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Tobie Nathan, professeur de psychologie
clinique et pathologique à l'université de Paris-VIII, cherche
à comprendre l'attachement des migrants à leurs traditions
pour mieux les aider à soigner leurs troubles. Il lui arrive aussi
d'interroger son propre attachement à ses racines juives égyptiennes.
Si l'on en croit l'exposé qu'il a fait lors d'une séance
des rencontres philosophiques d'Espaces Marx, Regards, l'Humanité,
en décembre, son enracinement culturel n'est pas simplement pour
lui l'objet d'une adhésion muette, mais aussi le champ d'un questionnement
fondamental. Entre la pratique religieuse et la pensée de cette
pratique se glisse un dire poétique et ironique, qui permet de
dégager un horizon de sens multiples. Du moins c'est ainsi que
nous avons perçu le très beau commentaire de la Thora et
de la Kabbale, qu'il nous a livré lors de cette soirée,
à laquelle participaient une centaine de personnes attentives et
passionnées. De la singularité d'une tradition à
l'universalité d'un message de paix, il y a un saut que Tobie Nathan
ne saurait faire avec facilité, tant pour lui " il n'y a presque
pas de valeurs universelles, mais dans ce presque pas se situe sa pensée
", a affirmé Arnaud Spire dans sa présentation, en
reprenant les propos de Catherine Clément, dans son ouvrage récent
écrit en collaboration avec l'ethnopsychiatre,
le Divan et le Grigri.
Ainsi, Tobie Nathan n'a pas hésité ce soir-là à
effectuer un détour minutieux par le récit des origines
du peuple juif pour inventer des propositions de paix adaptées
à notre monde devenu en ce début de XXIe siècle un
véritable " espace d'affrontement entre divinités qui
persévèrent chacune dans son projet, aujourd'hui obsolète,
d'une conquête totale de la planète ". Le terme de dieu
ou de divinité renvoie ici à la figure dans laquelle s'incarne
tout principe supérieur ou croyance dont se réclament les
hommes. Ainsi, on pourrait dire que l'universalisme, le capitalisme, l'humanisme,
le communisme, le rationalisme ont leurs divinités, au même
titre que les croyances vaudoue, chrétienne, musulmane, hébraïque.
Et c'est là qu'on mesure tout le travail effectué par Tobie
Nathan sur sa propre culture.
Première question : qu'y a-t-il de commun entre le regard du prophète
Osée et celui du psychanalyste Sigmund Freud face à la guerre
? Le point de vue de l'homme de Dieu s'adressant au peuple juif et le
point de vue de l'homme de science s'adressant à l'humanité
peuvent-ils être mis sur le même plan ? Pour Tobie Nathan,
Osée et Freud se rejoignent d'une part dans la conviction que ce
ne sont pas les hommes qui font la guerre. Pour Osée, confronté
à la défaite du royaume d'Israël au VIIIe siècle
avant Jésus-Christ, ce sont les dieux et pour Freud, confronté
à la catastrophe de la Première Guerre mondiale, ce sont
les pulsions. Derrière les combats à travers lesquels les
hommes s'entretuent, il y a donc des forces supérieures qui les
manipulent comme des marionnettes. Osée et Freud se rejoignent
d'autre part dans l'idée qu'on ne peut rien faire face à
ce déchaînement de violence. Pour Osée, le dieu des
juifs ne peut négocier avec les dieux ennemis, et pour Freud, les
pulsions sauvages ne peuvent négocier avec le raisonnement.
Deuxième question : comment sortir alors de l'impasse
d'un monde livré à la violence de la guerre ? À ce
point de son exposé, largement simplifié ici pour les besoins
de la présentation journalistique, Tobie Nathan introduit la figure
du diplomate. " Peut-on imaginer un diplomate - sans doute mi-homme
mi-dieu, un être hybride, n'existant pas encore - susceptible d'engager
un dialogue tripartite dans lequel l'homme serait un simple témoin
et où l'on envisagerait avec sérieux tant les intérêts
du dieu des juifs que ceux des dieux ennemis ? " À cette question,
il entrevoit une réponse dans les prophéties d'Isaïe,
qui, loin d'annoncer une paix universelle, annonceraient la venue d'une
" force nouvelle, inattendue ", provoquant de nouveaux assemblages
impossibles. Lecture deleuzienne du célèbre passage biblique
: " Alors, le loup habitera avec la brebis et le tigre reposera avec
le chevreau ; veau, lionceau et bélier iront ensemble et un jeune
enfant les conduira. Génisse et ours paîtront côte
à côte, ensemble s'ébattront ; et le lion comme le
bouf se nourrira de paille. Le nourrisson jouera près du nid de
la vipère, et le nouveau sevré avancera sa main dans le
repère de l'aspic. " Tobie Nathan y voit en effet l'affirmation
d'un mouvement de double capture, tel celui de la guêpe et de l'orchidée,
du phasme et de la brindille. Ce mouvement est défini par Deleuze
dans ses Dialogues avec Claire Parnet : " Même pas quelque
chose qui serait dans l'un, ou quelque chose qui serait dans l'autre,
même si ça devait s'échanger, se mélanger,
mais quelque chose qui est entre les deux, hors des deux, et qui coule
dans une autre direction. ".Ainsi, pour Isaïe, il ne s'agirait
pas de transformer le loup en brebis, le serpent en nourrisson et le tigre
en agneau, mais plutôt d'ouvrir la possibilité d'un monde
où cohabitent les antagonismes.
Troisième question : n'est-il pas urgent d'entendre la
prophétie d'Isaïe dans un monde où l'affrontement des
dieux est généralisé ? Tobie Nathan montre alors
en quoi le conflit entre des divinités différentes est particulièrement
d'actualité. Il analyse quatre événements de l'année
2001, où le rôle attribué aux dieux par les hommes
est spécialement visible : le dynamitage des bouddhas par les taliban,
l'interdiction des sacrifices d'animaux en Belgique et en France, l'inculpation
de Milosevic devant le Tribunal pénal international et enfin l'agression
terroriste du 11 septembre contre les États-Unis. Dans ce monde
dangereux, la construction de la paix passe avant tout pour lui par la
reconnaissance nécessaire des différences entre les dieux,
et par l'instauration d'un parlement " dans lequel chaque dieu sera
représenté et où les hommes enseigneront à
leurs dieux la coexistence au sein des mondes ". Ainsi, on voit que,
pour Tobie Nathan, sa propre culture n'est ni un bouclier ni un étendard,
mais bien le lieu d'exploration à partir duquel il envisage la
possibilité de vivre ensemble. La proposition étrange de
" parlement des dieux " a suscité de nombreuses questions
dans la salle. Par exemple : pourquoi mettre l'accent sur les différences
et non sur ce qu'il y a de commun entre les hommes ? Pourquoi ne pas parler
du capitalisme dans tout ça ? Pourquoi ne pas évoquer l'expérience
grecque de cohabitation des dieux ? Un débat qui s'est prolongé
dans le couloir, sur le trottoir, tant les participants voulaient profiter
le plus longtemps possible de la présence de ce penseur hors norme,
être hybride s'il en est, " qui, sans jamais abandonner les
siens, aime les dieux de ses voisins, jusqu'à s'y intéresser
dans leurs singularités ".
Nadia Pierre
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