Les méthodes de travail de Tobie Nathan suscitent la controverse: pour soigner les immigrants, le choix n'est-il qu'entre universel et particularismes culturels?

Du bon usage de l'ethnopsychiatrie

par Bruno Latour et Isabelle Stengers[1]

 

 

TRIBUNE dans Libération du 21/01/1997

 


 
Que fait donc Tobie Nathan pour susciter tant de haine [2]? Il prend des risques en ouvrant trois chantiers qui sont, à notre avis, décisifs pour l'avenir. Au lieu d'en faire des mots d'ordre qui opposeraient les bons et les méchants, il les transforme en trois grands problèmes: comment concevoir l'intégration des migrants en Occident? Comment trouver la bonne manière de soigner, sans rendre archaïques toutes les autres méthodes? Enfin, comment, sans recourir à de grandes ruptures, concevoir ce que nous appelons modernité? On peut trouver Nathan discutable, irritant, et même insupportable (cela nous arrive souvent à nous aussi"), mais on ne doit pas refermer les chantiers qu'il a ouverts comme si la réponse aux questions qu'il soulève était connue de toute éternité. Ayant suivi son travail depuis plusieurs années, sans être nous-mêmes spécialistes d'ethnopsychiatrie, nous voudrions indiquer, sans le couvrir aussitôt d'anathèmes, quelques pistes afin de profiter des événements dont il est peut-être le messager.
La question de l'intégration des migrants n'est pas close. En France, du moins, on oppose souvent les définitions ethniques ou communautaristes aux définitions républicaines et citoyennes. D'un côté, il y aurait l'appartenance locale, archaïque, culturaliste, et, de l'autre côté, l'universalisme des valeurs de la République. C'est oublier que le «localisme» existe en deux versions, l'une d'extrême droite, celle du Front national, qui prétend savoir de quoi se compose le «noyau dur» de la France profonde; l'autre, d'une certaine gauche qui vanterait les mérites exotiques de l'ethnie enracinée dans son passé et résistant au colonialisme.

 
 

Bruno Latour
 
 

L'«universalisme», quant à lui, existe également en deux versions. Il définit soit la France et son histoire, soit le marché mondial et ses lois, deux choses toutes différentes et même peut-être opposées. En opposant «localistes» et «universalistes», on oublie que la France entière elle aussi est soumise à l'impératif absolu d'avoir à «s'intégrer». Au moment même où d'autres cultures continuent leur migration chez elle, on lui annonce que sa culture à elle va devoir non pas entrer en migration, mais bien plutôt en errance, selon les conditions erratiques et, paraît-il, incontournables du marché mondial. D'où l'obligation de changer nos façons d'intégrer. Or le travail de Tobie Nathan propose une autre division, à notre avis beaucoup plus pertinente. Il y a ceux qui pensent que l'intégration n'est plus un travail, au sens d'une fabrication et d'une invention douloureuses. Ceux là s'imaginent que l'on sait maintenant sans plus avoir à en débattre ce qui appartient à l'archaïsme, à la nostalgie, à l'ethnie et ce qui appartient à l'universalité ou au marché mondial. Le foulard islamique, par exemple, serait clairement d'un bord, et le foulard Hermès de l'autre. Les droits acquis seraient clairement d'un côté, et la monnaie unique de l'autre. Dans ce camp se rejoignent aussi bien les républicains butés, les modernisateurs acharnés, que la droite extrême arc-boutée sur la culture archaïque de ses boutiquiers celtes. Et puis il y a ceux qui ne croient pas que la machine à intégrer soit pour toujours suspendue, qui ne croient pas que nous puissions savoir définitivement ce qui est local et ce qui est universel. Pour ceux-là, nous avons peut-être à apprendre des migrants au lieu d'exiger leur capitulation. Les migrants ont peut-être à apprendre de nous au lieu d'exiger le maintien intégral de leurs moeurs. Mais ce qu'il faut garder et ce qu'il faut perdre sont encore inconnus de tous, localistes comme universalistes. L'universalisation peut s'effectuer progressivement, à condition que la négociation commence.


Nathan n'est pas culturaliste, malgré ce dont on l'accuse. S'il lui arrive de poser comme un principe l'idée d'un «noyau culturel» stable, c'est qu'il en a besoin pour créer artificiellement des affiliations fortes. Celles-ci sont indispensables afin de pouvoir commencer le triage et remettre sérieusement en marche la machine à moudre de l'intégration. Comment intégrer ceux que l'on a au préalable destitués de toute prétention à refaire le monde où ils doivent s'intégrer? Mais, surtout, comment nous intégrer nous-mêmes à ce que l'on présente comme un marché mondial, si l'on nous a destitués d'avance de toute capacité à négocier ce que nous y échangeons?

 
 

Isabelle Stengers
 
 

Parmi les exigences posées par les migrants saisis dans le dispositif de cure de Tobie Nathan se trouve la question clef du psychisme. Les psychologues et les psychanalystes font là aussi comme s'ils avaient définitivement découvert de quoi se compose le fond de la personnalité humaine universelle: un individu né de son père et de sa mère la tête remplie de symboles et qui a besoin de redécouvrir, grâce à l'aide individuelle d'un spécialiste, la vérité amère c'est-à-dire le vide d'où il est né. Toutes les autres formes de production de matériel psychique sont prises pour des variantes archaïques dont les migrants auraient le droit constitutionnel d'être débarrassés dès lors qu'ils posent le pied sur le sol français et qu'ils entrent dans le régime général de la Sécurité sociale. Or le travail de Tobie Nathan prouve que l'on peut produire d'autres dispositifs, exactement aussi ingénieux, artificiels, féconds que la psychanalyse ou la psychologie, mais qui vont produire un matériel psychique tout différent: des groupes d'appartenance liés à des divinités passant par des objets rituels et traités sur une scène publique par des spécialistes qui ne cherchent pas forcément la vérité. Ces dispositifs ne veulent pas dire que l'on revient au village de brousse ni à la cure d'antan, mais que l'on peut produire, en banlieue, d'autres façons de relier des âmes, des esprits et des groupes.


Ces autres façons ne peuvent être éliminées comme de simples «résistances à la psychanalyse». Au contraire, grâce au centre Devereux et à quelques autres en Belgique et en France, nous disposons d'une base comparative plus large pour comprendre l'efficacité relative et l'invention propre des formes innombrables de psychothérapie. Nous pouvons comparer maintenant les risques pris par un thérapeute isolé avec son patient individuel et ceux pris par celui qui soigne en public en invoquant des divinités. Cette comparaison n'est pas une menace pour la psychanalyse, mais elle constitue la chance qu'elle pourrait saisir pour se renouveler.


Pas plus que la République n'a achevé son histoire et sa lente digestion des différences, la psychologie, la psychanalyse et la psychiatrie ne peuvent prétendre avoir fini leurs cours et décidé définitivement de ce qui soigne et de ce qui tue. Comparons les dispositifs pratiques au lieu d'opposer une science universelle du psychisme au charlatanisme et à la sorcellerie.


C'est justement sur la théorie de la science, comme toujours, que tourne cette affaire d'intégration, de négociation et d'invention de dispositifs. Les critiques font comme si Tobie Nathan prônait quelque irrationalisme en revenant sur la découverte freudienne, sur cette «révolution scientifique», «cette coupure épistémologique radicale» qui aurait disqualifié pour toujours les anciennes formes de psychisme. De cette grande révolution, malheureusement, nous n'avons jamais la preuve sinon cette affirmation elle-même, inlassablement réitérée, qu'il y a bien eu coupure radicale entre la science et le charlatanisme.


Or la théorie de la science a fait quelque progrès, et il faut dorénavant pour définir ce qui est scientifique et ce qui ne l'est pas se donner un peu plus de mal que répéter le geste rituel du fondateur coupant avec son passé. Il faudrait, par exemple, interroger les dispositifs artificiels qui donnent aux laboratoires cette fécondité que la psychologie souhaite tellement émuler. Il nous semble que, là aussi, le travail de Tobie Nathan innove, parce qu'il ne cherche aucunement à revenir à un passé archaïque, mais à produire artificiellement, artificieusement, des conditions nouvelles pour l'émergence d'autres formes de psychisme et d'affiliation. Au lieu de faire comme s'il existait naturellement et universellement un psychisme humain que l'on pourrait découvrir sans le fabriquer, le «laboratoire» du centre Devereux introduit à la fabrication non seulement des humains mais aussi de ce que les psychanalystes et certains philosophes désignent sous le noble terme de «sujet». Il n'est pas sûr du tout que ce ne soit pas là l'un des moyens d'être un peu scientifique et de réinterroger cette pratique centenaire de la psychanalyse.


En tout cas, c'est sûrement le moyen de comprendre cette Fabrique de l'homme occidental, pour reprendre le titre du beau film de Gérard Caillat et de Pierre Legendre diffusé sur Arte. Ce ne sont pas seulement les migrants que traite le centre Devereux, c'est nous, cette France bien malade, beaucoup moins menacée par «la montée de l'irrationnel» que par l'absence d'un mécanisme de triage pour apprendre des autres, de tous les autres, de ceux venus «d'en bas» comme de ceux venus «d'en haut». Rejeter Tobie Nathan dans les ténèbres de l'archaïsme, c'est perdre la chance de profiter des migrants pour redéfinir la République avant qu'elle «perde son âme» dans la lente dés-intégration vers une Europe elle-même définie par les conditions dures mais nécessaires de cet universel que nul, paraît-il, n'aurait besoin de penser: le marché mondial.

 

 
 
Notes

[1]. Bruno Latour et Isabelle Stengers sont philosophes. Derniers ouvrages parus: Bruno Latour, «Petite Réflexion sur le culte des dieux fétiches», éd. les Empêcheurs de penser en rond, 1996; Isabelle Stengers, «Cosmopolitiques», la Découverte, 1996.

[2]. Une interview de Tobie Nathan dans le Monde (22/10/1996) a suscité, entre autres, des réponses de Féthi Benslama («L'illusion ethnopsychiatrique», le Monde, 4/12/1996) et de Maurice Dorès («Le psy, le chaman et le charlatan», Libération, 4/12/1996).