissique, par la voie de la métamorphose. Les Minyades commencent par adopter un comportement animal : elles " broutent " le lierre, les liserons et le laurier ; puis, Hermès les ayant touchées de sa baguette, elles sont transformées en oiseaux de nuit : une chauve-souris, une chouette et un hibou * [123] . Quant aux Proetides, si l'on en croit Virgile, elles auraient été transformées en vaches * [124] .

 

* [125] Antoninus Liberalis, Les Métamorphoses, 10, 1.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lorsque le refus de l'orgie dionysiaque est motivé, on vérifie qu'il s'agit bien de maintenir à distance le même et l'autre. Les Minyades s'opposent aux autres femmes qui sont allées célébrer l'oreïbasie parce que rien ne compte pour elles que leur ouvrage : elles sont devenues " absurdement laborieuses " et ne veulent pas quitter leur métier à tisser * [125] . Autrement dit, elles affirment leur conformité parfaite au modèle de la femme développé par la polis et nient qu'une femme puisse avoir un comportement autre (un comportement qui, ne serait-ce que le temps d'un rituel, ressemble à celui de l'autre, c'est-à-dire de l'homme). Symétriquement, Penthée est celui qui voudrait voir ce que font les femmes sur la montagne sans rien céder pourtant de son identité d'homme. Il maintient donc dans toute sa force l'antinomie entre le même et l'autre et affirme décidément l'homme contre la femme. Il est offusqué à l'idée de prendre un vêtement de femme pour pouvoir assouvir sa curiosité. Il voudrait savoir sans être : deux pôles dont, au contraire, nous l'avons dit, l'extase dionysiaque tente la fusion.

Au total, il apparaît que ceux qui refusent le rituel de la folie dionysiaque font le jeu de la mort contre laquelle ils entendaient se protéger en maintenant l'autre à l'écart d'eux-mêmes. Dans le couple indissociable Dionysos-Hadès, ils ne veulent voir qu’Hadès et ils dressent contre lui leurs défenses narcissiques. Mais ces défenses les emprisonnent à leur tour dans une existence qui, reniant le libre élan de la vie et du désir (la face positive du couple Dionysos-Hadès) équivaut à la mort redoutée. Or, dans une certaine mesure au moins, toute société tend à exclure ce qui peut faire bouger ou abolir le système classificatoire sur lequel elle repose. Elle impose donc à ses membres une existence rassurante, certes (quoi de plus inquiétant que de confondre le bien et le mal, le juste et l'injuste, le civilisé et le sauvage, la femme et l'homme, l'homme et l'animal... ?), mais qui, en excluant tout ce que l'élan vital comporte nécessairement d'exubérant et d'anarchique (de dangereux, donc) ressemble, elle aussi, à la mort.

Pratiquer l'orgie dionysiaque, c'était, au contraire, tenter de vivre selon le mouvement ascendant du désir, en dépassant les antinomies qui fondaient et limitaient l'expérience de l'homme grec – aussi bien en tant qu'individu (unisexué, etc.) qu'en tant qu'animal " politique " (citoyen oui étranger, homme libre ou esclave, etc.). L'adepte de Dionysos, s'il devient un vrai bacchant, doit sentir tomber la barrière qui l’isolait de l'autre, ce qui ne signifie pas seulement qu’il rejoint tous les bacchants dans une communion existentielle avec le jaillissement de la vie, mais ce qui veut dire aussi que la mort cesse d’avoir son sens redoutable (l'Autre absolu) pour devenir une composante acceptable (et acceptée) de l'expérience orgiastique. Le rituel de la folie dionysiaque offrait donc à ses adeptes une possibilité de vivre pleinement l'ambivalence du désir. C'est peut-être la raison de son succès dans l'antiquité et de la fascination qu'il peut continuer d'exercer aujourd'hui.

Michel Bourlet (1983)

 

 
 

Marbre : Bacchante escortée de Satyres et d’une panthère en dansant la tête rejetée en arrière et la chevelue flottante. (Musée du Louvre MA 1557)

 
 

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