Le Psy et l'Indien des plaines

 
par Tobie Nathan Professeur de psychologie clinique et pathologique, université Paris-VIII
Texte paru dans Libération du
20 mai 2013

 


Benicio del Toro et Mathieu Amalric dans Jimmy P., un film d'Arnaud Desplechin

 

 
 

Le psy et l’Indien des Plaines

Par TOBIE NATHAN

Arnaud Desplechin revient à Cannes avec une œuvre (1) à la fois personnelle et multiple. C’est un film américain, presque un western, tant les passions humaines sont extirpées, exhibées, à vif. Un film d’amitié, comme ces grands films qui associent deux hommes que rien ne rapproche sinon leur humanité commune. On pourrait y voir aussi un film sur la psychanalyse, qui vient s’ajouter à une liste, à mon sens trop courte, une sorte de Hitchcock ou de Cronenberg à la française, c’est-à-dire, plus délicat, plus subtil. Un film d’une humanité rare, en tout cas, profond, vrai, au point d’en avoir les larmes aux yeux.

A l’origine de ce film, un livre, étrange, contradictoire, multiple, lui aussi : Psychothérapie d’un Indien des Plaines de Georges Devereux. On dit que Desplechin en est tombé amoureux - je le comprends ! Premier ouvrage d’un auteur génial et méconnu, il a d’abord été publié aux Etats-Unis en 1951. Il s’agit du compte rendu intégral, séance après séance, de la prise en charge d’un Indien Blackfoot, vétéran de la Seconde Guerre mondiale, ayant développé ce que l’on appelait alors une «névrose traumatique» - ce qu’on nommerait aujourd’hui un trouble de stress post-traumatique (Post Traumatic Stress Disorder, PTSD). Blessé à la tête au cours d’un accident, le patient, Jimmy Picard, quoique physiquement guéri, continuait à présenter des symptômes, des céphalées, des vertiges. Il était devenu, de plus, alcoolique et caractériel. Accueilli au Winter Veterans Hospital de Topeka au Kansas, dans une clinique d’orientation psychanalytique dirigée par Karl Menninger, il y rencontrera Georges Devereux, qui fera avec lui ses premiers pas de psychanalyste.

Ce livre est à peu près unique dans la production psychanalytique mondiale. Il fait d’abord partie des très rares exposés intégraux d’un cas clinique, tellement rigoureux, qu’il en apparaît presque naïf dans ce souci de transparence intégrale. Mais derrière ce premier regard, on prend vite conscience qu’il véhicule une hypothèse explosive. Pour soigner un Indien Blackfoot, il ne suffit pas de maîtriser la psychopathologie ; il faut aussi une connaissance des Blackfeet - de la culture Blackfoot - et cela pour atteindre le noyau de la personne et mobiliser ses forces propres. C’est la première fois qu’un texte psychanalytique explore cette hypothèse de manière systématique et jusqu’à son accomplissement, c’est-à-dire la guérison du patient. Car Devereux était de ces psychanalystes qui ne craignaient pas de parler de guérison. Plus même, il en décrivait les conditions ; il en faisait un critère permettant de distinguer une psychothérapie véritable d’une simple suggestion.

Le caractère critique - je dirais même révolutionnaire - de cette œuvre, n’apparaît pas au premier regard, mais travaille le lecteur à son insu. Les questions se succèdent dans une cascade naturelle : et pour soigner un Chinois ? et alors… un Texan, aussi ? Et un Viennois ? Et un Français… Doit-on aller plus loin encore… un Breton, un Corse, un Bourguignon… Et jusqu’à quelle génération ? Et si la psychanalyse était une science - ce que l’on pensait à l’époque -, quelles sont les conditions de son universalité ? Devereux pensait que la connaissance de la culture du patient, ou au moins la familiarité avec les processus culturels, permettait seule d’atteindre cette universalité.

Mais au-delà de cette tension vers l’universel, il y a un reste. Jimmy Picard était persuadé que Devereux était une sorte de chaman indien et Devereux pensait que l’Indien faisait un transfert de type paternel. A se demander si, malgré tous les efforts de traduction de culture à culture, chacun ne continuait pas à chanter sa propre chanson. Durant ses séminaires, Devereux parlait souvent de Jimmy. Il racontait volontiers l’anecdote suivante : Jimmy avait rêvé de Devereux. Ce dernier avait passé la séance à interpréter ce rêve. Mais au moment de se quitter, sur le pas de la porte, alors qu’il lui serrait la main, Jimmy lui demandait :«Où êtes-vous allé après être venu dans mon rêve ? Visiter un autre rêveur ?» Et Devereux de conclure : «Il restait un Indien, pour qui le rêve est au moins aussi réel que la réalité…» D’où le premier titre de l’ouvrage : Reality and Dream. Après la publication des Essais d’ethnopsychiatrie générale, en 1970, chez Gallimard, J.-B. Pontalis avait programmé la publication de la Psychothérapie d’un Indien des Plaines dans sa collection. Mais la traduction ne convenait pas à Devereux qui avait corrigé chaque ligne des épreuves, rendant l’édition quasi impossible. Le projet est resté en panne jusqu’à ce qu’un petit éditeur, Jean-Cyrille Godefoy, le reprenne. Le livre ne parut en français qu’en 1982, réédité chez Fayard en 1998. Passé inaperçu, tant au moment de sa première publication que trente ans plus tard, dans son édition française. Georges Devereux, intellectuel occidental, immigré en Amérique, psychanalysait un membre d’une tribu autochtone. Ce livre est pourtant à l’origine de toute l’ethnopsychiatrie moderne, qui travaille à l’inverse, puisque des psys autochtones tentent de soigner de manière spécifique des immigrés de tous les pays.

Arnaud Desplechin a su dramatiser avec bonheur le côté expérimental de l’entreprise de Devereux, qui apparaît ici comme un chercheur, passionné par la connaissance - ce qu’il était avant tout. Le film fait aussi ressortir l’exceptionnelle générosité de Devereux. Moi, qui l’ai bien connu, je pense que ses réussites thérapeutiques provenaient sans doute beaucoup de cette passion pour l’humanité des êtres. Sa technique psychanalytique était à l’opposé de celle qu’on enseignait en France. Il nous racontait qu’à l’issue d’une séance, où le patient avait été particulièrement angoissé, il lui proposait de bavarder un moment. Il n’était pas rare qu’il invite un patient à rester dîner ou qu’il l’accompagne un bout de chemin pour apaiser l’intensité des émotions déclenchées par la cure.

Les Indiens sont incarnés par des Blackfeet de la Réserve, des acteurs de qualité, toujours mesurés et délicats dans leur interprétation. Benicio Del Toro, immense, inspiré, est manifestement devenu l’Indien Jimmy Picard. Il a cette force contenue, cette dignité dans la souffrance qui sonne juste et fait penser loin. Mathieu Amalric met en scène un Devereux étrange, à la fois souffrant et à la recherche d’une vérité impossible - un personnage romantique, musicien et amoureux. Les deux acteurs se rapprochent lentement durant tout le film, comme deux félins conscients de leurs défenses, jusqu’à la scène finale d’une intensité émotionnelle exceptionnelle. L’histoire d’amour avec Madeleine, qui vient vivre durant quelques mois dans sa chambre à l’hôpital de Topeka, rappelle la véritable passion que Devereux nourrissait pour les femmes. La selle qu’elle lui apporte en cadeau, quelques balades, aussi, sont un clin d’œil à son amour des chevaux. Il manque seulement son chien, son colley roux et blanc, qui l’accompagnait partout à Topeka. Car Devereux aimait les femmes, les chevaux et les chiens.

TN

(1) En compétition officielle, «Jimmy P. (Psychothérapie d’un Indien des Plaines)» a été présenté à Cannes samedi.

 
 

Gina Mc Kee et Mathieu Amalric dans Jimmy P., un film d'Arnaud Desplechin
 
 
     
 

 

 
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