Tel-Aviv

la passion des marges

par Tobie Nathan[1]


postface à Ami Bouganim, Tel-Aviv sans répit, Paris, Editions Autrement, 2009 — avec de magnifiques photos de Moti Milrod.

 
 
Tous les matins, même certains jours de grand vent en hiver, la lumière se lève sur Tel-Aviv, comme nulle autre ; elle provient de loin, de Jérusalem, passe par dessus les tours et s’en va éclabousser la mer — une lumière parfaite, celle des villes dédiées aux dieux. Et tous les jours, on craint de voir cette lumière détournée au bénéfice de l'instant… Car Tel-Aviv semble consacrée à l’instant. Ici, poumon économique du pays, le travail prend un air de vacances. Non pas que les habitants y travaillent peu, bien au contraire ; ils s’affairent en tous sens ! Mais les vacances sont un temps pour explorer les marges de l’ordonnancement du monde. Et c’est ce que fait Tel-Aviv tous les jours, de l’aube à l’aube. De là, cet air de liberté…
 
Ville de toutes les libertés, des corps exhibés murissant au soleil, de l’harmonieuse vallée qu’on laisse deviner à la cambrure du jeans, des grossesses nues, des nombrils surgissant ronds hors des ceintures des femmes, des muscles gonflés de sève, de ces hommes fiers de leur peau épilée jusqu’à l’intime, satisfaits de leur crâne luisant… Si à Jérusalem, la plupart des hommes ont la tête couverte, à Tel-Aviv, les crânes virils sont rasés. L’on dit que les Juifs se couvrent pour se rappeler à chaque instant qu’une force trône au dessus de leur tête. Tel-Aviv serait ainsi une ville de crâneurs, comme si les hommes y prétendaient n’avoir ni honte devant dieu ni peur de la chaleur du soleil. Lorsqu’on regarde les corps, la ville s’impose grecque-antique, passionnée de beauté, s’étirant sur le sable, arc-boutant sa force. Elle respire la liberté sexuelle, aussi — non pas la licence ! Les regards toujours à l’affût repèrent sans cesse des objets d’amour et les chantent en pleine lumière.
 
L’amour est de tous les moments, du café, du bus, du taxi, des boîtes de nuit, des fêtes nocturnes si fréquentes, de la plage aussi, bien sûr — de la plage, surtout ! Sil me restait une seule image de Tel-Aviv, ce serait celle d’un pas suspendu, d’une tête se retournant d’un seul mouvement, capturée par la grâce d’une démarche inconnue. Et ici, il s’agit de toutes les amours, celles des couples enlacés descendant le boulevard Rothschild tenant leurs jeunes enfants par la main, des rendez-vous de seniors dans les squares du quartier de kikar hamedina, des couples gays, avec ou sans enfants, attablés au café Evita… Les jeunes gays de Los Angeles, de Berlin, de Rome ou de Paris se donnent rendez vous tous les ans pour la parade du mois de juin ; ceux des villes de province, des mondes aux morales révolues, des pays aux cultures confinées, en rêvent chaque jour. Et les autochtones, les fondateurs, les Yékés du nord de la ville, s’enorgueillissent qu’ici tout est permis… Est-ce de là que la ville est inquiète, fébrile plutôt, comme effrayée par le temps ? Est-ce la raison pour laquelle on la surnomme « la ville qui ne dort jamais », comme si, se sachant ouverte à tous les abandons, elle se surveillait nuit et jour, redoutant le sommeil ?

Tel-Aviv n’en finit pas de raconter son histoire, à tel point qu’elle paraît légende. En 1908, encore longue étendue de dunes, royaume de quelques pêcheurs connaissant des coins poissonneux, la ville s’est dans un premier temps détournée de la mer en sortant de l’ombre… La mer n’était pas son essence, mais sa marge. On s’y baignait un peu, on venait surtout se laisser hypnotiser par le cycle des vagues… Mais les choses ont changé ! Pour les cent ans de la ville, la tayelet, la promenade du bord de mer, offrira un hymne à la beauté des corps sur 13,7 km, depuis Herzlyia jusqu’à Bat Yam. La marge s’est faite vitrine. Tout Tel-Aviv est là, regardant et se donnant à voir, courant, roulant à bicyclette, glissant sur des roulettes, et tissant les habitudes. Des mères de famille au pas de gymnastique les mains sur la poussette « Mac Laren » en alliage dernier modèle, de riches épouses joggant leurs Ipods au rythme des klaxons, des retraités parcourant le front de mer, les yeux fixés sur leur chrono, et l’on ne peut rater les tennis blanches des femmes arabes qui trottinent enveloppées de noir. Tous se retrouvent ici pour un rite œcuménique à la gloire des corps. Et lorsqu’ils s’arrêtent essoufflés sur la plage Gordon, au café Frishman, juste en face de l’Ambassade de France, c’est encore pour admirer l’adresse des surfers qui dévalent les vagues pour dépasser le vent. Tout passe, tout glisse sur la Tayelet et si le promeneur se retourne un instant vers les terres, c’est pour s’extasier devant la dernière Porsche Cayman qui passe en trombe ou surpris par l’aboiement rauque d’une meute de Harleys. Quant aux premiers carrés d’immeubles, on se demande qui peut y habiter, dans le dantesque vacarme des camions, coincés entre l’impossible rue Hayarkon et les embruns. De fait, une maison sur deux est en chantier d’où l’on voit parfois surgir des êtres étranges, en culotte orange, les cheveux ébouriffés et la barbe sale, pour proposer une place de parking… Quelquefois, une bourgeoise en vison sort du même immeuble, luttant contre le vent un soir de février, pour héler un taxi… L’une ou l’autre vous effraie à sa façon d’émerger soudain du chaos, sortant de nulle part. Ce sont les gardiens des marges… Ce n’est qu’en remontant plus haut, au niveau de la rue Ben Yehuda, que l’on entre vraiment dans la ville ; mais son âme est ici, en bord de mer, aux confins…

Tel-Aviv est l’essence d’Israël, un peu comme Le Caire est l’essence de l’Égypte ou Istambul celle de la Turquie. À la fois la ville de toutes les rencontres, de tous les peuples et pourtant celle d’un seul. On y parle toutes les langues, les langues oubliées — yiddish, ladino, judéo-arabe des Juifs du Yemen, d’Irak ou du Maroc… Les habitants y viennent de partout. Ils détestent les relations formelles, se refusent à seulement fournir une information, répondre à une question. Curieux, ils vous apostrophent, lient conversation, veulent vous conseiller, vous guider. Et puis survient la question : d’où viens-tu ? De Paris ! Mais avant ? D’où provenaient tes parents, tes ancêtres ? Car qui sait ? Si l’on se révélait cousins, après tout ? Tel-Aviv, lieu de toutes les rencontres, de toutes les parentés, de tous les possibles, des bonheurs les plus inattendus. Ce qui intéresse les habitants de Tel-Aviv, ce n’est pas de rencontrer un semblable, mais un singulier… Et puis surtout parler, parler encore… Car rien ne vaut ce moment pour rien, ce temps à simplement passer le temps. Ce temps aux marges…

Si Jérusalem est la ville où l’on s’en va chercher les réponses, guettant messies et prophètes qui y pullulent, Tel-Aviv est la ville de tous les fantasmes. Comme si l’on en avait soupé de ressasser l’histoire… Ici, quoiqu’il arrive, il s’agit toujours d’éplucher les apparences jusqu’à faire apparaître la structure cachée. Un architecte doué a inscrit dans la pierre de cet bâtiment de luxe, l’immeuble Isrotel, la philosophie de cette ville qui nourrit la passion d’arracher l’écorce jusqu'à parvenir au noyau… Accomplissement de rêves de bohême, de liberté sexuelle, de corps déliés et joyeux, d’art insoumis, violent, transgressif, anguleux, bétonné… C’est ici, que pour la première fois depuis deux millénaires, l’on n’a plus eu besoin de se poser la question d’être juif ; où cela devenait une évidence — ni une fierté ni une tare… rien qu’un fait ! Les gens s’y bousculent, les voitures s’entrechoquent, les bruits sont impudiques — une ville extrême, qui vous travaille, magique, violente et pourtant sans aucune violence. Une anarchie constitutive y fait et défait inlassablement l’espace, comme la mer sur le sable. En 1908, sur cette plage, soixante familles se sont partagé les lotissements — la photo est célèbre, accrochée en bonne place dans le bureau du maire ! — c’était alors une longue étendue de sable. Et l’on ne peut s’empêcher de penser que les habitants de Tel-Aviv craignent qu’elle soit restée ce qu’elle a toujours été, une plage, rien qu’une plage où la mer finira un jour par tout effacer…

Le rêve est un paradoxe : on veut y être, le vivre totalement, s’y abandonner ; mais si l’on y parvient, la conscience s’évanouit et avec elle le plaisir… Comment surveiller son rêve et le laisser s’accomplir néanmoins ? Il nous semble que là réside le dilemme de cette ville. Un petit bistrot dans une rue proche de la mer, une rue qui porte un nom de philosophe, de savant ou de talmudiste, comme le sont presque toutes… Parquet ciré, bibliothèques de bois verni, un chat obèse qui paresse sur un sofa et une femme qui vous demande ce que vous vous voulez boire dans la langue de la Bible… Vertige d’une plongée dans l'histoire en toute inconscience, comme on plongerait dans la mer par une nuit de vagues, pour se perdre dans l’harmonie du monde…

 

 

Si vous souhaitez écrire à l'auteur : Tobie Nathan .

 
Notes
 

[1]. Tobie Nathan, Professeur des Universités. Conseiller de Coopération et d’Action Culturelle près l’Ambassade de France en Israël.

     
Critique  

"Tel-Aviv sans répit", d'Ami Bouganim : Tel-Aviv, la "bulle" a 100 ans
 
par Michel Bôle-Richard


Article paru dans l'édition du 07.05.09.
 
 


Le 11 avril 1909, 66 familles juives se réunissent sur une plage, au nord de Jaffa, pour assister au tirage au sort des lotissements sur lesquels vont s'édifier les premières maisons d'un nouveau quartier. Quelques mois plus tard, le 21 mai 1910, cette excroissance du port de Jaffa sera baptisée Tel-Aviv ("la colline du printemps"), nom tiré du livre de Theodor Herzl Altneuland (Terre ancienne, terre nouvelle). C'est ainsi qu'est née, il y a cent ans, la deuxième ville d'Israël, peuplée aujourd'hui de 400 000 habitants.

A cette occasion, l'écrivain Ami Bouganim a dressé le portrait de cette cité "sans répit", de ce lieu qui a la réputation de ne jamais dormir, à travers vingt-cinq personnages, vingt-cinq personnalités de tous horizons qui racontent leurs liens, leurs amours, leurs frustrations avec ce carrefour hétéroclite qu'est devenue Tel-Aviv.

Plus que Jérusalem la religieuse, cette cité balnéaire a façonné le pays. C'est dans son musée que David Ben Gourion, le fondateur du pays, a proclamé l'indépendance de l'Etat le 14 mai 1948.

Mais le mariage avec Jaffa n'a jamais marché. Tel-Aviv vit sa vie, celle d'une cité à part, insouciante, hédoniste, à l'abri derrière ses tours et ses plaisirs. C'est pour cela qu'elle est appelée la "bulle", un univers à part davantage tourné vers l'Europe que vers l'intérieur du pays.
Ville de la culture et des boîtes de nuit. Ville décontractée, elle est souvent comparée à un petit New York avec ses quartiers branchés comme Neve Tsedek et ses restaurants à la mode. Inscrite en 2004 au patrimoine de l'Unesco en raison de ses immeubles de style Bauhaus, elle est également surnommée "la ville blanche". Que d'appellations pour une cité totalement engorgée par la circulation et qui aurait besoin d'un métro. Tel-Aviv s'enorgueillit d'être devenue la première agglomération juive au monde, la concrétisation du rêve sioniste à défaut de pouvoir être la vraie capitale d'Israël qui, pour les juifs, ne peut être que Jérusalem, ce que la communauté internationale leur dénie.

Tel-Aviv reste donc le siège de toutes les chancelleries, et abrite le quartier général de l'armée. Ce qui lui suffit. Tel-Aviv ne veut qu'une chose : "vivre". Elle a oublié les Scud de Saddam Hussein qui lui ont pourri l'existence en 1991. "Tel Aviv est une bouffée de liberté" pour Yael Dayan, la fille de Moshe Dayan. Elle est une respiration dans un univers de sécurité obsessionnelle. "Tel-Aviv n'est pas Israël, dit l'écrivain et ancien politicien Yossi Sarid, c'est la chance d'Israël."

Michel Bôle-Richard
Article paru dans l'édition du 07.05.09.


TEL-AVIV SANS RÉPIT d'Ami Bouganim.
Autrement, 340 p., 23 €.

   
   
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