En finir avec le capitalisme thérapeutique

Soin, politique et communauté

Josep Rafanell i Orra
[1]

Paris, La Découverte, Les Empêcheurs de penser en rond (24 mars 2011), 17,50 €

     
     
 
Présentation de l'éditeur
 
 
 

L'Etat demande de plus en plus aux psys et aux travailleurs sociaux d'être des auxiliaires de l'ordre, un ordre qui se fabrique en lien avec l'économie. Il n'est désormais question que de produire des individus motivés, capables de faire valoir leur singularité, pouvant être évalués : il faut les inciter à valoriser leur « capital » humain. La transformation touche autant ceux qui doivent être évalués que les évaluateurs eux-mêmes. Mais peut-on se contenter de dénoncer ? Il faut d'abord « sentir » le désastre. On suivra ainsi l'auteur dans sa déambulation dans les lieux où il exerce : avec des usagers de cracks, dans des squats, dans une prison, avec les assistantes familiales de l'Aide sociale à l'enfance, avec les chômeurs en grève, avec les Roms expulsés. Au cours de cette déambulation on ne rencontre pas des individus paumés, désinsérés mais des personnes actives qui appartiennent à des collectifs. Ils doivent apprendre à faire face aux menaces permanentes de destruction que les « polices du social » font régner sur eux. Pour l'auteur qui a appris son métier de psychologue avec Tobie Nathan, ce sont ces collectifs qui permettent l'invention d'une « communisation » de l'expérience. Pour lui, il n'y a pas de thérapeutique possible sans de tels lieux, où se rencontrent les mondes des patients et les mondes des thérapeutes. Les thérapeutes ne peuvent pas rester neutres : ils sont amenés s'ils veulent faire leur travail, à s'engager dans une éthique de la relation qui oblige à la rupture politique avec un système qui intègre, neutralise ou subordonne les différences. La thérapeutique passe, au contraire, par la fabrication de tels lieux.

 

 

Josep Rafanell i Orra

[1]. Psychologue clinicien. A longtemps collaboré au groupe de recherche du Centre Georges Devereux (Université Paris 8).

   
   

 
Critique

 


 

par Vincent Langlois

1 Qu’on ne s’y trompe pas, le premier ouvrage du disciple de Tobie Nathan ne se limite pas au champ restreint de la psychologie, tant c’est finalement de politique dont il est question du début à la fin. L’expérience du psychologue est en fait convoquée en tant qu’elle donne à son dépositaire une connaissance particulière de la microphysique du pouvoir. L’horizon ainsi ouvert est ambitieux, et la perspective résolument critique de ce travail confère au propos une appréciable franchise ; perspective, soit dit en passant, cohérente avec la critique de l’objectivisme et de ses effets de pouvoir. Précisons : la question de la psychothérapie est pensée comme enjeu politique dans le sens où elle serait l’objet d’une instrumentalisation par l’État et en ce qu’elle pourrait servir de laboratoire pour trouver un autre modèle de mobilisation, la « communisation de l’expérience », contre l’assignation identitaire et pour l’actualisation de l’égalité. Rafanell i Orra dénonce ainsi la confiscation systématique du pouvoir de décrire sa situation par les instances savantes et autres professionnels de la lutte contre l’anomie et la désaffiliation, qui se refusent à voir la moindre positivité là où justement l’exubérance de la vie communautaire rend possible une certaine distance à l’aliénation capitaliste.

2 On peut voir dans ce travail une réponse aux attaques de Didier Fassin1 [2]contre l’ethnopsychiatrie, qui accusait la sous-discipline de connivence avec un appareil administratif prompt à subsumer les problèmes sociaux sous l’affirmation de son incompétence face aux problématiques propres des populations immigrées. Tobie Nathan était même décrit sous sa plume comme un essentialiste fascisant. La première réussite de Josep Rafanell i Orra est de montrer qu’une telle critique ne prend pas sur lui. Car si la relative reconnaissance institutionnelle de l’ethnopsychiatrie a ouvert les portes de certains terrains (les prisons, les Pôles Emploi, etc.), la plupart l’ont été du fait de son engagement militant (camps de Rroms, grève des chômeurs, etc.). Et ce d’autant que cet engagement est né de la frustration causée par la prégnance des cadres idéologiques dans lesquels s’exerce la psychothérapie au service de l’État [3], cadres faisant de ce dernier une sorte de gestionnaire des ressources humaines du capitalisme national. Et contre l’accusation d’essentialisme, l’auteur développe une conception constructiviste des communautés.

3 Dans la première partie, intitulée « Déambulations », l’argumentation se déploie par touches, au grès des situations cliniques décrites, faisant « ‘‘sentir’’ le désastre »[4] : l’auteur y pose la matière empirique de ses réflexions, des scènes des mondes actuels où s’exercent sur les « êtres en relation » les mécaniques du pouvoir capitaliste-étatique. Des geôles des prisons aux familles d’accueil pour enfant placés, en passant par les campements Rroms, les lieux alternatifs et les mouvements de chômeurs, il nous invite à constater que derrière une rhétorique intégrationniste et assistantielle se cache un autoritarisme borné, et un prosélytisme capitaliste visant au convertissement des personnes en auto-entrepreneurs d’eux-mêmes. De ces luttes inégales surgissent pourtant des communautés plus ou moins durables, mais qui toujours subvertissent la réduction du lien social à un lien économique.

4 La seconde partie - « Le soin ou la fabrique des communautés » - cherche à faire se rejoindre critique de la thérapeutique, dans ses versions psychanalytique et comportementaliste, et critique de la politique, afin de montrer qu’à partir d’une refondation de la relation de soin on peut entrevoir les principes d’un renouveau communisme, entendu comme le dehors de la communauté.

5 Le suivi psychologique des prisonniers est par exemple critiqué car il conduirait à faire de l’individu un sujet isolé, de même le suivi du drogué viserait à faire de lui un « bon petit gestionnaire de sa dépendance ». Concernant la psychanalyse, l’auteur cherche à montrer qu’il y aurait eu affinité élective entre deux discours : la psychanalyse aurait préparé le terrain du managériat postindustriel en constituant un sujet narcissique, donc facilement séparable. Car si la domination du paradigme psychanalytique culpabilisant le sujet et entérinant la norme, « au grand soulagement de beaucoup de professionnels et de nombreux usagers » (p. 71), décline, c’est pour être remplacée par une thérapeutique comportementaliste qui n’est au fond qu’un jeu de la carotte et du bâton (« système de récompense ») recouvert d’un vernis de scientificité. Ce que propose l’auteur, c’est de sortir de la logique surplombante du thérapeute qui sait, qui se pose comme instance morale face à un sujet qui se trompe, pour faire advenir la parole au sein d’une communauté autopoïétique d’égaux partageant leurs expériences différenciées. Et c’est à cette condition que le soin pourrait être débarrassé de cette condescendance qui le rend habituellement si humiliant.

6 L’ethnopsychiatre s’en prend également à l’État : dépositaire autoproclamé de la morale publique, il agit partout pour casser les communautés, imposer sa loi et l’expertise de ses agents, assujettissant tous savoirs situés et surtout séparant les personnes entre elles pour en faire des sujets de (son) droit, de sa politique qui n’est finalement que police[5] . Qu’il s’agisse de punir, d’enfermer, de séparer, de contraindre, de surveiller, de détruire des relations humaines et des lieux de vie, l’État a, selon lui-même, toute légitimité à agir, et forcément fous et/ou criminels sont ceux qui y voient quelque chose à redire. Ce point de vue peut paraître radical, mais il n’est pas gratuit, tant sont nombreux les exemples livrés par l’auteur qui attestent crûment de la brutalité aveugle de la police de l’État. Tout au contraire, c’est à partir de la communisation de l’expérience permettant « une affirmation positive de la communauté » (p. 304) que la politique pourrait naître, et accéder à l’universel en renouant avec la conception du prolétariat comme classe des sans classe. L’auteur se défend en effet d’être un apologète du communautarisme. Il conçoit aussitôt une espèce de paradigme personnel de la marche. Pour lui, à ce moment-là, « La musique, l’action et la réalité ne font qu’un.

7 Paradoxalement, le capitalisme est relativement épargné, dans la mesure où il n’est attaqué qu’au travers de son influence sur l’État, et il me semble que c’est là que le livre donne une prise à la critique. Le capitalisme thérapeutique, c’est la production d’un être humain adapté au capitalisme, c'est-à-dire qui lui est soumis et qui est satisfait de l’être[6]

8 Peut-être cette critique est-elle un peu injuste car on s’approche là du pré carré de la sociologie. On pourra tout de même regretter que celle-ci soit rejetée en bloc, car assignée par l’auteur à son identité positiviste originelle (en France), alors qu’il existe justement une sociologie s’intéressant aux mêmes terrains que notre ethnopsychiatre et véhiculant un discours proche[7] .

 
[2]. Cf. en particulier p. 104 sqq. L’article auquel je fais référence est le suivant : Didier Fassin, « L’ethnopsychiatrie et ses réseaux. L’influence qui grandit », Genèse, n° 35, 1999, pp. 146-171. Tobie Nathan y avait répondu dans la même revue : « Psychothérapie et politique. Les enjeux théoriques, institutionnels et politiques de l’ethnopsychiatrie », Genèses, n° 38, 2000, pp. 136-159.
[3]. Voir en particulier « 2008. Situation clinique 1. ‘‘Et tu iras en prison…’’ », pp. 31-55. L’auteur a d’ailleurs fini par démissionner de son poste de psychologue en milieu carcéral. Il affirme également être sous contrôle judiciaire du fait de l’un de ses engagements (p. 191).
[4]. Ce sont les mots justes de la préfacière, Isabelle Stengers, p. 10.
[5]. L’auteur appuie en effet assez largement sa conception du politique sur celle de Rancière.
[6]. Voir par exemple le récent livre de Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2010.
[7]. Tant sur la question de l’origine (Comte et Durkheim) et de la perpétuation inconsciente (Bourdieu et Castel) du positivisme (c'est-à-dire : pouvoir des savants au service de l’ordre, légitimation de la hiérarchie, etc.) dans la sociologie française, que sur celle de son dépassement, on ira voir Patrick Cingolani, La république, les sociologues et la question politique, Paris, La Dispute, 2003.

Pour citer cet article :
 
Référence électronique
Vincent Langlois, « Josep Rafanell i Orra, En finir avec le capitalisme thérapeutique. Soin, politique et communauté », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2011, mis en ligne le 19 mai 2011, consulté le 19 mai 2011. URL : http://lectures.revues.org/5562
 
Notes
 

[1]. Psychologue clinicien. A longtemps collaboré au groupe de recherche du Centre Georges Devereux (Université Paris 8).
[2]. Cf. en particulier p. 104 sqq. L’article auquel je fais référence est le suivant : Didier Fassin, « L’ethnopsychiatrie et ses réseaux. L’influence qui grandit », Genèse, n° 35, 1999, pp. 146-171. Tobie Nathan y avait répondu dans la même revue : « Psychothérapie et politique. Les enjeux théoriques, institutionnels et politiques de l’ethnopsychiatrie », Genèses, n° 38, 2000, pp. 136-159.
[3]. Voir en particulier « 2008. Situation clinique 1. ‘‘Et tu iras en prison…’’ », pp. 31-55. L’auteur a d’ailleurs fini par démissionner de son poste de psychologue en milieu carcéral. Il affirme également être sous contrôle judiciaire du fait de l’un de ses engagements (p. 191).
[4]. Ce sont les mots justes de la préfacière, Isabelle Stengers, p. 10.
[5]. L’auteur appuie en effet assez largement sa conception du politique sur celle de Rancière.
[6]. Voir par exemple le récent livre de Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2010.
[7]. Tant sur la question de l’origine (Comte et Durkheim) et de la perpétuation inconsciente (Bourdieu et Castel) du positivisme (c'est-à-dire : pouvoir des savants au service de l’ordre, légitimation de la hiérarchie, etc.) dans la sociologie française, que sur celle de son dépassement, on ira voir Patrick Cingolani, La république, les sociologues et la question politique, Paris, La Dispute, 2003.



   
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