Enveloppe culturelle et attachement social

 

par Catherine Grandsard

 

paru dans Santé mentale N° 135 – Février 2009, pp. 46-49

Catherine Grandsard  
 
Utpal est un adolescent de 16 ans et demi arrivé seul en France il y a quelques mois. C’est sa mère qui a organisé son départ du Bangladesh, en catastrophe, après l’assassinat de son père suivi de l’enlèvement de son jeune frère. Utpal est accueilli dans un foyer spécialisé pour mineurs demandeurs d’asile. Il s’évertue à apprendre le français mais il trouve la langue excessivement difficile. En réalité, tout l’étonne dans ce pays ! La sollicitude des éducateurs qui s’occupent de lui, le fait même d’être accueilli, logé, nourri, scolarisé alors qu’il est un étranger : « pourquoi m’aide-t-on ainsi ? », demande-t-il, « qu’est-ce que je dois faire en échange ? ». Dans son pays, Utpal appartient à la minorité religieuse bouddhiste. Son père a été sauvagement assassiné pour avoir refusé de céder à un racket orchestré contre lui par un membre de la majorité musulmane du pays. C’est Utpal qui a retrouvé son corps sans vie, lardé de coups de couteau. Son petit frère a ensuite été enlevé par les assassins de son père. Sans doute a-t-il été tué à son tour. Quoiqu’il en soit, Utpal sait qu’il n’a rien à attendre des autorités de son pays. De fait, l’ensemble des minorités religieuses du Bangladesh, — hindoue, chrétienne, bouddhiste —, subit actuellement brimades et persécutions, autant d’actes commis en toute impunité. Comment se fait-il alors qu’un pays étranger lui vienne ainsi en aide ? C’est une question qui ne cesse de tarauder Utpal. Comment se fait-il, de plus, que cette aide — pour laquelle il est très reconnaissant—, ne lui est garantie que jusqu’au jour de ses dix-huit ans, comme l’en ont informé ses éducateurs ? On a beau lui expliquer la notion de majorité, il n’en saisit pas la logique. Comment, du jour au lendemain, peut-on devenir adulte, s’étonne-t-il ? Mais la chose qui surprend le plus le jeune Utpal depuis son arrivée en France, c’est de voir des personnes âgées marcher seules dans la rue, sans personne pour les aider. Cela lui donne envie de pleurer, tellement c’est triste ! Comment des enfants peuvent-ils négliger ainsi leurs propres parents ? Ne leur a-t-on pas appris à les respecter ? A les honorer ? Décidément, Utpal ne comprend pas ce monde. Sans nouvelle de sa mère ou de son oncle, il se demande ce que l’avenir lui réserve, comment, où et avec qui il va bien pouvoir vivre. Encore heureux qu’il a sa religion ! Il a même trouvé un temple bouddhiste theravada installé dans un petit pavillon de la banlieue parisienne où il se rend régulièrement pour prier. Certes, le moine est un sri lankais, mais ils parviennent tout de même à se comprendre un peu, grâce aux quelques mots d’anglais que chacun baragouine à sa façon… Utpal est profondément attaché à sa religion. Cela ne l’empêche pas de vouloir en savoir plus sur la religion majoritaire d’ici qu’il suppose être la religion chrétienne. En effet, chacun a forcément une religion : il n’est pas pensable pour Utpal qu’il puisse en être autrement, qu’il puisse exister des êtres humains sans dieu !

L’apport de Tobie Nathan  
 

C’est à partir de situations cliniques de patients migrants, comme Utpal, que Tobie Nathan (1986, 1987, 1994) proposait de considérer la culture comme une enveloppe indispensable à la construction et à l’équilibre psychique des individus, une sorte de double externe indissociable du noyau interne du sujet. En effet, Nathan envisageait alors la culture comme cet ensemble de codes et de pratiques qui permet de rendre le monde intelligible et surtout prévisible, de façon à protéger les humains contre la perplexité et la frayeur. Dans cette perspective, l’expérience de la migration, de par la rupture de « l’enveloppe culturelle » qu’elle occasionne nécessairement, est en soi susceptible d’entraîner une fragilisation des personnes particulièrement dans leur rencontre avec les institutions du pays d’accueil, source de nombreux malentendus. Dès 1979, Tobie Nathan, s’est attelé à développer un dispositif clinique susceptible de débusquer et de lever de tels malentendus. Psychologue de formation, Nathan exerçait à l’époque la psychanalyste freudienne. Parallèlement, il était l’élève de Georges Devereux. Celui-ci affirmait, et c’est là son originalité, que la psychiatrie occidentale n’était pas la seule psychiatrie existante et fiable. Ses nombreux travaux militaient pour une égalité de statut accordée à toutes les matrices d’interprétation des dysfonctionnements psychiques. Devereux proposait en effet d’appeler « psychiatrie », tous ces savoirs non occidentaux portant sur les maladies psychiques. Il se refusait à les considérer comme des « sous-psychiatries » ou des ersatz de psychiatrie. Dans sa thèse d’ethnologie, Ethnopsychiatrie des indiens Mohaves[1] — population auprès de laquelle Devereux a séjourné en tant qu’ethnologue à plusieurs reprises —, il démontre que les théories et pratiques concernant le malheur et la maladie propres aux univers culturels non occidentaux sont raisonnables, cohérentes, logiques et efficaces. Le dispositif technique inventé par Nathan vise principalement à accueillir ces « ethnopsychiatries » sans les disqualifier, à les convoquer au sein d’un espace clinique au même titre que les conceptions savantes occidentales des désordres mentaux. Concrètement, cela signifie qu’une étiologie sorcière, par exemple, ou encore de possession par un esprit, seront envisagées avec le même sérieux qu’un diagnostic de dépression ou de psychose.

Pierre et ses tourments  
 

Pierre a quinze ans et demi. Originaire du Cameroun, il est le seul survivant de sa famille immédiate : il y a deux ans son père est mort assassiné par des inconnus. Quelques mois plus tard, sa mère est décédée de maladie. Pierre et ses deux frères cadets ont alors été confiés à leur tante. Mais voilà qu’un jour, en rentrant d’un match de foot, Pierre retrouve ses deux petits frères morts dans leurs lits. Sa tante, accusée d’avoir empoisonné les enfants prend la fuite. Terrorisé, Pierre ne sait plus vers qui se tourner. Il trouve refuge dans une église. Il sera ensuite approché par un homme blanc qui lui proposera de rejoindre l’Europe. Arrivé dans un pays d’Europe de l’est, Pierre découvrira qu’il est tombé aux mains d’un réseau pédophile. Il parvient à s’enfuir et décide de rejoindre la France, dont il parle couramment la langue. Confié à l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) par un juge des enfants, Pierre est accueilli par une famille d’accueil. Par moments, Pierre se demande si la vie vaut la peine d’être vécue. Désormais seul au monde, il se demande pourquoi tous ceux à qui il tenait sont morts les uns après les autres. Y serait-il pour quelque chose ? Tous ces morts autour de lui sont-ils le signe de sa nature à lui ? Celle, par exemple, d’un « vampire » comme on dit au Cameroun ? Autrement dit un de ces êtres à l’apparence humaine mais dotés d’un « double cœur » qui leur octroie le pouvoir de dévorer, dans le monde invisible, la vitalité des autres ? Ce doute profond sur sa propre nature constitue pour Pierre un véritable tourment et l’empêche de se stabiliser dans sa nouvelle vie. Bien évidemment, personne autour de lui ne peut comprendre…

Le Centre Georges Devereux  
 
En 1979, c’est à l’hôpital Avicenne, à Bobigny (Seine-Saint-Denis), dans le service du Professeur Serge Lebovici, que Tobie Nathan a installé la première consultation d’ethnopsychiatrie. En 1993, avec le soutien de la Présidence de l’Université Paris 8 et surtout de son UFR de Psychologie, dirigé à l’époque par Rodolphe Ghiglione, le Centre Georges Devereux (*) ouvrait ses portes sur le site du campus à Saint-Denis. Il s’agissait, à partir de la richesse des observations issues de la consultation de Bobigny, de construire un cadre plus propice à la recherche en créant, pour la première fois en France, un espace permettant de conjuguer dans un même lieu le soin, la formation des étudiants et la recherche de haut niveau en psychologie clinique. Après l’ouverture du Centre, de nouveaux dispositifs ont vu le jour, non plus principalement consacrés aux populations migrantes mais à d’autres populations ou thématiques, souvent dans le cadre de recherches doctorales[2]. Chemin faisant, les notions de « culture » ou « d’enveloppe culturelle » ne suffisaient plus pour rendre compte des données observées dans le cadre de ces nouvelles recherches. Deux principes méthodologiques parcourent pourtant l’ensemble des recherches de l’équipe. En effet, il s’agit d’une démarche qui, premièrement, s’efforce toujours de développer des dispositifs de prise en charge, psychologique notamment, qui s’adaptent aux personnes à qui ils s’adressent. Deuxièmement, elle cherche à créer les conditions d’une médiation entre le monde, au sens large, de ces personnes et celui de leur société d’accueil, par exemple, des institutions de soin.

Dès lors, Nathan (2001, 2007) propose de considérer l’ethnopsychiatrie comme « une pensée psychologique qui a délibérément pris le parti d’envisager les personnes — leur fonctionnement psychologique individuel, les modalités de leurs interactions — à partir de leurs attachements, — attachements multiples à des langues, des divinités, des ancêtres, des manières de faire. » La notion d’attachement est à entendre ici non pas au sens bowlbien du terme mais au sens d’attachement social, autrement dit, ce qui fait faire (Latour 2001), ce qui, au fond, « fabrique » de l’appartenance.


 
Alina « mineure isolée étrangère »  
 
Alina a quatorze ans. Elle est en France depuis bientôt deux ans. Placée dans un foyer de l’ASE, cette jeune adolescente roumaine inquiète les professionnels, par son agitation incessante, son immaturité, son incapacité à se concentrer plus de quelques minutes d’affilée… Que va-t-elle devenir ? Car Alina est une jeune fille en colère : elle n’a jamais rien pu décider pour elle-même. Placée très jeune dans un foyer en Roumanie, elle n’a connu que la vie en collectivité. Si elle rêvait d’avoir une famille, Alina avait néanmoins pris ses marques dans ce foyer, elle y avait ses copains, ses copines, son éducatrice préférée. Mais voilà qu’un beau jour, on lui annonce que sa mère est là et demande à la voir. « Mais je n’ai pas de mère ! » s’exclame la toute jeune fille, interloquée. « Pratiquement du jour au lendemain, j’ai quitté le foyer pour aller habiter avec cette femme, raconte Alina, et puis au bout de trois jours, elle m’a dit ‘tu vas partir rejoindre ta sœur en France’. Je ne savais même pas que j’avais une sœur ! » Aujourd’hui, la mère d’Alina est en Italie. Sa sœur s’est installée avec son petit ami. Et Alina est de nouveau placée en foyer, cette fois avec le statut administratif de « mineure isolée étrangère ». Elle n’a plus aucune nouvelle de qui que ce soit… Elle se demande si cette femme était bien sa mère, cette « sœur », sa véritable sœur, et si son ancien foyer, en Roumanie, existe toujours… Qui se soucie d’elle ? A qui, à quoi, appartient-elle ? Sa seule certitude est sa foi : tous les soirs, avant de se coucher, elle récite en roumain une prière personnelle qu’elle adresse à la Sainte-Vierge Marie…

 
Un projet de vie… enfin!  
Penser les personnes à partir de leurs attachements permet une analyse des situations fidèle à la complexité des réalités actuelles, particulièrement adaptée aux dispositifs d’aide publique, dans un monde globalisé, traversé par des flux migratoires intenses et difficilement contrôlables. Ainsi, en mai 2007, à la demande de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ) de Paris, le Centre Georges Devereux a ouvert, dans le centre de la capitale, un Service d’investigation et d’orientation éducative (IOE) pour les mineurs isolés étrangers. Utpal, Pierre et Alina ont été reçus dans ce cadre, sur ordonnance de magistrats des tribunaux pour enfants d’Ile de France. Le statut de mineur étranger isolé désigne des enfants et adolescents de moins de dix-huit ans, de nationalité étrangère, sans référent parental connu sur le territoire français. A ce titre, ces mineurs doivent pouvoir bénéficier de mesures de protection, dans le cadre des lois sur la protection de l’enfance en danger. C’est ainsi qu’un certain nombre d’entre eux est confié aux services de l’ASE ou de la PJJ. Les situations de ces mineurs sont extrêmement variables d’un enfant ou adolescent à l’autre, notamment en fonction de la réalité géopolitique du pays d’origine, des stratégies migratoires du groupe social concerné, des circonstances du départ et de l’arrivée en France, de l’existence ou non de liens familiaux… Toutefois, ces situations viennent toutes interroger les institutions impliquées dans l’accueil de ces enfants. Certaines, par exemple, peuvent craindre de se voir instrumentalisées par des réseaux d’immigration clandestine. Mais l’on observe aussi fréquemment un investissement très important des professionnels impliqués dans ces prises en charges, susceptible malheureusement d’évoluer parfois vers une désillusion réciproque, lorsque l’accompagnement achoppe sur des obstacles imprévus. L’exploration fine des attachements de chacun, dans le cadre d’une mesure d’IOE, constitue alors un outil précieux pour démêler les malentendus, comprendre la vision du monde de l’enfant ou de l’adolescent, identifier ses forces et ses fragilités, élucider les pressions qui pèsent sur lui ou elle, et l’aider, enfin, à construire un projet de vie qui tienne compte de toutes ces dimensions.
 

Notes
 

(*) Centre Georges Devereux, 98 Bd de Sébastopol 75003 Paris : www.ethnopsychiatrie.net
[1]. Publiée en 1961 aux Etats-Unis, sous le titre Mohave Ethnopsychiatry and Suicide : the psychiatric knowledge and the psychic disturbances of an Indian tribe (traduite en français en 1996). La terre ancestrale de Mohave se situe aux Etats-Unis, entre l’Arizona et la Californie.
[2]. Par exemple, sur la transmission du traumatisme chez les descendants de survivants de la Shoah (Zajde 1995, 2005) ; les victimes de torture (Sironi 1999) ; les victimes de phénomènes sectaires (Nathan & Swertvaegher 2003) ; les personnes en grande précarité sociale (Hermant 2004) ; les descendants de mariages interreligieux (Grandsard 2005), les pratiques funéraires des Français (Molinié 2006) ; etc.

Bibliographie  
 
Devereux G. (1961) Ethnopsychiatrie des indiens Mohave, Le Plessis-Robinson, Synthélabo-Les Empêcheurs de penser en rond.

Grandsard C. (2005) Juifs d’un côté : portraits de descendants de mariages en juifs et chrétiens, Paris, Le Seuil-Les Empêcheurs de penser en rond.

Hermant E. (2004) Clinique de l’infortune : la psychothérapie à l’épreuve de la détresse sociale, Paris, Le Seuil-Les Empêcheurs de penser en rond.

Latour B. (2001) « Factures/fractures : de la notion de réseau à celle d’attachement », Ethnopsy, 2, 43-66.

Molinié M. (2006) Soigner les morts pour guérir les vivants, Paris, Le Seuil-Les Empêcheurs de penser en rond.

Nathan T. (1986) La folie des autres, Paris, Dunod, 1986.

Nathan T. (1987) « Deux représentations oniriques du Moi-Peau » In Didier Anzieu, Les enveloppes psychiques, Paris, Dunod.

Nathan T. (1994) L’influence qui guérit, Paris, Odile Jacob, 1994.

Nathan T. (2001) Nous ne sommes pas seuls au monde, Paris, Le Seuil-Les Empêcheurs de penser en rond.

Nathan T. (2007) A qui j’appartiens ? Ecrits sur la psychothérapie, sur la guerre et sur la paix, Paris, Le Seuil-Les Empêcheurs de penser en rond.

Nathant T. et Swertvaegher J.-L. (2003) Sortir d’une secte, Paris, Le Seuil-Les Empêcheurs de penser en rond.

Sironi F. (1999) Bourreaux et victimes : psychopathologie de la torture, Parie, Odile Jacob.

Zajde N. (1995) Enfants de survivants, Paris, Odile Jacob.

Zajde N. (2005) Guérir de la Shoah, Paris, Odile Jacob.
 
 
Droits de diffusion et de reproduction réservés © 2009 — Centre Georges Devereux