Psychothérapie et politique

Les enjeux théoriques, institutionnels et politiques de l’ethnopsychiatrie

 
par Tobie Nathan
   
 
 

" Si l’universel est à la fin, corps sans organes et production désirante, dans les conditions déterminées par le capitalisme apparemment vainqueur, comment trouver assez d’innocence pour faire de l’histoire universelle ? "

Gilles Deleuze, Felix Guattari, L’anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie. Paris, Minuit, 1972, p. 163.

 

Depuis plus de trois ans, c’est devenu comme une mode que de s’en prendre à la pratique de l’ethnopsychiatrie et surtout à ma personne, à ma pensée, au style de mes textes, avec une violence qui ne recule ni devant l’insulte ni devant la calomnie[1] — à un livre surtout, qui a déclenché une sorte de petit scandale : L’influence qui guérit[2]. La revue Genèses a récemment offert une tribune à la dernière en date de ces critiques, " L’ethnopsychiatrie et ses réseaux. L’influence qui grandit "[3], par Didier Fassin — critique caractérisée comme toutes les précédentes par la recherche d’une disqualification morale de la personne pour se débarrasser d’une pratique qui dérange les ordres universitaires, l’organisation des structures de recherche, le consensus des bien-pensants.

Tout a commencé par un article confus de Salima Zerdalia Dahoun, suivi de plusieurs textes assez obscurs d’Olivier Douville et puis de Fethi Benslama, qui sont en fait toujours la reprise du même article[4]. La controverse s’est portée sur la place publique lors de la parution en 1996 d’une page dans Le Monde signée par F. Benslama[5]; d’articles dans Libération, l’un d’Alain Policar [6], l’autre de Maurice Dorès, un encore de Daniel Sibony [7]. À la suite de la parution de Ethnopsychiatrie des Indiens Mohave de Georges Devereux, aux éditions Les empêcheurs de penser en rond, et du fait que j’en avais rédigé la préface, est paru dans La Quinzaine Littéraire un prétendu compte rendu du livre — tombereau d’injures signées d’André Marcel d’Ans[8]. Dernièrement encore, la revue Politis a consacré un dossier entier à la même prétendue " dérive de l’ethnopsychiatrie ", avec des articles des mêmes F. Benslama, Richard Rechtman, Elisabeth Roudinesco[9]. Tous ces textes, qui d’ailleurs se copient abondamment les uns les autres, veulent faire apparaître les travers politiques — voire même les alliances " objectives " — de l’ethnopsychiatrie afin de la disqualifier, non pour des raisons scientifiques, mais du fait qu’elle viendrait en contradiction avec des impératifs moraux soit de gauche " contre les lois de la République ", soit de nature psychanalytique, " contre le sujet ". Les énoncés les plus caricaturaux — qui pourraient même se révéler drôles s’ils ne semaient des germes de tragédie — étant ceux qui énoncent que la reconnaissance de l’inconscient freudien équivaut à une adhésion aux principes républicains.

 
 

Genèses 38, mars 2000, pp.136-159

Cependant, le texte de D. Fassin présente plusieurs intérêts. Il est clair et correctement écrit. S’il ne contient rien de bien nouveau, reprenant en les développant les principaux thèmes des attaques précédentes, il les formule selon les règles qui conviennent aux écrits universitaires. Semblant prouver ce qu’il avance, il donne du coup la possibilité d’y répondre — peut-être aussi, et c’est son véritable mérite, l’occasion d’engager réellement une controverse sur les enjeux actuels autour de l’ethnopsychiatrie, dont j’essaierai de montrer ici qu’ils sont à la fois cliniques, universitaires et aussi politiques.

Les enjeux théoriques de l’ethnopsychiatrie

Durant ces quinze dernières années, on a vu se développer un nouveau paradigme théorico-clinique qui, en France, a pris le nom d’" ethnopsychiatrie ". Il faut dire que ce n’est pas la première fois que, entre dix à vingt ans après l’arrivée massive d’immigrants, la psychiatrie produit une sous-discipline mâtinée d’anthropologie et de psychiatrie — durant les années 1950-1960 aux États-Unis et au Canada (transcultural psychiatry), les années 1970 en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Hollande, de nos jours en Italie, en Suisse, en Belgique. Aux États-Unis, cette orientation emprunte plutôt des méthodologies empiriques et classificatoires. Autres temps, autre inspiration locale : en France, l’ethnopsychiatrie s’est avant tout développée de manière clinique et plutôt en direction de la psychothérapie. Mais là, elle s’est aussitôt vue violemment contrainte au conflit, comme si l’on avait cherché à la faire entrer de force dans un débat politique piégé d’avance : communautés ou République, culturalisme ou universalisme.

Les termes de la controverse

Le débat serait le suivant : soigner des immigrés en prenant en compte leur appartenance culturelle, et cela dans l’organisation même des soins, aboutirait à les stigmatiser, à les " enfermer dans leur culture ", à leur interdire cette énigmatique " intégration " à laquelle ils aspireraient de toutes leurs fibres. C’est alors qu’apparaissent les injures. Reconnaître à quelqu’un une appartenance — ce que je ferais, bien sûr, sans aucun discernement, ne serait au fond qu’une réédition de l’idéologie raciste. En général ce type d’énoncés ne cherche pas à établir si ce (néo)racisme des praticiens de l’ethnopsychiatrie est conscient, assumé, idéologique, militant, ou bien s’il constitue une sorte de " pulsion inconsciente ". Dans ce cas — le meilleur des cas, sans doute — le praticien de l’ethnopsychiatrie serait le représentant d’une espèce nouvelle : le (néo)raciste malgré lui.

S’y ajoute une seconde série de critiques que l’on pourrait résumer ainsi : reconnaître une appartenance aux immigrés en souffrance psychologique, les penser " attachés " à des dieux, à des lieux, à des objets, reviendrait à étouffer la question sociale, à se faire complice — et même, sans doute, agent [10]— d’un pouvoir qui aurait tout à gagner à les laisser croupir dans leur misère. Au fond, l’ethnopsychiatrie ne serait qu’une version modernisée de l’opium du peuple. C’est ce qui expliquerait son succès tant auprès des instances administratives que des travailleurs sociaux, autant d’engourdis au même opium [11].

Une troisième série de critiques vient insidieusement poser le même type de problème sur le plan clinique. D’après D. Fassin, s’appuyant sur des commentaires de R. Rechtman [12], une clinique découle nécessairement de postulats universalistes ; il affirme même que les conditions de possibilité de cette pratique ne seraient pas de nature pragmatique ou scientifique, mais constitueraient en quelque sorte un impératif moral. En d’autres termes, pas de pratique clinique si l’on ne fait a priori, vœu d’universalisme moral. Quelle drôle de prémisse ! Une discipline scientifique aurait donc un impératif moral comme condition de possibilité… Quelle incohérence dans le raisonnement ! Un telle négligence dans la construction de l’argumentation ne peut s’expliquer que par un désir têtu de porter la guerre. Et appeler Michel Foucault à l’aide pour ce type de proposition tourne bientôt à la farce lorsqu’on connaît les positions que ce dernier a pris, notamment sur ce qu’il appelle les savoirs assujettis : " Par "savoirs assujettis", j’entends également toute une série de savoirs qui se trouvaient disqualifiés comme savoirs non-conceptuels, comme savoirs insuffisamment élaborés : savoirs naïfs, savoirs hiérarchiquement inférieurs, savoirs en dessous du niveau de la connaissance ou de la scientificité requises[…] [13]. " D’autant que si l’on se penche, par exemple sur le cours donné en 1974-1975, intitulé " Les anormaux ", M. Foucault n’était pas bien loin des constats que l’ethnopsychiatrie de terrain opèrera bien des années plus tard, notamment sur l’utilisation de la psychanalyse pour retirer la responsabilité de leurs enfants aux familles issues des milieux populaires[14].

 
 

Genèses 38, mars 2000, pp.136-159

Les propostions théoriques de l’ethnopsychiatrie

Or, je ne cesse de le répéter, " l’ethnopsychiatrie n’a jamais voulu de cet état de guerre qu’elle s’est vue et se voit de jour en jour imposer ! En réalité, depuis bientôt vingt ans qu’a été créée la première consultation d’ethnopsychiatrie à l’hôpital Avicenne, depuis sept ans, à l’université de Paris VIII, au sein de l’UFR de psychologie, au Centre Georges Devereux, l’ethnopsychiatrie a toujours été un champ expérimental de médiation "[15] entre les thérapeutiques que rapportent avec eux les immigrants et les dispositifs existant en France. Agir selon cette philosophie de la médiation, c’est tout au contraire prendre le pari d’une paix acceptable, le pari de la construction possible d’une vie en commun avec d’autres.

La théorie développée dans L’influence qui guérit [16], que j’ai ensuite approfondie et précisée dans " Éléments de psychothérapie "[17] est une tentative de tirer les conséquences, tant conceptuelles que techniques, de vingt années de pratique psychothérapique auprès des populations migrantes. Elle ne constitue sans doute pas une théorie achevée, seulement une tentative sérieuse d’énoncer à la fois les principes techniques permettant ce type de travail tout en essayant d’y intégrer la masse de connaissances issues des études anthropologiques de terrain auprès des guérisseurs [18]. Cet essai propose également une alternative à la manière dont la psychopathologie organise sa mondialisation, puisque cette discipline semble, du moins pour l’instant, avoir pris la décision de le faire selon la façon dont se répandent dans le monde les produits industriels fabriqués en Occident — c’est-à-dire en disqualifiant les produits locaux et en faisant naître par tous les moyens une demande spécifique chez les nouveaux consommateurs. En d’autres mots, psychiatrie et psychanalyse tentent de s’inscrire dans le procès général de mondialisation en proposant des produits estampillés du label " certifié rationnel ", " certifié universel ". Ma proposition théorique générale se situe à l’opposé de cette démarche néo-colonialiste. Devant le constat de la mondialisation, elle propose de nouvelles bases théoriques qui 1) s’interdisent de disqualifier les " psychopathologies " locales, 2) se proposent de mettre en valeur les implicites théoriques de ces pratiques et 3) s’engagent à montrer que ces pratiques peuvent fournir, elles aussi — et non pas elles seulement ! — des solutions à des problèmes techniques rencontrés en tous lieux par les thérapeutes. En cela, l’ethnopsychiatrie n’est en aucune manière une nostalgie de systèmes traditionnels en voie de disparition, elle est au contraire une méthodologie de la modernité en train de se construire — une méthodologie en sympathie avec la pratique des acteurs. Cette tentative, certes ambitieuse, n’est possible que si l’on considère sur le même plan — c’est-à-dire avec un égal respect — les thérapeutes occidentaux et les " guérisseurs locaux ", en créditant donc les théories des guérisseurs de la possibilité de rendre compte, au moins en partie, de leur pratique. Et cela, à la différence des a priori universalistes à la Fassin, ne découle pas d’un impératif moral, mais technique : il s’agit de construire une pratique qui, précisément, accepte l’épreuve de ne pas disqualifier (ce qui est si facile aux experts) les pratiques des guérisseurs. De ce fait, et à l’exemple d’ Henri Collomb dans les années 1960 à Dakar [19], je considère les guérisseurs comme des " confrères " et j’envisage mes investigations sur le terrain comme des confrontations techniques de professionnels. Là s’arrête la collaboration avec les guérisseurs. À la différence d’ H. Collomb et de quelques autres cliniciens à sa suite, je n’invite aucun guérisseur d’aucune sorte dans mes consultations et si j’expérimente certains de leurs concepts, je reste un psychologue et seulement un psychologue.

Ce programme de travail est évidemment entré en opposition avec deux catégories de professionnels. Ici, j’entends par " professionnels ", non pas tant les chercheurs d’un champ, mais ceux parmi les praticiens de ce champ qui veulent maintenir un droit de propriété, un droit hors crise et hors critique, sur ce champ et sur ses méthodes. De ce fait, le reproche que m’adresse D. Fassin de " substantialiser " la culture est non seulement ridicule, mais s’applique en réalité à lui-même et à ceux qui, comme lui, " substantialisent " l’anthropologie au point d’exclure de ses champs et de ses objets quiconque ne participe pas du " cercle ".

L’anthropologie

Les anthropologues, d’une manière ou d’une autre, considèrent les pratiques des guérisseurs comme la mise en scène de " croyances " (je précise que je parle des anthropologues et non pas de l’anthropologie — et plus précisément de ceux parmi les anthropologues qui se comportent comme si l’être " anthropologue " était attaché à une certaine façon de pratiquer ce métier). Du fait de la nature de leurs analyses, ils ont en général tendance à n’attribuer l’efficacité de ces pratiques qu’à une sorte de " magie sociale " — quelles que soient par ailleurs les façons dont ils construisent leur interprétation autour de la " croyance ", des " réorganisations sociales des conflits ", des manifestations spectaculaires des revendications de sous-groupes opprimés, etc. Ils semblent percevoir comme une monstruosité intellectuelle, comme l’intrusion d’une idéologie " new age " ou même la profession de foi d’un gourou sectaire, l’idée qu’un thérapeute formé en Occident puisse trouver quelque science dans des croyances qui n’ont d’effet, d’après leurs théories, que d’être pratiquées au village[20].

 

Genèses 38, mars 2000, pp.136-159

Ce faisant, ils oublient deux faits d’importance : les convictions des patients, d’une part, qui continuent à expliquer leur souffrance à partir des théories de leurs thérapeutes locaux et les consultent volontiers tant dans la migration qu’au pays d’origine ; l’apparition d’une nouvelle catégorie de chercheurs, d’autre part, issus des mondes qu’ils décrivent, des docteurs africains par exemple, en anthropologie, en sociologie ou en psychologie qui considèrent comme étant de leur devoir de protéger, de renforcer et même de promouvoir les objets qu’ils analysent. Pour un psychologue béninois, par exemple, discuter des thérapies pratiquées au sein des rituels vaudous, c’est aussi parler d’une religion qu’il respecte et parfois continue à pratiquer ; de même pour un psychologue musulman, resté croyant, et ils sont nombreux, tant au Maghreb qu’au Moyen-Orient, aborder les pratiques thérapeutiques islamiques, c’est aussi entrer dans l’analyse de ce que, simultanément, il respecte et honore. Cette position me paraît la plus heuristique — et c’est précisément celle qui est si difficile à des anthropologues formés en Occident, qui, je le rappelle sont rattachés à d’autres références — et non pas à aucune !

Là, les anthropologues se trouvent devant une nouvelle difficulté à résoudre, un problème contemporain, véritablement moderne, que je formulerai ainsi : comment continuer à produire du discours anthropologique sans disqualifier — voire même injurier les personnes que l’on prétend décrire — d’autant que ces groupes ont tendance aujourd’hui à produire des représentants de plus en plus qualifiés.

Encadré 1 : anthropologie médicale et " new age "

Il existe tout un courant que l’on pourrait dire " new age " — et pas seulement aux États Unis — qui emprunte aux techniques " traditionnelles ", surtout chamaniques, certains de leurs objets, en les entremêlant d’une phraséologie mystique, jungienne ou religieuse œcuménique. Outre que ces praticiens ont tout de même soulevé de vraies questions, notamment sur l’usage des substances psychédéliques, on ne peut prétendre que l’ethnopsychiatrie soit comparable en quoi que ce soit avec ce type de pratiques. Voir par exemple Michael Harner, Hallucinogens and Shamanism, New York, Oxford University Press, 1973 ; Richard Evans Schultz, Albert Hofmann, Les Plantes des Dieux, les plantes hallucinogènes - botanique et ethnologie, Paris, Éd. du Lézard, 1993 ; Frank Bruce Lamb, Un sorcier dans la forêt du Pérou, l’histoire extraordinaire de Manuel Cordova-Rios, Paris, Éd. du Rocher et Le Mail, 1996, etc. — tentatives qui ont été reprises de manière plus systématique par Francisco Varela, Un savoir pour l’éthique : sciences cognitives et sagesses orientales, Paris, La Découverte, 1996.

La psychanalyse

Les psychanalystes proclament une théorie selon laquelle tout ce qui n’est pas psychanalytique relèverait peu ou prou de la suggestion. Ils ne voient dans l’émergence d’une nouvelle catégorie de discours de thérapeutes, que la résurgence de pratiques pré-psychanalytiques [21]. On pourrait rire des critiques psychanalytiques qui taxent systématiquement de " résistance à la psychanalyse " toute nouvelle théorisation non psychanalytique, un peu de la même manière que les communistes qualifiaient naguère d’anti-communiste toute pensée sociologique ou économique non marxiste, si ce n’étaient les drames individuels ou de carrière engendrés par de telles attaques. Car dire de quelqu’un qu’il est résistant à la psychanalyse, ce n’est pas seulement le déclarer incompétent, c’est aussi le décréter aveuglé par des idées inconscientes, malintentionné, donc – voire pervers[22].

Encadré 2 : Les psychanalystes et les théories non psychanalytiques

Les psychanalystes ont condamné depuis une vingtaine d’années les travaux modernes sur l’hypnose (voir Léon Chertok, " Court historique des idées sur l’hypnose ou d’un 89 à l’autre " in Daniel Bougnoux (éd.), La suggestion, hypnose, influence, transe, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1991; François Roustang, " Un discours naturel ", Critique, n° 3, 1983) ; la thérapie familiale systémique à ses débuts, la chimiothérapie, encore très régulièrement (à l’exception en France de Daniel Widlöcher, Les nouvelles cartes de la psychanalyse, Paris, Odile Jacob, 1996), et aujourd’hui les psychanalystes rejettent les thérapies cognitives et comportementales. Il n’est que de voir les caricatures qu’en dresse par exemple E. Roudinesco dans son dernier livre, Pourquoi la psychanalyse ?, Paris, Fayard, 1999. Il faut dire que la situation créée par les psychanalystes autour de l’autisme a été la goutte qui a fait déborder le vase. Après la description par Kanner du syndrome, des psychothérapies de type psychanalytique se sont développées qui 1) excluaient les parents, les incriminant dans l’origine des troubles de leur enfant ; 2) qui interprétaient la totalité des symptômes à partir d’une grille psychanalytique, centrant toute la thérapeutique sur le psychisme de l’enfant ce qui, 3) amenait à détourner son attention des nécessités éducatives, voire rééducatives. Dans les années 1970 s’est progressivement imposé un programme : Treatment and education of autistic and related communication handicapped children (TEACCH) découlant des principes suivants : " l’origine organique de l’autisme ; la collaboration entre professionnels et parents ; l’optique "généraliste " de la prise en charge ; des services complets, coordonnés et communautaires assurés pendant toute la vie de la personne autiste ; le caractère individuel de la prise en charge " (Gary B. Mesibov, Autisme, le défi du programme TEACCH, Paris, Pro-Aid Autisme, 1995). Les succès thérapeutiques du programme TEACCH n’ont pas été négligeables dans le progressif abandon de la psychanalyse en tant que principal référence en psychothérapie aux États-Unis.


 
 

Genèses 38, mars 2000, pp.136-159

L’ethnopsychiatrie s’est donc trouvée plongée dans la guerre, mais à la mesure des problèmes théoriques contemporains rencontrés par l’anthropologie et par la psychanalyse. Je dois tout de même avouer que ce n’est pas en toute innocence ! Car si, conformément aux indications de G. Devereux, j’ai conservé le terme " ethnopsychiatrie " (quoique n’étant pas psychiatre), c’était pour préserver l’originalité du domaine, notamment par rapport à la psychiatrie transculturelle, surtout américaine. La psychiatrie transculturelle est, du point de vue méthodologique, en quelque sorte le symétrique de l’ethnopsychiatrie. Elle se veut une psychiatrie que l’on pourrait dire " culturellement éclairée " — mais une psychiatrie avant tout ! Elle utilise les apports anthropologiques pour rendre la psychiatrie possible avec des populations que peu de choses dans leurs traditions prédisposaient à ce genre de pratiques. En vérité, cette psychiatrie consacre un lien entre anthropologie et conquête puisqu’elle demande à l’anthropologie de lui fournir les savoirs qui lui permettront de percer les défenses que ces populations opposent aux pratiques psychiatriques [23].

Les choix méthodologiques de l’ethnopsychiatrie

Les choix méthodologiques de l’ethnopsychiatrie se sont simultanément dirigées dans deux directions : la traduction et le changement de paradigme.

• La traduction

Pour commencer, je rappellerai un constat qui est d’une grande banalité. Toutes les préciosités verbales parlant d’" empathie ", de compréhension intuitive ou " infra-verbale " ne peuvent rien changer à la donnée d’évidence : lorsqu’on ne parle pas la même langue, l’incompréhension est totale — d’autant plus lorsqu’il s’agit de relation clinique. Au début, nous pensions que les patients vivant en France, s’y déplaçant, y travaillant, sauraient d’une manière ou d’une autre se faire comprendre. Mais lorsqu’il s’agit d’exprimer des pensées sur soi, sur les autres et le monde, la différence de langue devient un obstacle insurmontable. En clinique, l’obstacle de la compréhension, c’est justement l’impression qu’on comprend et lorsque, de plus, on est censé être un spécialiste de l’empathie, il est rare que l’on admette ne pas comprendre. Mais la correction de cette situation est loin d’être simple. Lorsque nous avons introduit la traduction au sein des consultations, au lieu de faciliter les échanges, cette innovation a multiplié les difficultés. La première difficulté, pour nous cliniciens, et en particulier pour ceux qui avaient reçu une formation psychanalytique (ce qui était le cas de la première équipe d’ethnopsychiatrie[24]), provenait de notre formation à l’écoute. Car pour un psychanalyste, " écouter " signifie ne pas se laisser prendre au sens immédiat de la parole. Pour écouter ce qui est derrière la parole, il faut qu’il n’y ait aucun obstacle à la compréhension immédiate de cette parole. La traduction nous a considérablement fait perdre en " fluidité d’écoute ", mais nous a fait gagner en multiplication de lieux d’écoute. Nous nous sommes rendus compte que la médiation laissait apparaître des points de focalisation du discours que nous ne connaissions pas auparavant. Du " qui des deux a raison ", implicite de la relation duelle, nous passions à une autre implicite : " sur quelle base parviendrons-nous à nous mettre d’accord ? " Se mettre d’accord, non pas nécessairement sur le contenu du discours, mais sur le discours lui-même. Ainsi, le praticien de l’ethnopsychiatrie ne peut être, comme l’accuse D. Fassin, un " expert incompétent ", puisqu’il s’agit pour lui d’adopter délibérément la position de l’ignorant.

Exemples : les traductions débouchent souvent sur des questions du type : " Est-ce ainsi que l’on dit ce genre de choses ? " L’idée d’introduire le médiateur pour faciliter la communication, a radicalement modifié la nature de la communication. Mais cette modification ne s’est pas limitée aux formulations, elle a contaminé la totalité de la relation thérapeutique. Progressivement, les discussions sur la langue sont devenues un modèle. En nous demandant ce qui nous permettait de nous mettre d’accord sur la signification des mots, nous avons également pris l’habitude de nous mettre d’accord sur les autres enjeux de la relation thérapeutique. Certes, les usages des mots sont multiples, mais ils tiennent très peu à la subjectivité du locuteur. En effet, si l’on discute suffisamment, il est toujours possible — du moins en théorie — de parcourir l’ensemble des significations disponibles dans une langue, et sans que cela ne dépende à aucun moment de la personnalité du locuteur. Nous avons ensuite glissé de l’usage qu’on fait de la langue à l’usage des objets qui circulent dans le monde du patient et à l’usage de ce qui nous importait plus que tout : les pensées et les objets propres aux techniques thérapeutiques.

Exemple : Un patient sénégalais, de langue maternelle mandingue, me racontait au cours d’une consultation qu’il était le dixième d’une famille de treize enfants. Les neuf premiers étaient morts. Il me dit :

" — Le prochain, ce sera moi car je sais que mon père a " donné " tous ses enfants pour obtenir du pouvoir. Il les a tous vendus, et moi, je ne veux pas mourir ainsi… je ne veux pas mourir bêtement…

— Pourquoi votre père a-t-il donné tous ses enfants ?

— Pour obtenir tout ce qu’il voulait, reprend le patient. Je me tourne alors vers le médiateur[25] et lui demande :

— Pourquoi le père a-t-il agi de cette manière ? Et le traducteur me répond :

— C’est fréquent dans notre région… "

Le médiateur ne pouvait évidemment pas dire : " c’est vrai que son père a " donné " ses enfants pour obtenir le pouvoir ", il pouvait seulement valider qu’il s’agissait d’un énoncé correct : " c’est fréquent dans notre région ". Ce qui signifie à la fois " il est fréquent que l’on prononce de tels énoncés ", et " il est fréquent que les pères vendent en sorcellerie leurs enfants ", dans notre région. Si j’avais été seul avec le patient, je lui aurais peut-être demandé : " Pourquoi croyez vous que votre père vous a vendu ? " Je me serais peut-être interrogé sur la force des sentiments agressifs qu’il nourrissait contre son père. Il se serait opposé à cette idée. Je ne l’aurais d’ailleurs probablement pas formulée, mais simplement cherché à lui la faire " entendre "… En parlant dans la même langue, le colloque duel aurait nécessairement tourné au duel ; avec la traduction, il trouve une issue naturelle dans la réponse à la question : " quelle est la bonne façon de formuler ce genre de faits ? " – énoncé que l’ensemble des locuteurs de la langue reconnaissent comme valide.

 

 
 

Genèses 38, mars 2000, pp.136-159

La possibilité de se mettre d’accord introduit simultanément un autre phénomène : la personne la plus compétente dans cette discussion n’est évidemment pas le thérapeute, le plus souvent ignorant dans la langue, pas le médiateur non plus qui peut ne pas immédiatement saisir l’usage que le patient ou sa famille font de la langue — non ! Du coup, l’expert est le patient lui-même. L’introduction de la traduction inverse donc les phénomènes d’expertise.

Alors que les propositions du type de celles de R. Rechtman, de Fethi Benslama ou de D. Fassin aboutissent au fond à profiter de l’état de faiblesse de ceux qui adressent une demande de soins pour les " délier de la servitude dans laquelle les maintiendraient leurs traditions ", la position technique de l’ethnopsychiatrie permet à ces personnes de se placer en position d’expert de leur propre souffrance. Et puisqu’ils semblent passionnés de morale, j’invite mes contradicteurs à réfléchir sur la valeur morale d’une négociation qui ne peut se dérouler qu’avec des personnes en état de détresse.

• Le changement de paradigme : le passage de l’intérêt pour le " langage " à celui pour les langues ; de l’intérêt pour les " maladies " à celui pour les dispositifs thérapeutiques

Au fur et à mesure, l’expérience grandissante que nous avons acquise dans le maniement des traductions nous a progressivement incités à adopter la langue comme modèle de compréhension… nous a surtout conduits à prendre au sérieux cette caractéristique bien connue des langues d’être des " objets "[26] fabriqués par un groupe — objets qui, ensuite, fabriquent les individus de ces groupes un à un. La langue est typiquement " l’objet " qui ne peut être fabriqué que par un groupe. Ce sont les locuteurs qui produisent la langue tous les jours — n’importe quel locuteur étant susceptible de modifier durablement un mot, une expression, une prononciation, une règle de syntaxe à condition que cette modification soit ensuite adoptée par le groupe. " Et comme il est évident que la langue est l’un des systèmes qui contribue le plus fortement à la structuration de l’individu, on peut en conclure que le groupe fabrique un objet qui, par la suite, fabrique un à un les individus du groupe[27]. "

Prenant modèle sur ce que nous avions constaté au sujet des langues, nous avons considéré les dispositifs thérapeutiques de la même façon. Notre proposition a été la suivante : les groupes fabriquent des dispositifs thérapeutiques ; et ce sont les dispositifs thérapeutiques qui fabriquent, non pas les êtres humains, bien sûr — et c’est leur différence avec les langues — mais les patients, c’est-à-dire ce que l’on appelle des " cas "[28]. La conséquence pratique est l’obligation de toujours prendre en considération — non pas une entité abstraite : " la culture " — mais les systèmes thérapeutiques, les " choses ", qui ont informé le monde intérieur du patient. Examinons les conséquences d’une telle proposition méthodologique.

D’abord, cette proposition est rationnelle ; elle est surtout réellement matérialiste et refuse tout compromis avec quelque position mystico-philosophante que ce soit. Car dès lors, la psychologie clinique n’a plus besoin de postuler des entités dont l’existence est indémontrable, telles que " l’appareil psychique ", " l’esprit " ou " le fonctionnement mental " — ce qui, évidemment, satisfait la raison[29].

Ensuite, elle a l’avantage d’être parfaitement congruente avec ce que l’on sait des systèmes thérapeutiques " traditionnels " qui considèrent que ce sont les mêmes " objets " qui rendent malades et qui peuvent soigner[30]. J’attire l’attention sur les guillemets dont j’encadre le mot " traditionnel ". Ils sont là pour signifier que je ne pense absolument pas que ces techniques soient plus statiques, plus homogènes, plus " pures " — simplement qu’elles se pensent elles-mêmes (à tort ou à raison) héritières d’une tradition — à la différence des techniques " savantes " qui prétendent découler (à tort ou à raison) d’une observation " scientifique " de la nature. D’autre part, cette proposition relative aux dispositifs thérapeutiques, correspond assez bien aux théories auxquelles les guérisseurs font implicitement référence — théories que l’on a jusqu’à présent considérées mythiques et/ou symboliques, selon lesquelles, par exemple, les hommes fabriquent les fétiches, les entretiennent, leur " donnent à manger ", mais s’en nourrissent tout autant [31].

Cette proposition permet également de se débarrasser une fois pour toutes de notions floues et passe-partout comme celles de " croyance ", ou " d’adhésion " — notions qui ne peuvent être à l’origine que de comportements de tolérance voire même de condescendance[32]. Il suffit de penser que ce sont les objets qui fabriquent les hommes pour comprendre sans besoin d’aucune hypothèse idéaliste l’intérêt que leur portent patients et thérapeutes.

 
 

Genèses 38, mars 2000, pp.136-159

Elle permet encore de comprendre pourquoi des sujets provenant de sociétés non-occidentales s’attendent à ce qu’un thérapeute les " fabrique " [33] à partir de leurs propres objets, mais peuvent accepter un autre type de " fabrication ", comme s’ils consentaient à " jouer le jeu ", pour s’essayer, en quelque sorte, à une autre existence de patient. Les patients migrants aimeraient que leur thérapeute s’engage avec eux dans l’analyse, par exemple des agressions sorcières qu’ils auraient pu subir ; mais lorsqu’ils constatent que ce thérapeute condamne ces pratiques, ils acceptent alors d’entrer dans la règle du jeu qu’on leur propose ici. Il s’offre à nous dès lors une tout autre perception de ce fait singulier qui ne cesse d’étonner les cliniciens : ce paganisme — cette espèce de polythéïsme thérapeutique spontané — de tous les patients du monde, qui n’hésitent jamais à enjamber les prétendues oppositions métaphysiques entre " naturel " et " surnaturel ", entre " rationnel " et " irrationnel " et s’engagent successivement, parfois même concurremment, dans une démarche auprès d’un psychiatre, d’un psychothérapeute, mais aussi d’une voyante, d’un guérisseur, d’une église charismatique[34].

L’ethnopsychiatrie que nous pratiquons au Centre Georges Devereux, à l’université de Paris VIII, essaie de tirer la quintessence de ces principes méthodologiques et d’en extraire des méthodologies de travail clinique avec les patients. Et s’il fallait réduire cette discussion à une formule, je dirais que l’ethnopsychiatrie ne consiste pas — n’a jamais consisté — en la promotion des techniques " traditionnelles " auprès de patients migrants, tout au contraire,

l’ethnopsychiatrie est la pratique de la diplomatie dans l’univers de la psychiatrie ; l’ethnopsychiatrie est une démarche qui propose de " profiter " de la présence des migrants pour proposer une psychothérapie qui respecte les principes minimaux de la démocratie, et notamment l’introduction du contradictoire au sein même du dispositif clinique.

Nous n’en avons pas fini avec le colonialisme ! Car le problème de la pratique de la psychothérapie, en temps de mondialisation reste tout de même celui-ci : comment, sans renier ma tradition de rationalité, faire en sorte que mes pratiques et les concepts qui en rendent compte ne fassent pas insulte[35] à ceux qui ont d’autres racines, d’autres référents, d’autres " objets ".

Les enjeux institutionnels de l’ethnopsychiatrie

Le Centre Georges Devereux est né, il faut le rappeler, non pas des lubies d’un individu, mais de la volonté institutionnelle d’une UFR [36] — l’UFR de psychologie, pratiques cliniques et sociales de l’université de Paris VIII[37] de se doter d’un centre clinique universitaire à qui l’on a soumis, lors de sa création, le 1er janvier 1993, un double cahier des charges : être un lieu strictement psychologique et permettre le développement d’une véritable politique de recherche en psychologie clinique. De fait, si la plupart des sous-disciplines de la psychologie disposent de laboratoires de recherche pour " fixer " leurs enseignants-chercheurs sur le campus ou dans des équipes de recherche organisées autour de programmes, la psychologie clinique voit souvent ses enseignants s’évader dans une " recherche " en cabinet privé qui, si elle permet une certaine originalité — notamment lorsqu’on la compare aux recherches anglo-saxonnes — a tout de même beaucoup de mal à imposer des hypothèses et des propositions scientifiques conformes aux standards habituels. Il faut dire que l’enseignement de la psychologie clinique s’appuie dans de très nombreux pays sur de telles structures cliniques, spécifiquement psychologiques (Canada, États-Unis, Hollande, Belgique — de tels centres commencent à apparaître aussi en Italie) qui permettent à partir du troisième cycle, d’organiser des sortes d’internats pour les étudiants en fin de cursus. Si de telles structures n’existaient pas en France jusqu’à très récemment, c’est sans doute pour plusieurs raisons : 1) du fait de l’opposition des médecins ayant tendance à y voir une concurrence malvenue ; 2) du fait de l’inféodation d’une majorité de départements de psychologie clinique à des institutions psychanalytiques particulièrement opposées à l’enseignement clinique dans les universités ; 3) du fait d’une opposition des enseignants de psychologie clinique, accoutumés à une pratique en cabinet privé et de ce fait peu disposés à consacrer un temps substantiel à la recherche sur le campus — type de recherche pourtant indispensable à la formation concrète et in situ des " thésards ". Le Centre Georges Devereux a donc été le premier et reste encore aujourd’hui le seul centre universitaire de clinique psychologique au sein d’une UFR ou d’un département de Psychologie[38]. Du fait de l’existence de ce centre, cela va de soi, les enseignants-chercheurs, les chercheurs post-doctoraux et les doctorants organisent de véritables programmes de recherche, comme dans tout laboratoire universitaire. Jusque-là, il semble qu’il n’y ait pas grand-chose à redire sinon à prétendre que la psychologie clinique aurait dû rester, et seulement en France, métaphysique absconse.

Et si, malgré les oppositions institutionnelles, un tel centre a pu voir le jour, c’est qu’il a proposé un savoir-faire spécifique, non disponible à l’époque dans le paysage psychothérapique français. Il a été mis en place par une équipe qui avait acquis sa compétence propre d’abord dans la consultation d’ethnopsychiatrie créée à l’hôpital Avicenne de 1979 à 1988, à la Protection maternelle et infantile (PMI) de Seine-Saint-Denis de 1988 à 1992, ensuite.

 
 

Genèses 38, mars 2000, pp.136-159

Une compétence propre

S’il n’a pas été créé d’unités cliniques dans les UFR et les départements de psychologie auparavant, c’est qu’il existe en France plusieurs lieux institutionnels de prise en charge psychologique : les centres médico-psychologiques (CMP) qui dépendent des secteurs psychiatriques, les centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP) qui étaient conçus autrefois comme des interfaces entre la santé et l’éducation et qui ont aujourd’hui tendance à laisser place aux CMP dépendant des intersecteurs de psychiatrie infanto-juvénile. Tous ces centres sont des lieux médicaux — c’est-à-dire placés sous la responsabilité d’un médecin-chef et quoiqu’ils s’intéressent aux innovations psychologiques, leur focalisation reste médicale. Créer un centre d’aide strictement psychologique, universitaire de surcroît, indispensable à la formation des thésards et à l’organisation d’une recherche conséquente en psychologie clinique, ne pouvait se faire que si ce centre proposait aux services de santé existants un surcroit de compétence. C’est pour cette raison que le premier centre universitaire de psychologie clinique s’est révélé être un centre d’ethnopsychiatrie[39].

Mais cette position pionnière — tout au moins en France — du fait de sa singularité, ne recevait (et ne reçoit toujours) aucune subvention spécifique provenant du ministère de l’Éducation nationale pour son fonctionnement clinique. C’est pourquoi il a fallu inventer un système de financement de cette activité. Là encore, nous nous étions fixé des conditions : 1) que les consultations soient totalement gratuites pour les familles[40] ; 2) que ces consultations ne soient pas soumises à des principes de rendement afin de permettre la mise en place des recherches des doctorants. C’est ainsi que le Centre Georges Devereux est parti proposer sa compétence spécifique à des institutions qui avaient à s’occuper des patients migrants ou de leurs enfants et qui étaient confrontés à des difficultés particulières de prise en charge. C’est alors qu’une collaboration s’est établie avec les centres de PMI, les services de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), les services sociaux des tribunaux pour enfants, les services sociaux des mairies proches de l’université, etc. Dépendant totalement du paiement par les institutions concernées des prises en charge effectuées, ce centre est donc une structure particulièrement " sensible ", dont l’existence est tous les ans remise en cause, impossible sans renouvellement des contrats et des conventions qu’elle a pu engager. De ce fait, une telle structure est toujours à la merci de l’évaluation de ses résultats par les institutions qui financent son activité clinique[41]. Par ailleurs, comme tout laboratoire universitaire, Le Centre Georges Devereux assure une triple fonction d’enseignement, de recherche et de formation. Un fonctionnement de ce type, jamais garanti d’une année sur l’autre, a tout de même permis depuis 1993 d’assurer près de 3 000 consultations — je le répète : totalement gratuites pour les patients — de délivrer un enseignement clinique in situ aux étudiants de troisième cycle en psychologie clinique et d’encadrer une trentaine de thèses.

Certes, l’originalité de la démarche, son caractère pionnier en France, la spécificité du champ, nous ont conduits à des associations avec d’autres institutions, à des recherches de financement peut-être inhabituelles dans une " faculté littéraire ". En tous cas, s’il s’agit d’un réseau, c’est quelque chose de déjà connu dans l’organisation du travail universitaire et qui ressemble assez peu à un assemblée de sombres comploteurs voulant prendre le pouvoir sur l’étendue de la planète PSY .

Les enjeux autour de la psychothérapie

Les développements récents de la psychiatrie dite " biologique " [42] ont eu tendance à éloigner de plus en plus les psychiatres de la pratique de la psychanalyse et de la psychothérapie — techniques auxquelles ils recouraient plus volontiers durant les deux dernières décennies. D’autre part, le développement considérable d’une nouvelle profession, celle de psychologue clinicien, et les orientations vers la psychothérapie que l’on donne à ce type d’enseignement universitaire en France, ont fait arriver sur le marché une masse de professionnels dont l’objectif est précisément la pratique de la psychothérapie — en institution ou, de plus en plus, en cabinet privé. Si bien que le nombre a nettement penché en leur faveur et qu’aujourd’hui lorsqu’on rencontre un psychothérapeute, il y a bien plus de chance qu’il soit psychologue clinicien plutôt que psychiatre. Or, la tradition psychanalytique, encore très vivace en France, a imposé un mode de formation à la psychothérapie assez singulier. En règle générale, un psychothérapeute est un professionnel (médecin ou psychologue dans la majorité des cas[43]) qui, après ses études universitaires, s’est engagé dans ce que l’on a coutume de nommer un " travail personnel " — c’est-à-dire qu’il s’est soumis lui-même, auprès d’un membre autorisé d’une école de psychothérapie, à la technique qu’il souhaitait apprendre. À la suite de quoi, il a en général reçu un enseignement tant théorique que technique concernant cette technique. Le fait est qu’en France, toutes les écoles de psychothérapie (écoles de psychanalyse – il en existe au moins une vingtaine — de psychothérapie humaniste, de gestalt thérapie, d’hypnose, de thérapie familiale[44]) sont des institutions privées dont le fonctionnement est rendu particulièrement opaque du fait que les formateurs sont aussi les thérapeutes (ou les anciens thérapeutes) de leurs élèves. On devine les problèmes de pouvoir et les véritables psychodrames que peut engendrer une telle organisation[45]. Or, à la différence des professions de médecin et de psychologue, la profession de psychothérapeute n’est pas protégée — si bien que quiconque pourrait en principe s’improviser psychothérapeute — pire même : n’importe quel groupement pourrait s’auto-proclamer organisme de formation à la psychothérapie. On sait qu’à l’heure actuelle l’une des accroches les plus courantes proposées par les mouvements de type sectaire est précisément la proposition de psychothérapie. Nous nous trouvons donc dans une situation où il semble devenu nécessaire, à plus ou moins brève échéance, de légaliser la profession de psychothérapeute — d’autant que plusieurs pays européens l’ont déjà fait (Autriche, Italie) ou sont en train de le faire. Chaque école de psychothérapie prétend naturellement que les autorités devront valider son enseignement. Les universités, et plus particulièrement les UFR et les départements de psychologie, en tant que plus grand pourvoyeur de psychothérapeutes, auront en toute logique leur mot à dire sur les choix que feront les autorités. Je suis de ceux qui pensent que l’Université offre, dans la formation à la psychothérapie, des garanties que ne présentent pas les écoles privées : elle peut surtout permettre que les futurs psychothérapeutes apprennent durant leur formation plusieurs techniques de psychothérapie et qu’ils ne restent pas comme c’est si souvent le cas aujourd’hui, des adeptes inconditionnels, des dévots définitivement fascinés par la technique dans laquelle ils ont été initiés. Il est évident que Le Centre Georges Devereux, première unité universitaire en France de clinique psychologique, a d’ores et déjà acquis une habitude et une certaine compétence dans la transmission — au sein même de l’Université et selon les règles habituelles dans cette institution — des savoir-faire de type psychothérapique.

Ces enjeux institutionnels, tant autour de l’enseignement clinique de la psychologie que de l’enseignement de la psychothérapie au sein de l’Université a bien évidemment focalisé l’attention, mais aussi, on l’imagine, les jalousies et les rancœurs à l’encontre de l’ethnopsychiatrie.

 
 

Genèses 38, mars 2000, pp.136-159

Les enjeux politiques de l’ethnopsychiatrie

Une séance d’ethnopsychiatrie se déroule de la manière suivante : autour d’une famille, conduite au Centre Georges Devereux par l’un de ses référents institutionnels (assistante sociale, psychologue, médecin), se réunissent une dizaine de professionnels (en général psychologues cliniciens, mais aussi, en moins grand nombre, médecins, psychiatres, anthropologues, linguistes). Parmi ces professionnels, au moins l’un d’entre eux parle la langue maternelle de la famille et connaît, pour les avoir plus particulièrement étudiées, les habitudes thérapeutiques ayant cours dans l’environnement habituel de la famille. Les autres, souvent spécialistes d’autres régions, sont tout de même sensibilisés à l’importance des traditions thérapeutiques locales. Le référent qui a conduit la famille parle d’abord, explique ce qu’il attend de cette consultation, expose ce qui, à son sens, constitue les difficultés, les souffrances — bref, la problématique de la famille. Particulièrement intéressés par les phénomènes de traduction, nous favorisons l’expression dans la langue maternelle. La multitude d’intervenants permet l’expression d’une multiplicité d’interprétations du désordre. Une séance d’ethnopsychiatrie peut durer trois heures ou même davantage ; il est rare qu’elle dure moins de deux heures[46].

Les conséquences cliniques d’un tel dispositif sont de briser la répartition habituelle des expertises qui sont en règle générale : au patient la connaissance du développement singulier de son mal, au thérapeute celle de la maladie et des traitements. Dans une séance d’ethnopsychiatrie, nous voyons se multiplier les statuts d’experts — expert clinique, certes, mais aussi expert de la langue, expert des coutumes, expert des systèmes thérapeutiques locaux de la région du patient, expert des systèmes thérapeutiques d’autres régions, expert de la souffrance singulière. Voyant se déployer une multitude d’interprétations de leur mal, ce sont les patients qui développeront tel ou tel aspect en rebondissant sur l’une ou l’autre des propositions. De plus, nous cherchons à démonter (à déconstruire) avec le patient les théories qui ont toujours été à l’origine des propositions thérapeutiques qui lui ont été proposées par le passé. Exemples : " le guérisseur a sans doute pensé qu’une femme vous avait ensorcelé ; c’est pourquoi il vous a donné cette poudre à absorber dans votre café tous les matins " ; " lorsque le psychiatre vous a demandé d’aller au cinéma avec votre fils, il a sans doute pensé que votre fils était trop collé à sa mère "…

On l’aura compris, l’ethnopsychiatrie se veut constructiviste, tant dans sa théorie que dans sa pratique. Lorsque nous parvenons à organiser la séance selon nos principes de travail, le patient perd d’un coup, et réellement, sa position d’objet, d’être sans consistance qu’il faut traverser jusqu’à apercevoir les éléments qui nous intéressent en lui. Plus question de lui attribuer une nature par un diagnostic puis " d’interpréter " son fonctionnement à partir d’une théorie. Il est de fait partenaire obligé, indispensable alter ego d’une recherche entreprise en commun. L’ethnopsychiatrie a pris l’habitude de repenser avec le patient tant sa souffrance singulière — ce que font habituellement, chacune à sa manière, les thérapies par la parole — que les théories qui ont contenu cette souffrance, qui l’ont, d’après nous, construite, élaborée. Généraliser la logique de l’ethnopsychiatrie à tout patient, quelle que soit son origine, amènerait à ne jamais hésiter à le penser " construit " comme " cas " ; à postuler, surtout, que cette fabrication le concerne et l’intéresse — en un mot : que le patient est l’interlocuteur privilégié de ce que la théorie du clinicien pense de lui.[47]

Nous pensons surtout que cette façon de pratiquer est non seulement plus efficace — et par ailleurs plus conforme aux principes démocratiques — mais surtout qu’elle transforme le patient en être potentiellement récalcitrant, permettant peut-être de donner naissance à ceux qui pourront réfuter les discours des thérapeutes [48].

Cette manière de travailler, que nous avons progressivement mise en place dans notre travail avec les familles migrantes, a trouvé aujourd’hui, au sein du laboratoire, des prolongements nouveaux. On s’est progressivement habitué à penser qu’il est déontologiquement préférable — mais aussi techniquement plus productif — de considérer les patients en tant que membres d’un collectif. Encore une fois, il ne s’agit pas de leur nier leur statut de sujet singulier, mais de construire avec eux un espace limité, celui des consultations, dans lequel nous les pensons ainsi. S’ils sont membres d’un groupe, il devient dès lors possible de faire apparaître des représentants de ce groupe qui deviendront du coup les interlocuteurs des thérapeutes. Cela, nous l’avons appris avec les patients migrants qui opposent à un moment ou à un autre notre façon de faire avec la compétence de leur guérisseur — qu’il soit par ailleurs bien réel ou seulement potentiel.

Exemple : après avoir soigné avec succès un enfant zaïrois de 8 ans qui prétendait lui-même être un " sorcier cannibale "[49], ses parents nous ont accusés ainsi : " pour l’instant, vous avez permis qu’il ne parle plus de sorcellerie. Mais nous, nous sommes encore plus inquiets qu’avant. Peut-être votre travail lui a-t-il permis de dissimuler ses activités sorcières. Serez-vous encore là lorsqu’à 18 ans, il se mettra à nous ensorceler sans que l’on s’en rende même compte. Chez nous, le guérisseur lui aurait définitivement fait vomir sa sorcellerie… " Les parents nous comparaient, par conséquent, aux praticiens auxquels ils auraient sans doute soumis les difficultés de l’enfant s’ils étaient restés au Zaïre. Plus même, ils évaluaient les conséquences pour eux, à plus ou moins long terme, de leur inclusion dans les réseaux thérapeutiques français. Cette possibilité de comparer, d’évaluer, de choisir, offerte ainsi aux patients migrants provient du fait qu’étant membres d’un collectif perceptible (la communauté zaïroise en France), ils en connaissent les représentants pour ainsi dire " naturels " (leurs guérisseurs).

Nous nous sommes alors posé la question de la manière de construire de tels collectifs avec les patients non migrants. L’occasion nous en a été donnée lors de la prise en charge d’un certain nombre de patients transexuels. Le collectif est ici manifeste : les transexuels ont constitué des associations, s’informent les uns les autres de ce qu’il convient de dire au psychiatre ou à l’endocrinologue pour obtenir l’autorisation de subir l’intervention chriurgicale qu’ils imaginent salvatrice. Nous nous retrouvons dès lors dans une position semblable à celle que nous rencontrons avec des patients migrants, ayant en quelque sorte produit un contre-pouvoir venant interroger les propositions des thérapeutes [50]. Dans le même ordre d’idées, Nathalie Zajde a mis en place depuis 1990 un groupe de parole d’enfants de survivants de la Shoah, groupe d’une durée annuelle qui accueille une dizaine de sujets chaque année. Là aussi, les sujets, constitués en collectif, et non pas isolés face à leurs thérapeutes, peuvent recourir à d’autres références, invoquer d’autres représentants[51]. Une recherche récente a constitué des groupes de parole semblables destinés aux patients souffrant de troubles du comportement alimentaire (obésité, boulimie). Nous avons également en projet de constituer un tel groupe de parole destiné aux sujets se déclarant " victimes de psychothérapie ".

L’ethnopsychiatrie, riche de son expérience avec les patients migrants, a progressivement mis au point une autre construction de la scène psychothérapique, plus éloignée du confessionnal catholique et tendant de plus en plus à ressembler à un parlement — mais un parlement où les intérêts des hommes ne seraient pas seuls représentés ; un parlement dans lequel on défendrait aussi les intérêts des " choses "[52] ; également les intérêts des dieux. Il me semble par conséquent que l’ethnopsychiatrie qui se pratique au Centre Georges Devereux n’a pas seulement des ambitions scientifiques, elle a aussi la prétention de proposer un espace psychothérapique contradictoire, pluri-référencé. De ce point de vue, elle constitue également une expérience politique. Qu’elle ait réussi ou non à réaliser cette ambition est certainement une vraie question et je ne peux que regretter que des chercheurs comme D. Fassin ne sachent pas respecter suffisamment la réalité pour prendre le risque de venir observer ce qui s’y construit.

 
 

Genèses 38, mars 2000, pp.136-159

Les fantasmes de D. Fassin

Complot ?

Je voudrais dire d’abord que je partage totalement les idées sous-entendues dans la phrase de Michel Callon citée en exergue du texte de D. Fassin[53]: la science n’est pas ce qu’une vulgarisation idéologique voudrait présenter d’elle — des idées enfin prouvées qui auraient à lutter contre des croyances populaires, la plupart du temps inefficaces, souvent nocives de surcroît — elle est bien avant tout une pratique structurée en réseaux. Mais je ne sache pas que M. Callon ou n’importe quel autre sociologue des sciences accepterait de cautionner une analyse comme celle de D. Fassin qui prétend décrire les " réseaux de l’ethnopsychiatrie ", sans jamais avoir rencontré une seule fois ses acteurs, sans avoir mis les pieds au Centre Georges Devereux[54], sans avoir obtenu le corpus ou même le récit d’une seule séance clinique, sans avoir participé aux séminaires, aux débats, aux congrès, dont je conviens qu’ils sont l’une des scènes — mais certainement pas la seule — de la pratique scientifique.

" C’est précisément en tant qu’elle est une pièce à succès que la scène rituelle qui se joue au Centre Georges Devereux […] nous intéresse. C’est parce qu’elle devient, pour des agents désemparés des domaines sanitaire, social et judiciaire, une réponse universelle (sic) aux souffrances des immigrés et aux désordres des banlieues que la psychothérapie de T. Nathan nous concerne[55]. "

C’est donc le succès de l’entreprise — du moins aux yeux de D. Fassin[56] — qui pourrait peut-être expliquer les entorses aux règles habituelles de l’analyse.

" Au point qu’il ne vaudrait probablement pas une heure de peine, si ce n’était, on l’a dit, le succès public de son œuvre tant écrite qu’institutionnelle[57]. "

écrit-il à la fin de son texte.

" Plus que l’œuvre écrite, c’est le fait social qu’il s’agit de comprendre […][58] "

Me voilà donc promu au rang de fait social — et seulement de fait social, puisque le contenu " ne vaut pas même une heure de peine ". Que D. Fassin pense que mon travail ne vaut pas tripette, soit ! — mais cela justifie-t-il pour autant de manquer à la plus élémentaire règle méthodologique qui consiste, quelle que soit la nature de l’objet observé, quelle que soit la formation du chercheur, à se donner les moyens d’appréhender les faits, à se rendre sur le terrain, à fréquenter le milieu, à recueillir avant tout le témoignage des acteurs ?

Je suis sans doute injuste. Peut-être le texte de D. Fassin n’est-il, après tout, qu’une longue analyse de mon livre L’influence qui guérit, ce qui excuserait en partie sa totale méconnaissance des réalités qu’il prétend décrire. Le compte rendu est par ailleurs un genre assez hétéroclite où l’on peut rencontrer toutes sortes de styles, y compris des envolées solipsistes ou de longues litanies faites de rancœurs auto-alimentées. Mais qu’est ce qu’une analyse d’ouvrage qui ne mentionne même pas le thème principal du livre qui, je le rappelle, est le suivant :

en quoi la psychothérapie de patients migrants contraint la psychothérapie et la psychopathologie en général à modifier leurs théories et leurs pratiques ?

Cette question, très largement débattue dans mon texte, étayée sur le plan théorique par des observations de terrain et des analyses de concepts, illustrée de plus d’une quinzaine de cas cliniques, n’apparaît nulle part dans le commentaire. Si D. Fassin pense que cette question n’a pas de sens, encore faudrait-il le démontrer car ce qui serait étonnant c’est que de nouvelles situations cliniques, engendrées par l’arrivée massive d’immigrants et de leurs familles originaires des anciennes colonies françaises, n’aient pas produit de nouvelles pratiques et encore plus étonnant que les problèmes cliniques n’aient pas produit de révisions, au moins partielles, des façons de faire des praticiens. De cela, qui est le cœur même de l’ouvrage, des propositions théoriques et techniques que je développe, il n’est nulle part question dans le texte de D. Fassin.

Alors, puisqu’il se soucie si peu des réalités tant cliniques que textuelles, peut-être serait-il plus adapté de parler des fantasmes de D. Fassin qui me décrit comme un manipulateur sans scrupule, jouant des idées de l’extrême droite dans le but d’étendre mon pouvoir (quel pouvoir ?) ou peut-être de m’emparer du pouvoir (en psychologie ? Dans toutes les sciences humaines ? M’attribue-t-il le dessein d’entreprendre une carrière politique ?). Si c’est bien sa pensée, on pourrait comprendre que " la fin justifiant les moyens ", il produise à la fois un mauvais compte rendu d’ouvrage et une mauvaise analyse sociologique — puisqu’il ne s’agirait alors ni de l’un ni de l’autre, mais de la dénonciation d’un complot ourdi dans l’antre dionysienne (la diabolique Paris VIII !) destiné à installer les pseudopodes d’un pouvoir tentaculaire au cœur des institutions françaises [59]. Je n’aurai pas la cruauté de lui rappeler la signification de tels fantasmes, même dans la psychopathologie la plus banale — simplement la correction de le prévenir que ce type de " dénonciation " a la vie dure et alimente des violences de toutes sortes, des années durant. Je pensais que les rumeurs constituaient un objet d’analyse pour les sociologues, je ne savais pas que certains considéraient qu’il était de leur devoir d’en produire.

 
 

Genèses 38, mars 2000, pp.136-159

Appartenance ?

Pour D. Fassin, évoquer les différences culturelles ou le fait que des sujets migrants revendiquent une appartenance culturelle, ethnique, religieuse, c’est user d’une " rhétorique pyromane " une " manière de jouer avec le feu sur les sujets les plus sensibles en défendant les idées les moins acceptables ". Je dois dire que ce type de propositions démontre soit sa totale méconnaissance du terrain, soit l’invasion de son fonctionnement mental par une sorte d’obsession pour le moins suspecte du racisme. Car, même si des chercheurs originaux ont produit des textes de qualité remettant en cause la notion d’ethnie en Afrique de l’Ouest[60], il n’en reste pas moins que ces propositions restent théoriques et n’ont de valeur que dans un certain champ de recherche.

Malgré ce qu’il en dit, je pense, tout comme lui, que les appartenances " culturelles " ou " ethniques " sont " artificielles ", construites et par conséquent d’une certaine manière contingentes. Voilà plusieurs années que j’essaie publiquement de le faire entendre. Dans un article du journal Le Monde du 4 janvier 1997, je m’expliquais sur la proposition, tout aussi théorique qui était la mienne :

" J’ai constaté qu’il était plus productif, plus intéressant (au sens fort du mot) de penser les familles migrantes riches de leur culture passée. Je sais, naturellement, l’infinie complexité des êtres et j’observe aussi nos migrants quelquefois furieux contre leurs origines, leurs ancêtres ou leurs dirigeants politiques ; curieux aussi de leurs hôtes, jouant sans cesse de l’idée de se fondre parmi eux. Je les sais aussi parfois terrifiés à l’idée d’être les premiers de leur famille à être enterrés en terre d’exil, parfois étrangement coupables d’une trahison que nul ne leur reproche. Il est tant de points de vue pour observer un humain ! Les considérer dépositaires d’un savoir dont la connaissance nous enrichit, nous, professionnels, est une décision qui a pour conséquence de totalement modifier notre point de vue. De cas sociaux, d’individus socialement et psychiquement carencés qu’ils étaient a priori, ils nous apparaissent alors comme les indispensables informateurs d’un savoir caché. Est-il possible de comprendre qu’il s’agit d’une qualité de regard et non d’un énoncé arbitraire sur la nature des personnes ? "

Et j’ajoutais encore, plus loin :

" Que tout cette attitude constitue un artefact , cela va de soi ! Que l’on ne puisse pas dire les migrants solidaires de leur culture comme le pouce de la main, c’est certain… Mais qu’importe ? En matière scientifique, un artefact n’a pas vocation de décrire la réalité mais de la produire. Et en matière de psychothérapie — cela aussi, je suis loin d’être le seul à l’avoir constaté — par une curieuse alchimie, lorsque la situation produit de la pensée, le patient va mieux et lorsqu’elle ne fait que confirmer des dogmes, il ne se passe pas grand-chose… "[61].

Il ne s’agit donc en aucune manière de " réduire le sujet à sa culture " ou bien de " l’enfermer dans sa culture " — j’invite le lecteur à réfléchir réellement sur le sens de ces accusations. Est-ce seulement possible d’enfermer un sujet dans sa culture ? Qui en aurait le pouvoir d’un tel enfermement à part une institution politique ? Certainement pas un chercheur, encore moins un clinicien !

Puisque D. Fassin m’accuse de pensées racistes, je l’invite à un petit exercice : réfléchir — des deux propositions, laquelle est " raciste ? :

dire " ils pensent avec d’autres objets que les nôtres "

ou bien

" ils sont comme nous ; le problème est que nous, nous le savons, et eux pas " ?

J’expliciterai donc ici ma véritable position – qui, je ne sais pour quelles raisons obscures est devenue aliments pour imaginaires inquiétants :

S’il s’agit de " mieux aider les migrants ", de " mieux les comprendre ", l’ethnopsychiatrie, je le concède bien volontiers, n’est d’aucune utilité spécifique — les disciplines existantes suffisent bien à la tâche. Décrire finement le type de pathologies présentées par les migrants est un travail de psychiatre ou de psychopathologiste ; s’il arrive à l’ethnopsychiatrie d’y contribuer, sitôt qu’elle est parvenue à des propositions, la spécificité de son discours devient caduque. Décrire correctement les dispositifs thérapeutiques traditionnels, jusqu’à parvenir à l’explication de leur nécessité, est un travail d’anthropologue. Même s’il lui arrive de s’intéresser à ces champs, l’ethnopsychiatrie ne présente un intérêt spécifique que si elle parvient à dépasser ces données immédiates pour questionner les concepts fondamentaux de la psychiatrie et de l’anthropologie. L’ethnopsychiatrie revendique par conséquent le statut de discipline à la fois parasite (de la psychiatrie et de l’anthropologie) et de discipline tierce. Pour les deux disciplines-mères, elle a vocation à constituer un réservoir d’innovations[62].

Sans doute veut-on prétendre que l’ethnopsychiatrie que je pratique aurait renoncé à la recherche d’un universel humain. C’est situer le débat, de manière faussement naïve, là où il n’a pas lieu. C’est en faisant comme si le travail nécessaire pour remonter du singulier au spécifique et du spécifique à l’universel avait été accompli une fois pour toutes, qu’on " substantialise la culture ", une culture — la nôtre. L’universalité de l’homme est une évidence, une donnée immédiate qui " n’appartient à personne " ; qui n’a pas plus de sens pour le psychanalyste, l’anthropologue ou le praticien de l’ethnopsychiatrie. C’est la façon d’inscrire cette universalité dans un dispositif concret qui définit pour chaque pratique ses risques propres. Pour sa part, l’ethnopsychiatrie a défini ses risques ainsi : c’est la présence des immigrés au sein des dispositifs de soins qui peut nous renseigner sur nous-mêmes et sur nos façons de soigner. Une telle position rompt définitivement tant avec l’universalisme qu’avec le relativisme. En d’autres termes, si l’homme est partout le même, à tel point que l’on peut s’abstenir de rechercher la confirmation de cet énoncé dans les conclusions de chaque recherche de terrain, en revanche les objets que les groupes d’hommes fabriquent sont différents. La différence qui vaut la peine d’être étudiée se trouve dans les objets, dans les " choses ", évidemment pas dans les humains. Il importe également de retenir que lorsque je parle de " choses ", il s’agit d’objets fabriqués par des collectifs et non par des individus, même en groupes. Exemples de " choses ", telles que je les entends : les langues, les systèmes de soins, les techniques de divination ou de fabrication de fétiches Cette conception a le mérite de lever toute une série de contradictions et permet, de plus, de proposer des dispositifs techniques originaux et souvent efficaces. L’ethnopsychiatrie s’intéresse à ces " objets ", à ces " choses " et non pas à " l’être ethnique " qui ne relève pas de son domaine.

Elle ne peut cependant oublier de remarquer que les sujets dont parlent les anthropologues, sujets qu’il lui arrive pour sa part de rencontrer dans un tout autre contexte — notamment celui de la demande de soins — semblent se penser, quant à eux, " êtres ethniques ", malgré ce qu’en disent ceux qui les décrivent dans le cadre de l’anthropologie. Que les Bambaras aient historiquement tort de se penser membre d’une " ethnie bambara ", c’est possible ; c’est même probable. Mais s’ils n’ont pas raison, ils ont des raisons de se penser ainsi. Les patients migrants nous démontrent tous les jours qu’ils acceptent de manipuler nos propres objets mais rejettent la condition que nous leur posons de jeter les leurs à la poubelle. Je pourrais tomber d’accord avec D. Fassin s’il s’agissait de dire que " se penser bambara " est une expression qui n’a aucun sens, non pas parce que " bambara " est une construction historiquement datable (puisqu’en cela, elle est semblable à toute revendication d’appartenance), mais parce que ce que l’on vise, ce n’est pas trouver " ce qu’on (se) pense " mais " ce qui permet qu’on (se) pense quelque chose ". Avec la méthode clinique qu’a développée l’ethnopsychiatrie, l’important n’est plus de distinguer le vrai du faux d’une pensée mais ce que cette pensée mobilise. Du coup, le " psy " ne peut être le " représentant " de ses patients parce qu’il a quitté la place de celui qui dit à leur place la chose qu’ils (se) pensent. Je ne me sens pas autorisé à " modifier " les migrants, à les inciter à adopter des modes de perception et d’action, moins " irrationnels ", plus " vrais ", je ne me sens en aucune manière leur représentant. Je prétends en revanche que nous devons prendre acte que leur présence parmi nous contraint la psychopathologie à se modifier, à inventer de nouveaux dispositifs. C’est ainsi que j’entends, pour ma part, la pratique de l’ethnopsychiatrie.

En d’autres mots, si l’ethnopsychiatrie ne se veut pas psychiatrie spécifique pour migrants, elle tend tous ses efforts à fabriquer un lieu d’où les migrants peuvent émerger sujets, acteurs, riches d’une expérience spécifique qui intéresse et questionne les professionnels. L’ethnopsychiatrie ne défend pas les migrants — comme, par exemple les collectifs pour les sans-papiers ont pu récemment le faire. Elle leur propose tout autre chose : d’être ses complices dans une sorte d’aventure intellectuelle, un pari : celui de construire une paix avec la société qui les accueille — mais une " paix des braves ". Elle leur propose de se présenter à cette négociation pour la paix en disposant d’arguments qui leur seraient propres et non pas démunis de tout et en position de quémande. Elle dispose pour ce faire d’un dispositif clinique et de quelques rudiments de méthode.

Je sais bien qu’il n’y a aucune raison pour qu’un scientifique soit plus vertueux que n’importe qui, moins dominé par ses passions envieuses ou jalouses, ses ambitions et ses désirs de voir disparaître ses concurrents. Mais on attend au moins de lui la reconnaissance des faits. Au-delà des polémiques, le fait reste tout de même le suivant : en problématisant la compréhension des difficultés psychiques rencontrées par les migrants, l’ethnopsychiatrie a effectivement contribué à faire de la psychothérapie un problème social et à convaincre du principe que ce problème concerne les acteurs de la vie sociale – et en premier lieu les usagers.

 
 

Genèses 38, mars 2000, pp.136-159

 
     
Notes    

[1]. Voir l'affaire du faux entretien avec moi publiée dans Afrique Magazine, ce que le rédacteur en chef a publiquement reconnu dans son journal : Zyad Limam, " Mea Culpa " ; éditorial, Afrique Magazine, septembre 1999.

[2]. Tobie Nathan, L'influence qui guérit, Paris, Odile Jacob, 1994.

[3]. Didier Fassin, " L'ethnopsychiatrie et ses réseaux. L'influence qui grandit ", Genèses, n° 35, 1999.

[4]. Salima Zerdalia Dahoun, " Les us et abus de l'ethnopsychiatrie : le patient migrant : sujet souffrant ou objet d'expérimentation clinique ? " Les temps modernes, n°552-553, 1992, pp. 223-251 ; Olivier Douville, L. Ottavi , " Champ anthropologique et clinique du sujet. Exemples des cliniques de la transmission dans l'exil ", Migrants Formation, n° 103, 1995 ; Fethi Benslama, " Épreuves de l'étranger ", in Jean Ménéchal (éd.), Le risque de l'étranger. Soin psychique et politique. Paris, Dunod, 1999.

[5]. F. Benslama " L'illusion ethnopsychiatrique ", Le Monde, 4 déc. 1996

[6].Alain Policar, " la dérive de l'ethnopsychiatrie ", Libération, 20 juin 1997.

[7]. Daniel Sibony, " Tous malades de l’exil ", Libération, 30 janv. 1997.

[8]. André Marcel d'Ans, " Georges Devereux : une ethnopsychiatrie du bon sens ", La Quinzaine Littéraire 16-30 nov.,1996.

[9]. Elisabeth Roudinesco, " Je plaide pour la liberté de ne pas être toujours ramené à mes racines ", Politis, n° 577, 1999, pp. 20-23.

[10]. Thème qui est plutôt développé dans un remake de son article que D. Fassin fait paraître sur sa lancée dans la revue L'Homme, texte dans lequel, il me présente carrément comme un adepte de l'apartheid… Voir D. Fassin, " Les politiques de l'ethnopsychiatrie. La psyché africaine, des colonies britanniques aux banlieues parisiennes ", L’Homme, n° 153, 2000, pp. 231-250.

[11]. De telles affirmations insultent violemment, remarquons le, travailleurs sociaux et responsables des administrations locales.

[12]. Richard Rechtman, " De l'ethnopsychiatrie à l'a-psychiatrie culturelle ", L'évolution psychiatrique, vol.60, N°3, 1995.

[13]. Michel Foucault : " Il faut défendre la société ", Cours au Collège de France, 1976, Paris, Gallimard-Seuil, 1997, p. 9.

[14]. M. Foucault, " Les anormaux ", Cours au Collège de France, 1974-1975, Paris, Gallimard-Seuil, 1999.

[15]. T. Nathan, " L'héritage du rebelle. Le rôle de Georges Devereux dans la naissance de l'ethnopsychiatrie clinique en France ", Ethnopsy/Les mondes contemporains de la guérison, n° 1, 2000, pp. 197-226.

[16]. T. Nathan, L'influence qui guérit, Paris, Odile Jacob, 1994.

[17]. T. Nathan, " Éléments de psychothérapie " in T. Nathan, Alain Blanchet, Serban Ionescu, Nathalie Zajde (éd.), Psychothérapies, Paris, Odile Jacob, 1998

[18].Telle que celle, exemplaire et pionnière de G. Devereux, : Ethnopsychiatrie des Indiens Mohaves, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1969, ou celle d’András Zempleni, " L'interprétation et la thérapie traditionnelle du désordre mental chez les Wolof et les Lébou du Sénégal ", thèse de doctorat, Paris, Sorbonne,1968. Aujourd'hui, de telles recherches de terrain sont menées par des praticiens de l'ethnopsychiatrie comme par exemple : Viviane Rolle-Romana, " Psychothérapies d'antillaises ensorcelées " thèse de doctorat en psychologie, Paris VIII, 1999 ; Lucien Hounkpatin, " Psychopathologie Yoruba ", thèse de doctorat en psychologie, Paris VIII, 1999 ; Abdelhafid Chlyeh, " La thérapie syncrétique des Gnaoua marocains ", thèse de doctorat d'ethnologie, Paris VII, 1995 ; Les Gnaoua du Maroc. Itinéraires initiatiques, transe et possessions. Grenoble, La Pensée sauvage, 1999 ; Sadok Abdessalam, " Le voleur et le visiteur. Analyse de deux systèmes thérapeutiques (le Djinn et le Zar) au Soudan, dans la région de Gézirah ", thèse de doctorat d'ethnologie, Paris VII, 1993

[19]. Voir par exemple Henri Collomb, " Assistance psychiatrique en Afrique. Psychopathologie africaine, vol. 1, fasc. 2, 1965 ; " Psychiatrie et cultures (quelques considérations générales) " Psychopathologie africaine , vol. 2, fasc. 2, 1966, pp. 259-275

[20]. Un exemple dans A. Zempleni, " L’anthropologie médicale peut-elle s’appliquer ? ", in Où en est l’anthropologie médicale appliquée ?, Toulouse, Amades, 1992, pp. 16-34.

[21]. On constate, parallèlement, que la veine psychanalytique se tarit : aucun nouveau concept, faillite dans la prise en charge des psychotiques, des autistes, fourvoiement dans leurs relations avec le mouvement gay… Au sujet de ce dernier point, voir le long développement expliquant le succès du DSM-III, puis IV [manuel statistique de diagnostic psychiatrique] dans Stuart Kirk, Herb Kutchins, Aimez-vous le DSM ? Le triomphe de la psychiatrie américaine, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1998.

[22]. Tout comme D. Fassin qui ne se contente pas de proclamer son opposition théorique à mes propositions, il lui faut également (peut-être avant tout) me décrire comme une sorte " d'allié objectif " des idées d'extrême droite. Que mes idées politiques réelles soient à l'opposé lui importe peu ; pour lui, je serais une sorte de " fasciste inconscient ", tout comme les critiques psychanalytiques décrivent les " résistants à la psychanalyse " comme des pervers… à leur insu, naturellement !

[23]. La psychiatrie transculturelle aboutit donc, d'une certaine manière, à " sauver " la psychiatrie telle qu'elle se pratique en Occident, malgré les doutes de plus en plus nombreux concernant la validité de ses catégories. À ce sujet, voir T. Nathan, Isabelle Stengers, Philippe Andrea, " Une ethnopsychiatrie de la schizophrénie ? " Ethnopsy/Les mondes contemporains de la guérison, n° 1, 2000.

[24]. Entre 1979 et 1987 à l'hôpital Avicenne, à Bobigny, dans le service alors dirigé par le Pr Serge Lebovici.

[25]. Nous appelons " médiateur " un collaborateur, en général psychologue ou travailleur social ayant obtenu ses diplômes en France, mais originaire de la même région que la famille que nous recevons, parlant sa langue et au fait des habitudes thérapeutiques locales.

[26].Il faudrait dire " systèmes ", mais pour l'instant je préfère le mot " objet " qui souligne le fait que l'on dépend d'une " chose " externe et constamment modelée par un groupe.

[27]. T. Nathan, " L'héritage du rebelle… ", op. cit.

[28]. Pour une belle analyse moderne de la façon dont on fabrique des " cas " à l'hôpital psychiatrique, voir Robert Barrett : La traite des fous, Paris, Synthelabo, Les empêcheurs de penser en rond, 1998

[29]. Voir le développement de ce point de vue dans T. Nathan, " Éléments…", op. cit.

[30]. Comme le notait avec insistance G. Devereux, le guérisseur est partout doté d'un statut ambivalent : il est à la fois celui qui soigne et celui qui peut ensorceler ; celui qui guérit et celui qui tue. Dans sa longue description de l'ethnopsychiatrie mohave, il insiste sur une singularité que l'on retrouve, curieusement identique dans la sorcellerie d'Afrique centrale : le fait que si l'on ne parvient à guérir d'un mal, il ne reste plus qu'à découvrir le sorcier à l'origine de la souffrance pour lui demander de défaire lui-même le travail qu'il a accompli.

[31]. Je prends là, pour exemple, les systèmes religieux, initiatiques et thérapeutiques centrés sur les vaudous , tels qu'on peut les rencontrer dans le Sud du Togo, du Bénin et du Nigeria.

[32]. I. Stengers proposait dans un article récent de s'interroger ainsi sur les phénomènes de " tolérance " : " Et il ne suffit pas ici de respecter les croyances des autres, il faut essayer de devenir digne de leur respect. Une question à Elisabeth Roudinesco : nous qui nous enorgueillissons si facilement d'être "tolérants", aspirons-nous à la position d'être à notre tour "tolérés" ? ". Voir I. Stenger, " Résister ? Un devoir ! ", Politis, n°579, 1999, pp. 34-35.

[33]. Je veux dire les fabrique en tant que " cas ".

[34]. Ces propositions ont été présentées et en partie développées dans T. Nathan, " L'héritage du rebelle… ", op.cit.

[35]. Voir I. Stengers, Cosmopolitiques, Paris, Les empêcheurs de penser en rond et La Découverte, 1997, t. VII.

[36]. "Unité de Formation et de Recherche" qui, dans les universités, ont remplacé les anciennes "facultés"

[37]. UFR alors dirigée par le regretté Rodolphe Ghiglione, professeur de psychologie sociale, puis par Jean-François Richard, professeur de psychologie générale.

[38]. Il en existe en vérité un second, mais dans une université " libre " : l'université catholique d'Angers.

[39]. Aujourd'hui, il existe à travers la France au moins une dizaine d'autres consultations d'ethnopsychiatrie imaginées sur le même modèle — consultations qui se sont installées soit dans des CHU (Centres hospitalo-universitaires des facultés de médecine), soit dans des structures dépendant du secteur psychiatrique, soit dans des écoles primaires.

[40]. Familles migrantes, démunies dans leur très grande majorité.

[41]. Il est donc scandaleusement injuste de prétendre, comme le fait D. Fassin qu'aucune évaluation des résultats n'a été faite — cette évaluation est en réalité annuelle et le renouvellement des contrats indispensables à sa survie dépend directement des résultats cliniques obtenus. Il est rare, en France, qu'une structure d'aide psychologique soit aussi soumise aux évaluations externes.

[42]. C'est-à-dire en réalité de la chimiothérapie. On lira à ce sujet avec intérêt les travaux de Philippe Pignarre : Les deux médecines, Paris, La Découverte, 1994 ; Qu’est-ce qu’un médicament ? Un objet étrange, entre science, marché et société, Paris, La Découverte, 1997 ; Puissance des psychotropes, pouvoir des patients, Paris, Puf, 1999.

[43]. Il existe une frange de psychothérapeutes qui ne sont ni médecins ni psychologues, mais pour simplifier la discussion, je n'en parlerai pas ici.

[44]. Pour ne citer que les plus courantes. Certaines classifications trouvent plusieurs centaines de psychothérapie enseignées en France. La Fédération française de psychothérapie a vu le jour en 1995. Elle regroupe différentes écoles de psychothérapie (une cinquantaine d’organismes) représentant de nombreux courants de psychothérapie (humaniste, psycho-corporelle, psychanalytique, comportementale…). Elle est affiliée à l’EAP (association européenne de psychothérapie) qui regroupe 219 organisations professionnelles de 37 pays d’Europe et 70 000 membres). En décembre 1999, un nouveau groupe a scissionné pour fonder AFFOP.

[45].Les grandes scissions au sein du mouvement psychanalytique français se sont pour la plupart opérées autour des problèmes de formation. Voir Ornicar ?, supplément au n° 7 : La scission de 1953 et un autre supplément au n° 7 : L'excommunication. La communauté psychanalytique en France II, 1977.

[46].Là, les familles migrantes sont reçues gratuitement, deux à trois heures durant ; dix professionnels diplômés s’occupent activement des problèmes d’une même famille. Et l'on veut faire passer les psychologues qui s’occupent de ces familles pour des culturalistes, ethnistes — peut-être même " néo-racistes ". Étrange retournement, seulement comparable à ceux auxquels procèdent les militants du Front national lorsqu’ils se présentent comme victimes de complots juifs, américains ou impérialistes.

[47]. Ces propositions sont présentées et développées dans T. Nathan, " L'héritage du rebelle… ", op. cit.

[48]. Puisqu'aussi bien, le principal reproche adressé aux énoncés " scientifiques " des thérapeutes est, comme le disait Karl Popper, leur caractère " non réfutable ".

[49]. Ce cas a fait l'objet d'un compte rendu détaillé dans Marie Rose Moro, T. Nathan, " Ethnopsychiatrie de l'enfant " in Serge Lebovici, Rene Diatkine, Michel Soulé (éd.) Nouveau traité de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent. (nouv. éd. en 4 vol.). Paris, Puf, 1995, pp. 423-446.

[50]. Cette recherche, non publiée, a tout de même débouché sur un remarquable mémoire de DEA : Jean Luc Swertwaeger, " Que sont devenues les personnes réassignées? Approche ethnopsychiatrique de la transsexualité ", mémoire de DEA de psychologie clinique et de psychopathologie, Paris VIII, 1998.

[51]. Voir N. Zajde, Enfants de survivant, Paris, Odile Jacob, 1993 ; " Un mort non disloqué. Analyse ethnopsychiatrique des processus de deuil chez la fille d'un disparu en camp d'extermination ", in T. Nathan et al., Rituels de deuil, travail de deuil, Grenoble, La Pensée sauvage, 1995, pp.103-126 ; Trauma and identity : new perspectives Relevance of an ethnopsychiatric approach to the second generation, www. ethnospychiatrie.net, 1999; N. Zajde et C. Grandsard, " Kaddish. Rituel de deuil dans un groupe de parole d'enfants de survivants de la Shoah ", Nouvelle revue d’ethnopsychiatrie, n° 31, 1996, pp. 119-138.

[52]. J'emprunte cette idée de " parlement des choses " à Bruno Latour

[53]. Je la rappelle pour mémoire : " C'est une des vertus de l'analyse en termes de réseaux socio-techniques que d'attirer l'attention de l'observateur sur tout ce qui semble extérieur à la science et sans laquelle elle n'existerait pourtant pas " Michel Callon, Introduction, La science et ses réseaux , La Découverte, Paris, 1989, p. 24.

[54]. B. Latour, si injustement critiqué dans la dernière partie du texte de D. Fassin, s'est au moins rendu toutes les semaines durant plus de six mois au Centre Georges Devereux. Il a assisté aux séances cliniques, aux séminaires, a lu les textes et les thèses produites dans ce laboratoire — " il a fait du terrain ", comme on dit — avant de produire son petit livre : Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1996.

[55]. D. Fassin, " L’ethnopsychiatrie et ses réseaux… ", op. cit., pp. 148-149.

[56]. Et de tous ceux qui l'ont précédé dans cette voie : F. Benslama commence l'article du Monde, " L’illusion … ", op. cit., par la phrase : " Jusqu'à quel point acceptera-t-on que le langage spectaculaire s'empare de la souffrance des gens […] ? "

[57]. D. Fassin, " L’ethnopsychiatrie et ses réseaux… ", op. cit., p. 168.

[58]. Ibid., p. 149.

[59]. Le Centre Georges Devereux, Centre universitaire d'aide psychologique, se trouve sur le campus de l'université de Paris VIII, à Saint-Denis.

[60]. Je pense en particulier au fameux livre de Jean-Loup Amselle et Elikia M'bokolo, Au cœur de l'ethnie. Ethnie, tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte (nouv. éd.), 1999, qui développe l'idée assez convaincante que l'ethnie est une fabrication coloniale et que les sujets africains se réapproprieraient dans un second temps des catégories produites par la pensée raciste du xixe siècle. Outre que cette explication vaudrait surtout pour l'ancien " Soudan français ", il n'en demeure pas moins que nous autres, cliniciens, avons affaire, ici et maintenant, à des énoncés profondément investis par les sujets et qui ne se laissent en rien réduire par une explication historique. Voir aussi Jean Bazin et Emmanuel Terray, Guerres de lignages et guerres d'États en Afrique, Paris, Éd. des Archives contemporaines, 1982 ; J.-L. Amselle, Vers un multiculturalisme français. L'empire de la coutume, Paris, Aubier, 1996.

[61]. Je sais qu'il n'est pas habituel de se citer soi-même, mais je tenais à ce que l'on juge à partir de ce que j'ai vraiment écrit et non pas en se basant sur des rumeurs… Je me suis également longuement expliqué sur cette décision de considérer avec sérieux la " culture " qu'exhibent les patients migrants dans T. Nathan, " Éléments… ", op. cit.

[62]. En cela, je me place dans la stricte continuité de G. Devereux qui écrivait : " En tant que science interdisciplinaire, l'ethnopsychiatrie se doit de considérer conjointement les concepts clefs et les problèmes de base de l'ethnologie et de la psychiatrie. Elle ne saurait se contenter d'emprunter les techniques d'exploration et d'explication de l'une et l'autre de ces sciences. Il y a, en effet, une différence méthodologique fondamentale entre l'emprunt pur et simple des techniques et la fécondation réciproque des concepts. Les sciences véritablement interdisciplinaires sont les produits d'une fécondation réciproque des concepts clefs qui sous-tendent chacune des sciences constitutives. " Voir G. Devereux, Essais d'ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1970, pp. 3-4.

 

 
 

Genèses 38, mars 2000, pp.136-159

     
     
 

retour au site du Centre Georges Devereux :