Dans le Magazine littéraire n° 473, mars 2008 — Littérature et divan, la liaison fatale

Notes de lecture    
 
De la rencontre en 1921, à Vienne, entre Freud et André Breton, à la publication aujourd’hui du nouveau roman d’Henry Bauchau, ‘psychanalyste par nécessité’ et ‘écrivain par espérance’, les liens entre la littérature et la psychanalyse n’ont cessé de se resserrer. Après un rappel historique des grands auteurs (Michel Leiris, Samuel Beckett, George Perec…) dont l’œuvre est marquée par la psychanalyse, puis autour d’un horizon des psychanalystes qui écrivent , ce dossier donne la parole à des romanciers qui expliquent comment l’analyse a nourri et modifié leur écriture.
 


Dès son origine, la psychanalyse a partie liée avec la littérature. Conversant avec Wilhelm Stekel qui fut un temps son disciple, Freud fait cette confidence : ‘Dans mon esprit, je compose toujours des romans, en m’appuyant sur mon expérience de psychanalyste ; j’aimerais devenir romancier – mais pas encore ; plus tard, peut-être.’ La tentation de la littérature ne le lâchera pas. Il garde comme un précieux vade-mecum le livre de Ludwig Börne, L’Art de devenir un écrivain original en trois jours, qui propose des recettes d’association libre. Freud aurait eu pour grand rêve de devenir romancier ? Il considère que son essai sur Léonard de Vinci peut se lire comme un ‘roman psychanalytique’ et propose pour le titre d’un autre ouvrage : ‘L’Homme Moïse et la religion monothéiste : un roman historique’. Dans un long et magnifique article, publié dans la revue Europe (n° 907-908 nov-déc 2004), Michel Schneider, qui conjugue la plume et le divan, met au jour la ‘liaison fatale’ qui unit la psychanalyse à la littérature et qui, selon lui, ne donne que des monstres et des ratés. En d’autres termes, Michel Schneider se demande, de manière assez vacharde mais prodigieusement argumentée pourquoi les psychanalystes font de si mauvais écrivains. On laissera la responsabilité de ce jugement à l’excellent auteur de Marilyn dernières séances, tout en retenant l’essentiel de sa démonstration. Une même obsession des mots, un même projet d’écriture, habitent le psychanalyste – ou son patient – et le romancier. Parler et écrire constituent certes deux opérations apparemment fort éloignées. Le divan favorise une parole qui libère ou répare tandis que l’atelier de l’écrivain encourage une reconstruction narcissique de soi, l’affirmation d’une identité. Mais il s’agit toujours, selon le mot de Lacan, de jouer avec le ‘pouvoir des mots’. A travers l’analyse se construit un discours où , comme le dit Perec, le patient cherche à faire autre chose que moudre ‘moudre des mots sans poids’. Trouver les mots justes, donc, pour exprimer les profondeurs de la psyché humaine.

Cette quête de la vérité s’apparente à un roman qui s’écrirait, sans toutefois qu’un texte soit produit. L’analysant poursuit un discours-fleuve qui charrie pêle-mêle les rêves et les angoisses. Mais il est tentant, et presque naturel, de passer des mots de la cure aux mots de l’écrit. En témoigne l’abondance des romans contemporains habités par la psychanalyse. Comme l’explique ici Catherine Clément, heureuse inspiratrice de ce dossier, fait aujourd’hui partie de la formation générale, au même titre que le voyage en Italie au XIXè siècle. Les romanciers interrogés disent comment l’analyse a nourri et infléchi leur écriture. Et comment ils l’ont restituée et mise en scène dans leurs romans. Chacun à leur manière, ils racontent leur voyage autour d’un divan. (Cf Jean-Louis Hue) Les rapports entre les psychanalystes et les écrivains furent d’abord houleux. En 1921, la rencontre entre André Breton et Freud est un échec. Mais avec le temps, ceux qui s’occupent de l’écriture vont devenir les meilleurs alliés de ceux qui s’occupent de la parole. ‘Les fils de Freud sont romanciers’, seront Catherine Clément. Les jeunes romanciers parlent généreusement de l’analyse parfois pour la narguer, souvent pour la raconter en toute liberté. Le divan, couvert d’un tapis persan sur lequel Freud faisait allonger ses patients pendant les consultations divan fut apporté en Angleterre en 1938, lorsque Freud s’enfuit de Vienne. Le mot ‘divan’ vient du perse Diwan. Il désignait autre fois la salle garnie de tapis et de coussins où se réunissait le conseil du Sultan, puis, par extension, le gouvernement turc dans son ensemble. A l’époque, si on s’en prenait au divan, on avait tout l’Empire ottoman sur le dos. Tandis qu’aujourd’hui, déclarer la guerre au divan est seulement le signe d’une forte résistance névrotique. Le mot s’est en effet beaucoup spécialisé depuis Sigmund Freud,et vous vous pouvez désormais avouer avoir passé vingt ans sur le divan sans qu’on vous traite de tire-au-flanc. Il n’aura pas échappé aux lacaniens que du diwan découle le mot de ‘douane ’ : quelle frontière franchit-on sur le divan, ou de quels taxes, droits ou dette s’affranchit-on, difficile à dire : à, cette douane là, chacun effectue sa propre fouille, déclare tout ou passe en contrebande, quitte à prendre le chef du divan pour le vizir Iznogoud. Dans l’autobiographie ou l’autofiction, l’écrivain s’adresse à un autre lui-même. Une relation au langage n’est pas sans rappeler l’analyse.

Georges Bataille a écrit Histoire de l’œil à la fin de son analyse avec Adrien Borel et c’est cette audace littéraire qui a amené Michel Leiris à choisir le même analyste. Leiris interrompit d’ailleurs assez vite son analyse pour chercher en Afrique l’altérité qu’il ne trouvait pas dans ses mirages narcissiques. L’écriture du Journal, qui cesse au début de la psychanalyse, trouve son prolongement dans le journal de voyage qui la continue dans l’introspection. Mais c’est par une double élaboration (littéraire et psychanalytique) que Leiris en fera une œuvre. L’Afrique fantôme, dans laquelle faute d’avoir trouver l’altérité qu’il recherchait dans l’exotisme, il découvre son juste rapport au langage, une écriture subjective qui restera sienne, un nouveau genre ‘mi-autobiographique, mi-poétique’. De Pierre Jean Jouve à Georges Pérec, en passant par Raymond Queneau ou Samuel Beckett : quelques-uns des plus grands écrivains du XXè siècle ont raconté ou fait allusion à leur psychanalyse dans leurs œuvres. La cure avec Adrien Borel a eu des effets sur la prise de décisions importantes, pour son existence mais aussi pour la ‘jeune ethnographie’, titre de l’article publié par Michel Leivis à son retour de la mission Dakar-Djbouti qui a traversé en deux ans le continent africain sous la direction de Marcel Griaule. Borel lui a donné à lire Lord Jim de Conrad. Il l’a accompagné dans sa décision de participer à cette expédition africaine. Par ailleurs pour répondre à son injonction, Leiris s’est mis à prendre des notes autobiographiques, matière de Judith et Holopherne, première version – son public de L’Age d’homme. C’est après la lecture de L’Afrique fantôme – dont la publication est, par ailleurs un échec éditorial – que Jacques Lacan souhaite rencontrer Leiris.

L’aboutissement de son travail est une œuvre, profondément littéraire qui prend l’ample dimension des quatre tomes de La Règle du Jeu Portnoy et son complexe de Philip Roth, La Grande Porte de Frederick Pohl, le Dahlia Noir de James Ellroy… Satire, polar ou S.-F., tous les genres de la littérature américaine se sont inspirés de la psychanalyse. Psychanalyste et écrivain Philipe Grimbert a dévoilé son histoire familiale dans Un secret. Ce roman est l’aboutissement d’une cure réussie, mais aussi une façon de transmettre une expérience par la fiction. Dans un entretien : ‘Livrer, délivrer’, Philippe Grimbert déclare : ‘ J’ai compris que l’analyse, loin de tarir la création, la favorisait justement en levant certaine inhibitions.’ J.-B. Pontalis, Tobié Nathan, Julia Kristeva … de nombreux psychanalystes écrivent , qu’il s’agisse de récits intimes ou de romans policiers . Parmi les psychanalystes qui écrivent, J.-B. Pontalis est l’un des plus clairs, celui dont l’écriture atteint une parfaite limpidité, surtout quand il s’attache à l’obscur. Il n’écrit pas de romans. Non, ce sont des récits souvent inspirés par les héros des autres, ou bien par ses patients , ou bien par ses proches. François Emmanuel est l’auteur de La Nuit d’obsidienne, La Partie d’échecs indiens, Le Tueur mélancolique (qui appartient à sa veine ‘légère et malicieuse’), et La Passion Savinsen. En dehors de son métier d’écrivain, il est psychiatre, deux métiers dit-t-il, qui ‘se côtoient et font mine de s’ignorer.’ On écoute : on est dans le temps de l’autre. On écrit : on cherche à tâtons l’émergence d’un texte. Ce sont des temporalités radicalement distinctes. ‘Dans ma vie, l’écriture et l’analyse se sont intimement liées.

L’une a libéré l’autre et toutes deux ont continué à agir et à évoluer ensemble’, écrit Henry Bauchau dans L’Ecriture et la Circonstance. Tobie Nathan est sous l’influence des djinns. Voici un psychanalyste qui a écrit un roman à 14 ans et qui n’a pas attendu le divan pour écrire des romans. Est-il psychanalyste ? Professeur de psychologie clinique et pathologique, Tobie Nathan n’a cessé de combiner, au sens structuraliste, l’ethnologie et la psychanalyse. Furieusement antifreudien, il a poussé l’amour-haine jusqu’à écrire un roman intitulé bizarrement Mon patient Sigmund Freud. Commencé dans le chaos de l’aéroport de Lagos au Nigeria, cela vous montre un Freud affairiste mêlé aux intrigues de Viennes, avec une nombre histoire de trésor à la clef. Le héros Léopold Caro – illustre nom parmi les juifs d’Egypte – est un psychologue humanitaire qui se trouve dépositaire du journal intime d’un drôle de zèbre, Isaac Robinovitch, confident de Freud, ami de Jung, Zweig, Lénine et quelques autres, oscillant entre cocaïne et divan. Superbe délire ! Avant d’être psychanalyste, Julia Kristeva a brillamment participé à l’aventure Tel quel, dont elle était le phare, féminin aux côtés de Philippe Sollers. Et puis petit à petit, c’est venu. Et c’est bel et bien venu sur le divan. Julia est née bulgare. Arrivée en France en 1965, elle parlait très bien le français, mais avec Julia, on ne mesure jamais l’importance de l’appréhension dans cette langue étrangère, le français. Et, dit-elle, ‘la psychanalyse a changé mon rapport aux mots’ On dirait qu’elle a deux langues : celle qu’elle appelle la ‘langue des idées’, et l’autre ‘la langue sensible’, éclairée d’une lumière opalescente, plus intime. Elle doit la seconde à la psychanalyse. L’inconscient du sujet, le sujet du livre : Jacqueline Harpman, psychanalyste et romancière, met en lumière l’un et l’autre depuis près de cinquante ans. L’écrivain Bernard Pingaud achève aujourd’hui la rédaction de ses mémoires, Une tâche sans fin. Dans cet extrait, il explique pourquoi son livre publié en 1973, La Voix de son maître, fut selon lui le premier ‘roman analytique’. Le roman analytique est celui qui se situe d’emblée dans le régistre du fantasme, mais sans jamais le dire. Six écrivains ont accepté de confier à Magazine littéraire leurs témoignages sur les liens entretenus entre leurs œuvres et la psychanalyse, dont ils sont familiers. Pour Leslie Kaplan, le personnage n’est pas un ‘cas’. Dans Le Psychanalyste, les patients sont des ‘héros’ : héros de la pensée, qui affrontent le conflit entre leur désir de vérité et leur passion pour l’ignorance (Lacan), comme Œdipe, et comme tout le monde. Le psychanalyste n’est pas celui qui sait tout, mais un homme ou une femme qui cherche, avec le patient. Dans le livre, il y a le deuxième personnage principal Eva, qui vient de banlieue, qui lit et interprète sa vie avec Kafka. Pour elle, la psychanalyse et la littérature partagent une vision démocratique, pas technocratique, en dehors de tout dogmatisme. La psychanalyse et la littérature ont en commun le refus de la catégorie, de la case et du cas.

Depuis 2004, Chloc Delaume a été suivie par une psychiatre à Sainte-Anne. Depuis, l’univers des hôpitaux psychiatriques, les problématiques liées aux maladies mentales et le rapport qu’entretient la société avec les malades ont été très présents dans son travail (cf – Cri du sablier et La Vanité des somnambules). Appartenir au peuple des pyjamas bleus y est pour beaucoup. Quel que soit le sujet d’un roman, l’analyse est là, comme une respiration qui ne quitte pas l’auteur et fait avancer son texte. Ce serait comme un héritage que l’on transmettrait au lecteur. On lui parle de l’analyse entre les lignes, la plupart du temps sans s’en rendre compte. C’est sans doute pour cela qu’il est difficile d’établir une distinction entre psychanalyse et littérature.
Et c’est tant mieux pour Jean-Pierre Gattégno. ‘Il faut être libéré de soi’, selon Marie Darrieussecq qui propose dans le cadre de l’Institut des Hautes Etudes en Psychanalyse un séminaire : ‘Ecrire, qu’est ce qui est ?’, tous les premiers mardis à l’Ecole normale supérieure, 45 ans d’Ulm Paris 5. Dans La Femme de l’analyste (éd. Buchet Chastel, 2005), Bruno Tessarech raconte l’obsession naissante d’un écrivain retiré en province, comme l’auteur, pour son psy. Bruno Tessarech a depuis publié Pour Malaparte (éd. Buchet Chastel. 2007). Dans la rubrique : les livres du mois/romans français ; nous retiendrons les comptes rendus de deux ouvrages de l’écrivain tchadien Nimrod. La colonisation a-t-elle pis fin avec l’indépendance ? La langue de Voltaire ne serait-elle pas l’ultime signe d’assujettissement laissé par la France dans les anciens territoires d’outre-mer ? Fils de pasteur né au Tchad, Nimrod répond à cette question guidée à la fois par son amour des lettres françaises et son engagement dans la modernité. Dans les essais qui composent La Nouvelle Chose française (Actes Sud), il s’interroge en particulier sur l’idée de francophonie, chère à Senghor. Louable à son départ, montrerait-elle des limites ? Dire d’un écrivain qu’il est francophone revient à souligner qu’il n’est pas français. Une autre façon de le tenir à écart. Pourtant, c’est bien la même tradition que poursuivent l’écrivain d’Afrique et celui de Saint Germain-des-Prés. Que ce soit à l’ombre du Flore ou d’une maison de village toit de chaume, les références sont les mêmes, Racine, Chateaubriand, Valéry, des pères communs à tous. En réalité cependant l’écrivain francophone reste un exilé au sein de la galaxie française. Il est sommé d’être exotique. C’est seulement ainsi qu’il est acceptable. A ce prix, il peut espérer être publié en France, car c’est ici , réalité économique oblige , qu’il peut gagner la notoriété . Pour Nimrod, l’écrivain africain est un métis culturel. Il ne doit pas considérer le français comme une langue étrangère, voire ennemie, mais comme une langue africaine. Le français est devenu une arme pour lui, un outil de réflexion et le vecteur de son univers poétique. Et même lorsque Nimrod parle d’Alain Mabanckou ou de Kourouma, c’est bien de littérature française qu’il s’agit. L’auteur des Jambes d’Alice (éd. Actes Sud, 2001) publie dans le même temps un roman, Le Bal des princes, qui met en scène un professeur de lettres dont bien des traits pourraient appartenir à l’auteur lui-même, et un colonel providentiel, quasi divin, qui tente d’unifier le sud du pays et de lui offrir son autodétermination. Tous deux ont en commun une semblable propension à rêver. Ce sont des contempteurs tournés vers l’avenir quand bien même ils se heurteraient au revers de l’histoire. Comme tout bon livre, Le Bal des princes est une métaphore. Ce numéro de Magazine littéraire nous a organisé un agréable voyage autour du divan.

Amady Aly Dieng