CECI N’EST PAS UNE PSYCHOTHÉRAPIE[1]

par Tobie Nathan et Emilie Hermant

Université Paris 8, un peu avant dix heures…

Tobie Nathan

Mise en condition : la ligne 13… Pourquoi la ligne 13 du métro parisien est-elle aussi inconfortable ? Est-ce seulement parce que les immigrés qui l’empruntent sont si fatigués qu’ils s’endorment malgré le vacarme, les arrêts intempestifs, les insupportables mouvements latéraux des voitures ? Il y fait si chaud l’été, si froid l’hiver — la ligne 13 est un accélérateur de température ! Presque à chaque station, monte un mendiant,


Emilie Hermant

une mendiante qui n’ont de cesse de vous rendre coupable — ils crient, pleurent ou chantent ; en français, rom, en arabe et chacun d’enfouir le nez dans son journal, de regarder ses pieds, de regarder ailleurs… La ligne 13 vous donne toujours l’air rêveur. La ligne 13 conduit ailleurs !

Saint-Denis Université ! Vous grimpez l’escalier… Quelle que soit la saison, un vent violent vous cueille toujours aux dernières marches. Faux semblants : les sandwiches ont seulement l’air d’être appétissants — en vérité, ils sont de fabrication industrielle — ; les écharpes sont en faux cachemire ; les colliers fantaisie, les teeshirts sont les mêmes qu’à République ou à Mairie de Montreuil. On passe son chemin sans regarder. La ligne 13, il n’y a rien à voir ! Courants d’air, halls sales, poubelles débordant d’emballages graisseux, on traverse l’esplanade, tête baissée, l’attention à peine attirée par l’odeur des pizzas chaudes et des merguez grillées.

L’entrée principale de l’Université se trouve face à la sortie du métro. Je n’ai jamais vu personne traverser au passage pour piétons. Voitures qui freinent, autobus qui vous éclaboussent, motards rageurs qui vous font des gestes obscènes… Entrer à Paris 8 n’est jamais sans risque. La cafète est glacée, le café a un goût factice, trop sucré ; et sur les murs, un tapis rougeoyant de propagande à l’aspect désuet, affiches répétant à l’infini de marxistes nostalgies… Et puis ces visages de jeunes adultes cachant leur timidité derrière des masques de sauvagerie politique.

Bâtiment C, juste en prolongement de « la coupole », ce hall froid aux habitudes de cantine d’école communale. Bâtiment C, immense hangar, bâti comme un hangar, s’inspirant du dépôt de marchandise ou de la gare de triage, évoquant d’ailleurs un hangar, un dépôt de marchandise, le hall d’une gare de triage. L’hiver, il y fait aussi froid que sur les quais d’un port et les jeunes gens se blottissent dans les recoins, agglutinés… La jeunesse est toujours belle…
- Le Centre Georges Devereux ? J’ai déjà entendu ce nom… Non ! Je ne sais pas où il se trouve. Peut-être par ici…
Des centaines d’étudiants se pressent vers leur cours de droit, de cinéma, d’anthropologie, de cinéma… se pressent vers des lendemains incertains.

- Le Centre Georges Devereux ? Oui ! L’ethnopsychiatrie, bien sûr ! Paris 8, toujours à la pointe de la recherche et de l’innovation ! Par ici…

Tout au fond du hangar, derrière un recoin, précisément là où le mur est défoncé, cicatrice d’une barre d’acier un jour de manque, une porte toute simple avec un écriteau…

On entre… Vaste salle, plutôt chaleureuse pour l’endroit. Une secrétaire derrière son bureau, hôtesse gracieuse aux grands yeux noirs, vous accueille avec un large sourire. Deux grands canapés de cuir où patientent une famille et une équipe de travailleurs sociaux. Pour l’heure, c’est la cohue. Devant les hôtes assis, les cliniciens, les stagiaires, les administratifs vont et viennent, se saluent, s’embrassent, s’interpellent, s’offrent en spectacle, comme si l’avant-scène jouait le drame à l’envers. Car pour l’instant, ce sont les patients qui écoutent, qui regardent, qui observent et imaginent une vie aux thérapeutes…

- Tu as lu l’article dans Libé ce matin ?

- Jean-Luc, tu ne m’as toujours pas envoyé le compte-rendu de la dernière consultation…

Les enfants sirotent des jus de fruit, les parents des cafés… On hésite à débuter, on prend du retard…
« C’est fréquent chez nous… »

Et soudain, tout se calme : la famille et ceux qui l’accompagnaient ; tous sont entrés dans la grande salle de consultation et ont pris place au sein d’un large cercle de chaises occupées par des psychologues, des co-thérapeutes, des anthropologues, des médecins, des étudiants de l’Université de Paris 8 en train de parachever leur formation en psychologie clinique. Si la première fois Amina et sa famille ont été intimidées par un tel dispositif, aujourd’hui tout le monde semble à l’aise. La souffrance n’est pas une affaire privée ; la souffrance concerne chacun ! La déontologie, ce n’est pas le secret — la déontologie est avant tout une affaire de tact.

Car dans une consultation d’ethnopsychiatrie, il y a du monde !
Les situations (ce sont en général des familles), sont accueillies au sein d’une consultation comprenant un groupe de professionnels

L’ethnopsychiatrie a su la première — il y a déjà vingt cinq ans de cela — accueillir la parole spécifique de ces populations non répertoriées, de ces marginaux sans représentants. Elle a su ne pas disqualifier leur expérience, y reconnaître de la force, de la pensée, de la vérité…
Plusieurs cliniciens — pour la plupart psychologues, mais aussi psychiatres et anthropologues ; quelquefois d’autres chercheurs dont la réflexion peut aider à l’élaboration de la situation — par exemple des philosophes, des sociologues, des chercheurs en médecine ou en biologie.
Des « experts », les médiateurs ethnocliniciens connaissant la langue, les objets, les manières de faire du monde d’où provient la famille.
Le dispositif spatial est circulaire, n’offrant aucun statut d ’extraterritorialité (pas de bureau, pas de caméra, de magnétophone ou de glace sans tain…)
Les hypothèses dynamiques, les propositions thérapeutiques sont immédiatement soumises à la critique, tant du « patient » qu’à celle des experts ou des chercheurs présents dans l’espace de consultation, introduisant le principe d’un débat contradictoire au sein même de la séance. Car tout est fait pour restituer ici la complexité du monde :
Les familles sont à la fois des « patients », dont il convient « d’écouter la souffrance », mais aussi des « collaborateurs » dans une démarche d’investigation, de recherche et de questionnement, tant sur les maladies que sur les dispositifs thérapeutiques.
Les psychologues sont à la fois des cliniciens diplômés et des chercheurs soucieux d’éclairer tant les patients que la communauté sociale du phénomène qu’ils prennent en charge.
Les experts, médiateurs ethno-cliniciens s’engagent à mettre leurs connaissances au service du travail thérapeutique.

Quant aux professionnels qui accompagnent les familles — éducateurs travaillant dans d’autres services, psychiatres responsables de la prise en charge, psychologues, thérapeutes — ils participent à l’élaboration générale de la problématique. On attend d’eux qu’ils évaluent, critiquent et questionnent le dispositif…
C’est la deuxième fois qu’Amina vient à la consultation d’ethnopsychiatrie et elle sait que les personnes qui forment l’assemblée ne sont pas des inquisiteurs anonymes, des curieux, neutres et malveillants — car la neutralité du comportement est le travestissement le plus commun de la malveillance ! Elle sait qu’ici, chacun trouve sa place dans le cercle pour penser, questionner… travail collectif, travail d’équipe — et Amina fait partie de l’équipe ! — d’un groupe réuni pour résoudre un même problème. Mais quel problème ?
Le juge des enfants a adressé Amina et sa famille au Centre Georges Devereux pour obtenir un « éclairage », des « éléments de compréhension »… Il espère « une intervention à visée thérapeutique ». Il s’attend à ce que l’équipe « prenne en compte le contexte socio-culturel de la famille ». Tout le monde le sait : il s’agit d’un problème public, identifié par un service d’état et la consultation se déroule en transparence, au vu des personnes concernées… Impression singulière, comme si, pour une fois, on nous laissait observer le mécanisme d’une montre à travers un boîtier transparent. On rappelle publiquement l’ordonnance du juge ; on assiste aux discussions techniques des cliniciens, on écoute les remarques des travailleurs sociaux chargés de la famille. Pas de secret, pas de stratégies occultes… Pas au sein du dispositif, en tout cas ! La famille est originaire du Cameroun, plus précisément d’une région frontalière du Nigéria. Amina est une jolie jeune fille âgée de 14 ans, grande, timide, déjà coquette, dissimulant dans la poche d’un grand sweat à capuche un bras invalide suite à un incident survenu à sa naissance. On rappelle les événements. Il y a environ un an, au collège, elle s’est plainte à une amie du viol qu’elle avait subi quelques mois auparavant. Elle se trouvait avec ses frères chez une tante paternelle et tout le monde jouait dans le salon. Un de ses cousins l’a prise à part dans une chambre et a abusé d’elle. Son amie a prévenu l’infirmière du collège qui a convoqué Amina, ses parents, a lancé un signalement au juge des enfants. Cascade de mesures de protection judiciaire et une année plus tard, le Centre Georges Devereux est à son tour désigné pour une consultation — cette fois « d’ethnopsychiatrie ». Le père de famille a disparu voilà bientôt quatre ans. Sa profession l’impliquait dans un conflit politique, ethnique, financier aussi, sans doute… Son mari évanoui dieu sait où pour éviter les geôles de Douala ou de Yaoundé, la mère d’Amina a subi les interrogatoires à son tour. Nul ne sait ce qui lui a été réservé… Les militaires voulaient savoir où se cachait son mari. Réservée… elle l’est restée, justement ! Elle a finalement décidé de fuir en France avec ses trois enfants dans l’espoir de bénéficier du statut de réfugiée politique. Quatre ans plus tard, la famille est toujours en suspens, sans terre où poser les pieds, sans point d’appui, sans papier. Et maintenant, les voilà mêlés à une procédure judiciaire, ouverte contre l’agresseur d’Amina, qui a probablement pris la fuite au Cameroun. La mère n’a toujours aucune nouvelle de son mari. Par dessus le marché, une maladie grave lui a fait perdre son emploi ; elle ne peut plus payer le loyer du minuscule studio de 17 mètres carrés. Et ils viennent de recevoir la notification ; ils seront expulsés dès les premiers jours du printemps.


la station Saint-Denis Université

 

 

 

 

 

 

 


Emilie Hermant

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans notre salle de consultation, notre agora, nous discutons… de la politique en Afrique, des rapports du Nigéria et du Cameroun, du caractère dangereux des postes de responsabilité dans les pays africains, de l’opposition entre le Nord, musulman et le Sud, chrétien et encore très attaché aux traditions animistes…
L’ethnopsychiatrie ? De la psychologie, sans doute, mais qui refuse de procéder à cette réduction à l’internalité qui est la forme naïve, primitive de la discipline. Une pratique thérapeutique, aussi, qui sait qu’approcher la souffrance des humains telle qu’elle s’exprime, à la première personne, c’est aussi de la géopolitique appliquée, de l’anthropologie du quotidien, du travail social « rapproché », de l’action humanitaire sans condescendance…
Et pour que cette discussion soit étayée, qu’elle rende compte de la polysémie et de l’ambiguïté du monde, il est indispensable que cohabitent quatre types de personnages :
- Les professionnels du « psy » (psychologues, psychiatres, travailleurs sociaux…)
- Les accompagnateurs de la famille, professionnels d’autres services
- La famille et ses référents (parents, amis, voisins)
- Le médiateur ethnoclinicien

Parmi les participants à cette consultation, se trouve un « médiateur ethno-clinicien ». Il connaît les langues parlées dans la région de la famille, les habitudes régionales, mais aussi la situation politique. Il en est, il en a lui-même souffert, il raconte, il explique, il valide. Ce personnage est aujourd’hui comme aux premiers jours des consultations d’ethnopsychiatrie, la clé de voûte de toute l’entreprise. Il permet naturellement de restituer la problématique dans son contexte, dans sa langue. C’est la moindre des choses, sans doute, mais y avait-il une place avant ce type de consultation pour la question des coutumes, cette nature plus forte que la nature, une place pour la langue ? Plus encore, ce personnage est une épreuve pour les thérapeutes, une contrainte heuristique. Déployer de la psychologie en sa présence, c’est atteindre à un bonheur de pensée qui a surmonté les causalités qui s’imposent d’évidence par leur violence.

Cette fonction née au cours des premières consultations d’ethnopsychiatrie, il y a plus de vingt-cinq ans à l'hôpital Avicenne de Bobigny tout d'abord, à la PMI de Villetaneuse (Seine-Saint-Denis) et enfin au Centre Georges Devereux, depuis son ouverture en 1993, est celle d’un diplomate engagé — de ceux qui jouent leur tête à l’annonce des nouvelles. Au delà de ses connaissances — notamment linguistiques, ethnologiques, étiologiques, géopolitiques, le médiateur est avant tout celui qui peut dire, devant cette assemblée qui s’en étonnera toujours : « Mais oui, cela est fréquent chez nous[2] En un mot, le « médiateur » devient l’espace de la consultation ce qui autorise un « nous » et qui l’authentifie par sa parole. Il permet de prononcer ce « nous » sans trahir, sans mépriser, sans critiquer ceux à quoi ce « nous » se rapporte. Bien plus qu’un traducteur mis à disposition des thérapeutes, il est avant tout un principe actif, une sorte de réactif chimique. Sa présence redistribue les rôles par une sorte de logique obligée : sa parole transforme le patient en membre d’un groupe. C’est alors, une fois située, une fois grandie, nommée — en un mot : aimée — que la personne en souffrance est susceptible de parler enfin en son nom.

Car l’ethnopsychiatrie préfère l’intelligence des patients à leur maladie. On les voit alors démontrer leur expertise propre, en matière de maladie, de guérison, d’enjeux sociaux et politiques. On les voit déployer avec plaisir leur stratégie de vie, s’en amuser… De malades, ils deviennent vivants, actifs, témoins…

Mais il s’agit bien sûr aussi de traduire. Dans ces consultations, la traduction ne permet pas seulement de se comprendre mieux, mais aussi de s’arrêter là où l’on ne se comprend plus. La parole progresse d’un bord à l’autre jusqu’à ce que son flux bute sur une notion. C’est ainsi parce qu’il existe dans chaque univers des mots, des actes, des choses, des concepts qui ne sauraient être transposés tels quels d’un monde à l’autre (Pury, 1998 ; Lutz, 2004). Et l’ethnopsychiatrie c’est précisément la recherche intéressée des points d’irréductibilité des mondes. C’est alors seulement, une fois que l’on en a accepté la césure, que l’on peut s’engager dans le travail complexe et souvent risqué consistant à élaborer malgré tout, les procédures de conciliation et de négociation entre ces mondes.

On comprend mieux, alors, la nécessité d’une telle assemblée, intégrant les professionnels, thérapeutes aux fonctions et aux origines diverses, les patients et leur médiateur, sans oublier les accompagnateurs de la famille qui représentent chacun l’un de ces mondes.
Amina redoute les répercussions de son affaire de viol qui a fait déferler sur la famille déjà si fragile, opprobre et compassion, suspicion et violence. Tout se passe comme si on ne lui permettrait jamais d’oublier la souillure qu’elle a subie. La honte revient, plus douloureuse à chaque fois qu’elle doit témoigner — devant la brigade des mineurs, devant ces inspecteurs de police qui semblent se délecter à l’évocation des détails. Et au delà de la souillure, dont on devine les conséquences pour cette famille musulmane originaire d’une région où l’on pratique la Charia, ce viol a déclenché une véritable guerre entre la famille paternelle, représentée par la tante, mère du jeune abuseur d’Amina, et la petite famille d’Amina, qui habitent toutes deux le même quartier de Paris.

Au bout du compte, là où l’ordonnance du juge sollicitait une aide psychologique, certes « culturellement » éclairée, aujourd’hui, la discussion conduit les participants à remonter, très en amont, au moment où les choses ont commencé à se dégrader entre ces deux familles. Car cette guerre, on s’en rend compte maintenant, est fort ancienne en vérité. Seulement ravivée par le viol, elle puise ses origines à la génération des grands parents. Les deux grands-pères, tous deux marabouts et concurrents, se sont autrefois brouillés pour une affaire d’honneur jamais résolue. Le grand-père paternel était opposé au mariage de son fils avec la mère d’Amina, si farouchement opposé qu’il serait même allé jusqu’à menacer « d’acheter » la descendance que cette union pourrait occasionner. Les parents, amoureux et obstinés, se sont tout de même mariés. Aujourd’hui, tout le monde se rappelle les paroles du grand père, et surtout, leurs conséquences : si les enfants ont bel et bien été « achetés », autant dire qu’il sont devenus les esclaves du vieux marabout, subissant ses ordres par delà les mers ; souffrant des désordres sans fin qui peut-être en découlent. Qui connaît la force réelle des malédictions ?

Ainsi, ce qui était haine à la première génération, se transforme-t-il en amour à la seconde et en sucession de malheurs à la troisième… D’une banale affaire de mœurs, nous voilà propulsés au sein d’une tragédie antique
L’ethnopsychiatrie vient donc s’inscrire dans une réflexion géopolitique élargie. Voilà les migrants si loin de leur point de départ et si près de leurs sources. Nous avons été les premiers à décrire une nouvelle forme d’allégeance que l’on pourrait appeler « de longue distance » ; celle de cette diaspora partie si loin que l’obéissance est devenue interne, contraignante — pour tout dire : compulsive… Les migrants, si loin de chez eux, que l’on se plaît à décrire déliés, et pourtant incapables de s’affranchir des malédictions que leurs sens ignorent désormais.

L’ethnopsychiatrie a su la première — il y a déjà vingt cinq ans de cela — accueillir la parole spécifique de ces populations non répertoriées, de ces marginaux sans représentants. Elle a su ne pas disqualifier leur expérience, y reconnaître de la force, de la pensée, de la vérité…

Dépsychologiser la psychologie
À côté, une seconde salle, beaucoup plus petite, où a commencé depuis plus d’une heure une autre consultation d’ethnopsychiatrie, semblable et pourtant bien différente. Entrons ! Ici, l’entretien réunit moins de monde : deux psychologues et une assistante sociale écoutent un homme seul, René, qui parle en s’essoufflant, comme s’il étouffait sous le poids de ses problèmes. René est reçu au Centre Georges Devereux dans le cadre d’un dispositif d’aide à l’insertion professionnelle[3] On y adresse des personnes arrêtées dans leur vie professionnelle, suspendues — qui ne l’ont jamais commencée, parfois. Les difficultés sociales liées au manque d’emploi en France, mais aussi aux ruptures professionnelles des trente dernières années se sont accompagnées d’une recrudescence de mesures sociales destinées à venir en aide aux personnes les plus démunies. Le service qui nous adresse René met en œuvre l’un de ces multiples dispositifs où il s’agit d’accompagner les personnes dans leur parcours vers l’emploi, coûte que coûte, les incitant quelquefois à entamer une véritable reconversion. Alors qu’elles se trouvent parfois au chômage depuis de nombreuses années, il leur propose des bilans, des formations, un accompagnement social, des aides visant à pallier le manque de revenu, et parfois, pour celles qui ont connu la déchéance, on tente l’impossible : reconstruire du sens, tenter de percer les motifs de la chute. Comme les juges, les travailleurs sociaux demandent à comprendre pour mieux intervenir, pour mieux aider une population qui, la plupart du temps ne demande pas de psychothérapie.

René : Le problème, c’est qu’ils essayent de me contacter, mais moi je ne veux pas. Ca me fait peur… En même temps, quand vous dîtes qu’on pourrait essayer de les enlever, je ne sais pas si je suis prêt… Parce que ça m’intéresse aussi, vous comprenez ?


« C’était fréquent chez nous »

De quoi parle ce chef de famille, au chômage depuis de longues années, vivant à l’hôtel social avec sa femme et ses deux enfants et souffrant de graves problèmes de santé. Lui qui, pour tout ce qui concerne la vie concrète, ne sait joindre les deux bouts, qu’est-ce donc qui, dans le même mouvement, lui fait si peur et l’intéresse tout autant ? Ce sont les morts ! Enfant, son père lui avait appris, en même temps que l’ébénisterie, le métier de croque-mort. « C’était fréquent chez nous », nous avoue-t-il, habitude de petits villages du centre de la France où il n’y avait guère le choix. C’était au menuisier qui fabriquait le cercueil qu’il revenait aussi de préparer le mort. Il fallait, nous raconte-t-il, le laver, l’habiller, le coiffer et le maquiller… René a longtemps été responsable de la dernière image que le défunt laissait en souvenir à ses survivants. Jusqu’à ce qu’il craque… Précisément le jour où il devait « préparer » une petite fille. C’est alors qu’il a refusé d’y toucher… « c’était un ange, nous avoue-t-il… Non, moi je ne pouvais rien faire… Je me suis détourné… je ne l’ai jamais plus fait depuis…». Et c’est après cela qu’ils sont venus ; comme si une digue s’était rompue ! Une simple sensation au début, peu intrusive, une sorte de présence implicite. Et puis, ils se sont manifestés avec plus d’insistance, revenant se présenter à des moments inattendus, forçant la place, tenaces… Dans les rêves, bien sûr, mais aussi dans des images, dans des signes qu’il doit aujourd’hui décoder sans cesse — grincements de meubles, objets qui se déplacent selon leur propre volonté, lumières qui s’éteignent et se rallument inopinément… Mais ce qui gène surtout René, ce sont les mauvaises « relations » qu’il entretient avec ses parents, pourtant décédés depuis de nombreuses années. Dans ses rêves, sa mère lui adresse des messages qui lui rappellent qu’il doit « entrer en contact » avec son père, que bien des affaires sont restées en souffrance entre eux… puisqu’ils étaient fâchés au moment de sa mort.

« Pour qu’on me prenne pour un taré, non merci ! »
Car telle est l’éthique de l’ethnopsychiatrie : ne pas hésiter à penser les personnes attachées à des langues, à des idéologies, à des lieux, à des groupes, à des forces, à des choses

Avant ces consultations, René n’avait jamais parlé de tout cela avec quiconque, encore moins avec des psychologues… (« pour qu’on me prenne pour un taré, non merci ! »). Les migrants ont appris à l’équipe du Centre Georges Devereux à travailler avec eux en rendant caduque le grand partage ; celui qui prétend distinguer « ceux qui croient » de « ceux qui savent »…, en rompant avec une tradition qui, en matière de santé mentale, a hiérarchisé les savoirs, plaçant d’un côté les « savants », et de l’autre « tout le reste », fourrant dans le même sac « croyances et représentations traditionnelles ». L’ethnopsychiatrie a su décrire derrière ces pratiques des théorisations et des techniques. Elle a su aimer leur intelligence et souvent constater leur efficacité. Elle a surtout su apprendre d’elles. Ce sont les leçons de la clinique des migrants qui ont enseigné à cette équipe que les « autres », « nous », « les Français », appartiennent tout autant à des groupes traversés par des forces sociales. Là aussi, ces forces sociales se manifestent sous la forme d’intenses relations avec des non-humains, avec des « choses » (Nathan, 2001 a).

Car telle est l’éthique de l’ethnopsychiatrie : ne pas hésiter à penser les personnes, non seulement en tant qu’individus singuliers, tributaires de leur histoire, de leurs cicatrices et des solutions défensives adoptées au décours de leur existence, mais aussi comme attachées — attachées à des langues, à des idéologies, à des lieux, à des groupes, à des forces, à des choses — même s ’il leur est arrivé de se révolter contre les forces, de se démarquer de leurs proches, de se séparer de leur famille ou de se détacher de leur religion…

Il nous faut penser que René entretient une relation avec des morts puisque c’est très précisément son énoncé ! La gageure consiste à accepter cet énoncé ; à l’acceuillir sans réserve, comme une prémisse intangible. C’est à nous de créer une théorie permettant d’enrichir le monde sans jamais revenir sur la véracité de cet énoncé initial[4] ! Il nous le dit, timidement, avec constance, sans folie, sans orgueil… « Parlez moi des morts, de la relation que l’on peut avoir avec eux ; parlez moi des objets et non pas des hommes ! De ces objets qui se déplacent tout seuls, de ces lumières qui s’éteignent et qui s’allument, racontez moi votre intérêt pour la vie des choses et je retrouverai ma confiance dans le monde »…

Ce constat, ne nous jette pas pour autant à côté de la plaque de la modernité, bien au contraire (Latour, 1991) ! Les cliniciens du Centre Georges Devereux ont progressivement appris que les forces qui animent les personnes ne peuvent être envisagées que de manière spécifique. Elles les contraignent de l’extérieur — non pas de l’intérieur, comme leurs études de psychologie leur avaient laissé croire. Autrement dit : René ne croit pas qu’il a une relation avec les morts ; il a une relation avec les morts ! Charge nous revient de construire la théorie qui rend compte du fait. Ce retour aux énoncés sur les choses et sur les êtres, c’est précisément ce que Bruno Latour a décrit comme un processus de « dépsychologisation » à l’œuvre dans le dispositif ethnopsychiatrique (Latour, 1996) …

Des choses et des êtres, la puissance de forces qui animent, déstabilisent, agressent et corrigent… Un univers tendu, aigu, parsemé d’objets intelligents… Tel est le monde décrit par l’ethnopsychiatrie. Sans oublier les fonctions qui viennent y prendre place… Les patients sont animés par les êtres, mais les professionnels tout autant. Et nous avons appris l’importance de personnages, à la fois agents et agis, les travailleurs sociaux, à mi-chemin, médiateurs, représentants du monde complexe de l’action sociale…

L’ethnopsychiatrie se meut dans ce monde dont elle accepte la richesse ambiguë, angoissante ; elle le sait multiple, complexe et dangereux. Dans sa construction du savoir, elle s’allie avec les patients comme avec des experts, des volontaires et des témoins…
Des témoins…

« Je veux aider les autres »…
Jeanne : Tout a commencé quelques mois après que j’ai pris ma retraite. J’avais toujours un peu entassé les journaux et les articles qui m’intéressaient, mais là, c’est devenu pire, vraiment pire ! Non seulement je gardais tout, mais en plus je photocopiais des tas de pages, sur n’importe quel sujet… Et la nuit, de plus en plus souvent, je me suis levée, réveillée par une angoisse terrible, insupportable, avec cette question : « où donc ai-je bien pu lire cela ? » Et « cela », ça pouvait être n’importe quoi, une recette de cuisine, quelque chose sur le réchauffement de la planète, la viste du Président, que sais-je encore… D’abord c’était seulement la nuit, et puis ça m’a prise la journée aussi, pendant des heures. Au commencement, mon mari n’en savait rien, mais pour moi, ça prenait des proportions… Et puis, c’est en lisant des articles sur la question que j’ai compris que je souffrais d’un TOC.
Pour moi, je pense qu’il n’y a plus grand chose à faire, mais si je viens parler avec vous, c’est pour aider les autres. C’est aussi pour ça que j’ai adhéré à l’AFTOC.

Commence alors un entretien en présence de deux psychologues et d’une anthropologue. La patiente est seule, sans accompagnateur. Mais en réalité, elle est un groupe à elle toute seule. Représentante de l’AFTOC, Association Française de personnes souffrant de Troubles Obsessionnels et Compulsifs. Elle s’est portée volontaire pour participer à une expérience qui a commencé il y a quelques mois au Centre Georges Devereux. Il s’agit d’inviter des personnes souffrant de TOC à témoigner de leur maladie, à évoquer les prises en charge dont elles ont bénéficié, à dérouler leur compréhension de leurs troubles. Et cette entreprise se déroule en présence de professionnels qui disent à leur tour ce qu’ils comprennent, ce qu’ils savent… L’objectif final est d’élaborer, avec les patients volontaires, des énoncés qui parviennent à mettre d’accord l’ensemble des participants. Il s’agit de parvenir à mener une concertation dont l’objet est une maladie encore très énigmatique, à découvrir un être nouveau qui se manifeste à travers cette maladie, cet être qui afflige les humains, à décrire son écologie. Comment a-t-on pu durant si longtemps se passer du point de vue des patients ? Maintenant qu’ils sont regroupés en association [5] , les voilà qui apparaissent comme la force sociale essentielle susceptible d’identifier l’être qui les fait souffrir, cette entité désormais désignée en français par le subtil vocable « TOC ». La psychologie clinique a-t-elle vraiment quelque chose à dire sur les TOC ? Quelque chose d’intéressant, dans le sens où son apport ne viserait pas uniquement leur description — encore moins leur interprétation comme ils en ont fait maintes fois l’objet par la psychanalyse — une interprétation visant toujours à disqualifier la perception des patients… Nous avons constaté à plusieurs reprises par le passé combien l’alliance sincère avec les patients permettait un réel impact sur l’évolution de la maladie[6]?

Le but d’un tel travail est d’abord, bien sûr, de se donner les moyens d’obtenir une réelle phénoménologie, la plus fine possible, d’une maladie dont les manifestations diffèrent tant d’un individu à l’autre. Mais l’intérêt général de cette phase d’étude microscopique est de parvenir à articuler ces témoignages avec une autre forme d’énonciation, à caractère à la fois public et pour tout dire politique… Les nouveaux énoncés sur la maladie, tels qu’ils ont de plus en plus tendance à apparaître sur la scène sociale, générés par les groupes de patients comme l’AFTOC, seront à la source, nous le savons de nouvelles pratiques thérapeutiques, plus compréhensives, plus efficaces, mais aussi plus démocratiques…
Ces démarches, d’un type nouveau, reposent sur trois séries de faits, nouveaux eux aussi :

- Le regroupement des malades en associations faisant d’eux une véritable force sociale.

- La diffusion des connaissances — notamment via internet — rendant les malades aussi savants que leurs thérapeutes.

- Le besoin de témoigner, de « donner », de permettre aux autres malades de bénéficier de son expérience.

Et ces témoignages des malades seront lus, écoutés, commentés, non seulement par le grand public qui, on le sait, en est friand à juste titre, mais aussi par les chercheurs, les thérapeutes, les laboratoires pharmaceutiques et influeront de manière décisive sur les orientations de politique sanitaire émanant de l’Etat.

L’ethnopsychiatrie
L’ethnopsychiatrie est donc une psychothérapie qui tient compte du monde comme il va : un monde ouvert, cosmopolite, riche d’êtres et de choses.

Elle intègre dans son espace de consultation les familles et les experts. Elle entend transformer cet espace en un lieu de débat contradictoire.

Elle entend tenir compte de la situation réelle de personnes partageant une modernité complexe où

- les associations de malades créent de véritables groupes d’intérêt qui s’expriment, cherchent, influent, débattent, remettent en question

- où un malade n’est pas seulement un être en souffrance, mais aussi un acteur de la vie sociale qui entend témoigner, partager son expérience, en tirer éventuellement bénéfice…
Le village planétaire fonctionne alors comme un village d’Europe, d’Afrique ou d’Asie, où l’efficacité des thérapies a toujours été évaluée par ses usagers…


Ainsi, la boucle est-elle bouclée. L’ethnopsychiatrie a été une psychanalyse restée un temps en sidération devant la clinique des migrants, mais qui a tiré les leçons de cette pratique. Elle parvient aujourd’hui à des propositions pour une psychopathologie générale où les êtres et les choses reprennent la place qu’ils n’auraient jamais dû quitter ; où les groupes qui se structurent autour de ces êtres que sont les maladies deviennent de véritables interlocuteurs ; où l’on tient compte des forces qui traversent le monde réel.

Les maîtres-mots ont aussi changé. Pour décrire le travail de cliniciens, on y parle de « concertation », de « conciliation », de « négociation » et de « diplomatie ». Sa philosophie aussi est tout autre. L'ethnopsychiatrie est bien plus une méthode, une éthique qu'une discipline. Elle voudrait faire de l'incertitude une vertu, du dialogue et de l'hésitation une morale et de la conversation, la source de la connaissance.

     
Notes

[1]. premier chapitre de À qui j'appartiens de Tobie Nathan — texte écrit avec Emilie Hermant, psychologue clinicienne, coordinatrice du Centre Georges Devereux, Université Paris 8.

[2]. Nathan (2001 d), où j’aborde une longue discussion de cette remarque typique du médiateur : « cela est fréquent chez nous »…

[3].La plupart du temps, cependant, les cliniciens du Centre Georges Devereux participant à ce dispositif se déplacent au sein de la structure de réinsertion professionnelle, organisant les consultations là où les personnes se rendent spontanément pour tenter de résoudre socialement leurs problèmes. Ce travail a été décrit de manière très approfondie par E. Hermant (2004).

[4]. L’un de nous a poussé ce pari aussi loin qu’il savait le faire, précisément au sujet de la relation avec les morts : Dagognet et Nathan (2003).

[5]. Cette recherche est menée en collaboration avec l’AFTOC, association à laquelle le centre Georges Devereux communique régulièrement les résultats de son travail.


[6].Ce type de questionnement a été plusieurs fois éprouvé au Centre Georges Devereux, notamment à l’occasion de recherches sur la boulimie et l’obésité (Perrotin, Adrey 2002) et sur les transsexuels (Swertwaegher 1999).



Tobie Nathan : À qui j'appartiens? Écrits sur la psychothérapie, sur la guerre et sur la paix. Paris, Le Seuil — les empêcheurs de penser en rond, 2007.
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